L. 973.  >
À André Falconet,
le 18 décembre 1669

Monsieur, [a][1]

Les lettres de Leyde [2] et d’Amsterdam [3] portent qu’il y a une étrange mortalité en ce pays-là par la fièvre continue [4] maligne, [1] qui est d’autant plus dangereuse, qu’ils n’ont pas assez d’esprit pour s’y servir de la saignée [5] qui les préserverait. On parle aussi de quelques banqueroutes [6] de Londres et d’Amsterdam, dont quelque portion pénétrera jusqu’ici à cause du rapport qui est entre les marchands d’Angleterre et de Hollande avec ceux de Paris. Les banqueroutes sont contagieuses comme la peste, le mal s’en communique aisément. Nos cardinaux [2][7][8] sont partis d’ici pour se rendre à Lyon et delà, s’en aller à Rome pour y être assez tôt à l’élection du nouveau pape qui doit succéder à Clément ix [9] en cas qu’il soit véritablement mort, dont on ne parle point encore assurément. M. le duc de Chaulnes [10] est parti aussi.

L’affaire de M. Cressé [11] est à la Tournelle [12] où, en attendant qu’elle soit jugée, on en parle fort à Paris, et même fort désavantageusement aux dépens du médecin, et même de la médecine. Vous savez que les actions et les fautes sont personnelles et néanmoins, plusieurs des nôtres sont d’avis qu’on le chasse de la Compagnie, et qu’on le prive des honneurs et des émoluments. Ceux qui ne le plaignent point disent que c’est bien employé, [3] qu’il est trop glorieux, comme fils de barbier. Son père [13] a été un fort habile chirurgien et ce fils est savant, mais en vérité, il a trop de présomption, unde sibi bellus videtur, inde mali labes, inde iræ et lacrymæ[4][14] Le député du Grand Turc [15][16] s’en retourne malcontent. [5][17] Des deux faux témoins que le marquis de Courboyer [18] avait gagnés, l’un [19] est mort en Grève [20] et l’autre en est échappé. [21] Il a eu sa grâce d’autant que, par son aide, son moyen et sa révélation, toute la calomnie a été découverte. Ille crucem pretium sceleris tulit, hic diadema, nempe vitam et libertatem[6][22] qui sont deux choses de prix inestimable. Je vous baise les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 18e de décembre 1669.


a.

Bulderen, no dvi (tome iii, pages 350‑352) ; Reveillé-Parise, no dccxcviii (tome iii, pages 726‑727).

1.

« Mortalité » est à prendre ici au sens d’épidémie. Le chevalier de Jaucourt (L’Encyclopédie) a défini celle dont il était ici question :

« Ainsi, lorsque selon le langage ordinaire, nous nous servons de l’expression de fièvre maligne, nous entendons une fièvre qui n’est pas salutaire, parce qu’elle ne peut pas vaincre la cause de la maladie. {a} Alors, cette cause et ses effets sont fort redoutables, surtout dans les fièvres continues, épidémiques, où l’art ne peut suppléer à la nature pour expulser une cause pernicieuse qui n’a pas d’affinité avec les excrétoires. C’est pourquoi on peut regarder dans ce cas une maladie comme maligne, par la seule raison que la nature ne peut pas se délivrer de cette cause par la fièvre, ou par des éruptions extérieures, avant qu’elle fasse périr le malade. […] Les fièvres épidémiques érésipélateuses, malignes, pétéchiales, pourprées, qui produisent la corruption des humeurs, en changeant la nature des esprits et en opprimant le cerveau, causent assez communément des affections comateuses accompagnées de péril. Leur méthode curative demande souvent la saignée, les lavements réfrigérants ou purgatifs, les vésicatoires {b} appliqués à la nuque du cou, les antiphlogistiques {c} internes légèrement astringents, etc. »


  1. De nos jours, on persiste à penser, avec de solides arguments, que la fièvre (au sens d’élévation de la température corporelle) est une réaction naturelle de défense (inflammation), qui peut notamment ralentir la multiplication des microbes responsables d’une infection. Il n’est donc pas toujours souhaitable de la diminuer avec des médicaments antipyrétiques.

  2. V. note [39], lettre 246.

  3. Remèdes qui atténuent l’inflammation.

2.

Les cardinaux de Retz et de Bouillon, v. note [17], lettre 972.

3.

« On dit proverbialement, c’est bien employé, en parlant de celui à qui il est arrivé par sa faute ou par son imprudence quelque malheur ou châtiment qu’il méritait » (Furetière) : « c’est bien fait pour lui ».

4.

« ce qui fait qu’il se croit aimable, de là de malheureux effondrements, “ de là colères et larmes ” [Juvénal, v. note [32], lettre 197]. ».

5.

