Les lettres de Leyde [2] et d’Amsterdam [3] portent qu’il y a une étrange mortalité en ce pays-là par la fièvre continue [4] maligne, [1] qui est d’autant plus dangereuse, qu’ils n’ont pas assez d’esprit pour s’y servir de la saignée [5] qui les préserverait. On parle aussi de quelques banqueroutes [6] de Londres et d’Amsterdam, dont quelque portion pénétrera jusqu’ici à cause du rapport qui est entre les marchands d’Angleterre et de Hollande avec ceux de Paris. Les banqueroutes sont contagieuses comme la peste, le mal s’en communique aisément. Nos cardinaux [2][7][8] sont partis d’ici pour se rendre à Lyon et delà, s’en aller à Rome pour y être assez tôt à l’élection du nouveau pape qui doit succéder à Clément ix [9] en cas qu’il soit véritablement mort, dont on ne parle point encore assurément. M. le duc de Chaulnes [10] est parti aussi.
L’affaire de M. Cressé [11] est à la Tournelle [12] où, en attendant qu’elle soit jugée, on en parle fort à Paris, et même fort désavantageusement aux dépens du médecin, et même de la médecine. Vous savez que les actions et les fautes sont personnelles et néanmoins, plusieurs des nôtres sont d’avis qu’on le chasse de la Compagnie, et qu’on le prive des honneurs et des émoluments. Ceux qui ne le plaignent point disent que c’est bien employé, [3] qu’il est trop glorieux, comme fils de barbier. Son père [13] a été un fort habile chirurgien et ce fils est savant, mais en vérité, il a trop de présomption, unde sibi bellus videtur, inde mali labes, inde iræ et lacrymæ. [4][14] Le député du Grand Turc [15][16] s’en retourne malcontent. [5][17] Des deux faux témoins que le marquis de Courboyer [18] avait gagnés, l’un [19] est mort en Grève [20] et l’autre en est échappé. [21] Il a eu sa grâce d’autant que, par son aide, son moyen et sa révélation, toute la calomnie a été découverte. Ille crucem pretium sceleris tulit, hic diadema, nempe vitam et libertatem, [6][22] qui sont deux choses de prix inestimable. Je vous baise les mains et suis de toute mon âme votre, etc.
De Paris, ce 18e de décembre 1669.
1. |
« Mortalité » est à prendre ici au sens d’épidémie. Le chevalier de Jaucourt (L’Encyclopédie) a défini celle dont il était ici question : « Ainsi, lorsque selon le langage ordinaire, nous nous servons de l’expression de fièvre maligne, nous entendons une fièvre qui n’est pas salutaire, parce qu’elle ne peut pas vaincre la cause de la maladie. {a} Alors, cette cause et ses effets sont fort redoutables, surtout dans les fièvres continues, épidémiques, où l’art ne peut suppléer à la nature pour expulser une cause pernicieuse qui n’a pas d’affinité avec les excrétoires. C’est pourquoi on peut regarder dans ce cas une maladie comme maligne, par la seule raison que la nature ne peut pas se délivrer de cette cause par la fièvre, ou par des éruptions extérieures, avant qu’elle fasse périr le malade. […] Les fièvres épidémiques érésipélateuses, malignes, pétéchiales, pourprées, qui produisent la corruption des humeurs, en changeant la nature des esprits et en opprimant le cerveau, causent assez communément des affections comateuses accompagnées de péril. Leur méthode curative demande souvent la saignée, les lavements réfrigérants ou purgatifs, les vésicatoires {b} appliqués à la nuque du cou, les antiphlogistiques {c} internes légèrement astringents, etc. » |
2. |
Les cardinaux de Retz et de Bouillon, v. note [17], lettre 972. |
3. |
« On dit proverbialement, c’est bien employé, en parlant de celui à qui il est arrivé par sa faute ou par son imprudence quelque malheur ou châtiment qu’il méritait » (Furetière) : « c’est bien fait pour lui ». |
4. |
« ce qui fait qu’il se croit aimable, de là de malheureux effondrements, “ de là colères et larmes ” [Juvénal, v. note [32], lettre 197]. ». |
5. |
Soliman Aga (v. note [2], lettre 949) avait été reçu par le roi à Saint-Germain le 5 décembre et lui avait remis une lettre de la part du Grand Turc, proposant de résoudre les différends entre les deux pays pour rétablir de saines relations diplomatiques, sérieusement mises à mal de part et d’autre : mésaventures des ambassadeurs de France en Turquie, attaques incessantes des Turcs contre les entreprises commerciales françaises, débarquement de Gigeri, siège et prise de Candie, etc. Dans ses Mémoires (Paris, 1734, tome iv, pages 216‑219), le chevalier d’Arvieux a transcrit ce Mémoire présenté au roi sur les affaires de Constantinople et sur le commerce :
Soliman Aga ne quitta la France qu’en août 1670 ; il navigua en compagnie du nouvel ambassadeur de France, Charles-François Olier, marquis de Nointel (v. note [3], lettre 910), pour arriver à Constantinople le 22 octobre. Les longues négociations n’avaient pas abouti : la France agréait de nouveau un ambassadeur auprès de la Porte, mais sans la réciproque ; c’était simplement revenir à la situation antérieure. On choisit d’en rire à la cour (ibid. pages 252‑253) :
La pièce fut jouée pour la première fois à Chambord, devant le roi, le 14 octobre 1670 ; Covielle à M. Jourdain (acte iv, scène iii) :
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6. |
« “ Pour prix de leur crime, on en a crucifié un et couronné un autre ” [Juvénal, v. note [13], lettre 198], en l’occurrence de la vie et de la liberté ». V. note [2], lettre 972, pour les détails de l’affaire Courboyer : calomnie et duperie de d’Aunoy ; décapitation de Courboyer ; exécution de Moizière et amnistie de Lamières, les deux faux témoins. |
a. |
Bulderen, no dvi (tome iii, pages 350‑352) ; Reveillé-Parise, no dccxcviii (tome iii, pages 726‑727). |