L. 975.  >
À André Falconet,
le 14 janvier 1670

Monsieur, [a][1]

Il y a ici un certain jésuite natif de Bourges [2] en Berry, fils du doyen des conseillers de ce présidial[3] nommé Bourdaloue, [4] qui prêche aux Jésuites de la rue Saint-Antoine [5] avec tant d’éloquence et une si grande affluence de peuple que leur église est plus que pleine. [1] Son père était parti de Bourges pour le venir entendre prêcher à Paris, mais il est mort en chemin. Ces bons pères de la Société [6] le prêchent à Paris comme un ange descendu du ciel. Scaliger le père, [7] en ses Exercitations contre Cardan[2] a dit que ces prêcheurs ont un grand avantage de ce qu’avec leur esprit échauffé et leur babil prétendu évangélique, ils mènent le monde où ils veulent, si grand est l’amour qu’on a pour la vie éternelle. Nous perdîmes il y a deux jours un de nos collègues nommé Antoine de Sarte, [8] qui buvait son vin tout pur quoiqu’il fût atrabilaire [9] et assez infirme. En voilà six des nôtres qui ont passé la barque de Charon [10] depuis un an. [3] Notre doyen [11] vient de me dire que M. Seguin, [12] médecin de feu la reine mère, l’a averti qu’il nous quittait et se retirait de notre Compagnie, et voilà le septième de notre catalogue [13] depuis un an ; c’est qu’il va prier Dieu et compter ses écus qu’il aime tant. [4]

Je vis dernièrement M. Delorme, [14] qui était un peu indisposé, mais avec la même vigueur d’esprit qu’en parfaite santé. Tout âgé qu’il est, on dit qu’il veut se remarier, et quelqu’un pousse à lui mettre cette folie dans la tête pour l’amener au triumvirat, qui sera un dangereux joug pour lui, et peut-être fatal. Je souhaite que ce soit pour le salut de son âme et pour la chaleur de ses pieds. Vous souvenez-vous des quatre vers que fit Étienne Pasquier [15] sur les trois mariages de Théodore de Bèze [16] ministre à Genève, [17] qui y mourut l’an 1605 ?

Uxores ego tres vario sum tempore nactus,
Cum iuvenis, tum vir factus, et inde senex.
Propter opus prima est validis mihi iuncta sub annis,
Altera propter opes, tertia propter opem
[5]

On dit que M. de Vivonne [18] a par commission charge de vice-amiral [19] de France pour 20 ans, mais il y en a encore qui veulent que M. de Beaufort [20] n’est point mort et qu’il est seulement prisonnier dans une île de Turquie. Le croie qui voudra, pour moi je le tiens mort et ne le voudrais point l’être aussi certainement que lui, [6] quoique je ne voulusse pas dire comme cet Ancien, Je ne voudrais pas mourir, mais je ne me soucierais point d’être mort. Un autre dit que c’est quelque chose que d’être mort et que la mort ne finit pas tout. Et en tout cela, je suis de l’avis de notre curé. Vive, vale et me ama[7]

De Paris, ce 14e de janvier 1670.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no clxxvi (pages 474‑477) ; Bulderen, no dviii (tome iii, pages 354‑356) ; Reveillé-Parise, no dccc (tome iii, pages 729‑730).

1.

Louis Bourdaloue, jésuite, (Bourges 1632-Paris 1704) « roi des prédicateurs et prédicateur des rois », était entré à 16 ans dans la Compagnie de Jésus, qui le lança dans la carrière de la prédication. Appelé à Paris en 1669, il s’y fit aussitôt remarquer par ses talents oratoires. L’année suivante, il fut appelé à la cour, plut au roi et ne cessa plus dès lors de briller en chaire.

Mme de Sévigné a salué ce fulgurant succès (lettre 118 à M. de Grignan, datée de Paris, le 3 décembre 1670, tome i, page 137) :

« Au reste, le P. Bourdaloue prêche divinement bien aux Tuileries. Nous nous trompions dans la pensée qu’il ne jouerait bien que dans son tripot ; {a} il passe infiniment tout ce que nous avons ouï »


  1. Aux Jésuites de Saint-Antoine (v. note [7], lettre 55), l’église du Marais, où Bourdaloue prêchait d’habitude ; le terrain ordinaire de ses exploits, un tripot étant un lieu pour jouer à la courte paume.

La célébrité de Bourdaloue fut telle qu’il a laissé son nom à une « étoffe modeste dont les femmes s’habillèrent pendant quelque temps après les sermons du P. Bourdaloue contre le luxe » (La Curne), à une « tresse ou cordon de chapeau avec une boucle, parce qu’on remarque que le P. Bourdaloue en portait » (Trévoux), à un « gâteau aux amandes et aux poires » (Robert) et à « une sorte de pot de chambre oblong » (Académie) que les dames emportaient à l’église pour se soulager discrètement pendant les interminables sermons du P. Bourdaloue.

2.

V. note [5], lettre 9, pour le Iulii Cæsaris Scaligeri exotericarum exercitationum liber quintus decimus de Subtilitate, ad Hieronymum Cardanum [Quinzième livre des essais publics de Jules-César Scaliger sur la Subtilité, contre Jérôme Cardan] (Paris, 1557), où je ne suis pas parvenu à dénicher ce propos.

3.