Soliman Aga (v. note [2], lettre 949) avait été reçu par le roi à Saint-Germain le 5 décembre et lui avait remis une lettre de la part du Grand Turc, proposant de résoudre les différends entre les deux pays pour rétablir de saines relations diplomatiques, sérieusement mises à mal de part et d’autre : mésaventures des ambassadeurs de France en Turquie, attaques incessantes des Turcs contre les entreprises commerciales françaises, débarquement de Gigeri, siège et prise de Candie, etc. Dans ses Mémoires (Paris, 1734, tome iv, pages 216‑219), le chevalier d’Arvieux a transcrit ce Mémoire présenté au roi sur les affaires de Constantinople et sur le commerce :

« Voilà bien des raisons, Sire, dont il y a réciproquement à se plaindre ; on a fait la guerre en Europe pour de moindres sujets, et je ne crois pas qu’on puisse dire que nous ayons véritablement la paix avec le Grand Seigneur si on ne renouvelle pas cette alliance sur le même pied que s’il n’y avait jamais eu rien entre Votre Majesté et lui. Je ne crois pas, Sire, que cela se puisse faire aisément, ni que nous voyions un succès favorable à la négociation de cette affaire si on ne leur donne le temps de désirer un ambassadeur, de demander la cause pourquoi il n’y en a point < sic pour plus > à la Porte de la part de Votre Majesté et d’offrir telle satisfaction qu’elle jugera à propos de demander, pour le bien de ses sujets. Les Turcs sont fièrement prévenus du besoin qu’on a de leur pays, quoique les Français puissent se passer de ce commerce, ayant, grâce à Dieu, dans votre royaume tout ce qui est nécessaire à leur entretien. Ils sont imbus de cette vanité que la Porte est l’asile et le recours de tous les princes de la terre : Votre Majesté l’aura vu dans la lettre du Grand Seigneur. Leur superstition les porte à croire que toutes les nations chrétiennes doivent leur être soumises ; cela leur est confirmé par les offrandes qu’on va leur faire pour avoir leur amitié ; et ils ne feignent pas de nous dire, lorsque nous nous plaignons de leurs injustices, que si nous quittions leur pays lorsqu’ils nous auraient crevé un œil, nous y retournerions le lendemain afin qu’ils nous arrachent l’autre.

[…] Il est constant que le Grand Seigneur aurait déjà rompu avec nous sur les griefs dont j’ai déjà parlé s’il avait pu se passer de notre commerce. Celui des Vénitiens, des Anglais, des Hollandais et des Génois fournit son Empire de tout ce qu’ils peuvent désirer et qui n’est point dans les États du Grand Seigneur, comme sont les draps d’or et de laine, le papier, le plomb, l’étain et les épiceries ; {a} mais pas un ne leur porte de l’argent comptant que les Français, parce qu’il est plus propre à leur trafic. Si ce transport cessait, le Grand Seigneur n’aurait pas pour payer ses troupes, les caravanes de Perse n’apporteraient plus leurs soies parce que les plus belles ne se vendent que pour de l’argent. Le mal que l’interdiction de ce trafic causerait mettrait tout en désordre parmi la milice et parmi ses sujets, qui ne subsistent que de cela ; et la crainte de quelque mauvaise suite fera toujours que le Grand Seigneur ne se déclarera contre Votre Majesté qu’à la dernière extrémité, et le plus tard qu’il pourra ; sachant d’ailleurs, par le secours qu’elle donne contre lui, que c’est le seul potentat du monde qu’il a le plus à craindre, tant sur mer que sur terre, à cause du voisinage, et par les progrès que ses armes victorieuses font tous les jours dans les États de ses ennemis. »


  1. V. note [15], lettre 544.

Soliman Aga ne quitta la France qu’en août 1670 ; il navigua en compagnie du nouvel ambassadeur de France, Charles-François Olier, marquis de Nointel (v. note [3], lettre 910), pour arriver à Constantinople le 22 octobre. Les longues négociations n’avaient pas abouti : la France agréait de nouveau un ambassadeur auprès de la Porte, mais sans la réciproque ; c’était simplement revenir à la situation antérieure. On choisit d’en rire à la cour (ibid. pages 252‑253) :

« Le roi ayant voulu faire un voyage à Chambord pour y prendre le divertissement de la chasse, voulut donner à sa cour celui d’un ballet ; et comme l’idée des Turcs qu’on venait de voir à Paris était encore toute récente, il crut qu’il serait bon de les faire paraître sur la scène. Sa Majesté m’ordonna de me joindre à MM. Molière et de Lulli pour composer une pièce de théâtre où l’on pût faire entrer quelque chose des habillements et des manières des Turcs. Je me rendis pour cet effet au village d’Auteuil, où M. Molière avait une maison fort jolie. Ce fut là que que nous travaillâmes à cette pièce de théâtre que l’on voit dans œuvres de Molière sous le titre de Bourgeois gentilhomme, qui se fit Turc pour épouse rla fille du Grand Seigneur. je fus chargé de tout ce qui regardait les habillements et les manières des Turcs. »

La pièce fut jouée pour la première fois à Chambord, devant le roi, le 14 octobre 1670 ; Covielle à M. Jourdain (acte iv, scène iii) :

« Enfin, pour achever mon ambassade, il [le fils du Grand Turc] vient vous demander votre fille en mariage ; et pour avoir un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire Mamamouchi, qui est une certaine grande dignité de son pays. »

6.

« “ Pour prix de leur crime, on en a crucifié un et couronné un autre ” [Juvénal, v. note [13], lettre 198], en l’occurrence de la vie et de la liberté ». V. note [2], lettre 972, pour les détails de l’affaire Courboyer : calomnie et duperie de d’Aunoy ; décapitation de Courboyer ; exécution de Moizière et amnistie de Lamières, les deux faux témoins.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 18 décembre 1669

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(Consulté le 25/04/2024)

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