Charon (Fr. Noël) :

« divinité des enfers, fils d’Érèbe {a} et de la Nuit. Sa fonction était de passer au delà du Styx et de l’Achéron {b} les ombres des morts dans une barque étroite, chétive, et de couleur funèbre. Vieux et avare, il n’y recevait que les ombres de ceux qui avaient eu la sépulture et qui lui payaient une obole pour leur passage. Aussi les païens mettaient-ils dans la bouche du mort une pièce d’or ou d’argent pour le payer. Les ombres de ceux qui avaient été privés des honneurs de la sépulture erraient cent ans sur les bords du Styx. »


  1. V. notule {a}, note [7], lettre de Reiner von Neuhaus, datée du 1er juin 1673.

  2. Fleuves infernaux (v. note [28], lettre 334).

4.

Antoine de Sarte (ou Sartes) avait été l’un des cinq licentiandes de juillet 1652 (v. note [36], lettre 292), puis été reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en février 1653. « Remarquable pour ses excellentes mœurs et pour sa doctrine exceptionnelle », il était mort le 31 décembre 1669 vers deux heures du matin et avait été enterré le lendemain en l’église Saint-Séverin (Comment. F.M.P., tome xv, page 393).

L’entrée suivante de l’Obitus Doctorum (v. note [5], lettre 967) établi par le doyen Jean Garbe concerne Claude Seguin :

Die 16 Januarij 1670 Magister Claudius Seguin Reginæ Matris ultimo defunctæ primus Medicus debebat secundum doctorum catalogum actui quodlibetariæ præesse, sed quia sacerdos ab anno factus fuerat, abdicans se totum a rebus secularibus ut serius ad spiritualia animum totum secundum Christum intenderet, præsidere illo die recusavit, qua ratione secundum statutum e catalogo doctorum regentium expunctus debet revelli.

[Le 16 janvier 1670, Maître Claude Seguin, {a} premier médecin de la reine mère dernière défunte, {b} devait, selon son rang sur le tableau des docteurs, présider un acte quodlibétaire ; mais il a renoncé à présider ce jour-là parce qu’il s’est fait prêtre depuis un an et entièrement retiré des affaires séculières pour ne tourner son âme que vers les affaires spirituelles suivant le Christ. En conséquence et en vertu des statuts, il doit être rayé du catalogue des docteurs régents].


  1. Mort en 1681, v. note [12], lettre 5.

  2. Anne d’Autriche.

5.

« En divers temps, je me suis trouvé trois épouses : comme jeune homme, comme homme mûr, et comme vieillard. La première s’est unie à moi pour le besoin de mes fougueuses années, la seconde pour mes richesses, la troisième pour mon secours » (v. note [6], lettre 906).

Cette dernière mention de Charles Delorme (mort en 1678) dans les Lettres donne occasion de citer un extrait de ce que Bayle a écrit sur lui et incidemment, sur les mariages des vieilles gens :

« Il pratiqua dans Paris avec beaucoup de succès et il fit d’ailleurs beaucoup d’honneur à son art par sa longue vie. Chargé d’années, il se sentait encore assez de vigueur pour vouloir se remarier : nous voyons cela dans les lettres de Guy Patin. J’ai ouï dire qu’il se remaria effectivement et qu’il choisit une fille très jeune et fort jolie, et qu’on crut que cela ne servirait qu’à hâter sa mort ; mais au contraire, cela ne servit qu’à faire mourir la jeune femme. Elle gagna une phtisie auprès de ce bon vieillard et n’en put jamais guérir. »

Ibid. note E :

« Si elle s’était résolue par l’espérance d’un gros douaire à n’avoir que la condition de sunamite, {a} elle eut bien sujet de s’affliger en voyant les mauvais effets de cette fonction, et combien était contagieux pour une jeune personne le lit d’un vieillard. Plusieurs médecins soutiennent qu’il est utile à un homme décrépit de coucher avec un enfant bien gras et bien potelé ; mais qu’il est dangereux à celui-ci d’avoir un tel voisinage. Néanmoins, on voit arriver assez rarement ce qui arriva à la femme de notre Delorme ; et ainsi, l’espérance qu’elle eût pu avoir d’être bientôt une jeune veuve, fraîche et gaillarde, et bien dotée, n’eût pas été téméraire. Quant à lui, s’il ne payait pas son tribut à la vieillesse par l’affaiblissement de sa mémoire et de sa science, il le payait par une autre chose, c’est-à-dire par la folie de vouloir se remarier. Tant il est vrai que la vieillesse est un péage qui n’admet point d’exemptions pures et simples ! Il y aurait bien des raisons à rapporter de part et d’autre sur la question si les mariages tels que celui de M. Delorme sont plus mal assortis que ceux qui ressemblent à celui de Publicius et de Septicie, deux personnes fort âgées. Valère Maxime nous apprend qu’Auguste cassa le testament de Septicie, par lequel elle avait laissé tout son bien à son mari, au préjudice des enfants qu’elle avait d’un autre lit. Cet auteur élève jusques aux nues la justice de cet arrêt. […] On devrait peut-être parmi les chrétiens casser plus souvent que l’on ne fait les contrats de mariage qui joignent ensemble ou deux extrémités de même nom, ou deux extrémités opposées, deux vieillesses, ou l’âge caduc et la fleur de l’âge. »


  1. Âme sainte, chaste épouse de Jésus-Christ.

6.

V. note [3], lettre 968, pour la disparition du duc de Beaufort au siège de Candie, le 25 juin 1669.

7.

« Vivez et Vale, et aimez-moi. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 14 janvier 1670

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(Consulté le 20/04/2024)

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