Nous avons ici des malades que l’hiver a fort incommodés et qui s’attendent au lait d’ânesse, [2] duquel je n’ai pas encore osé me servir qu’il n’ait fait un peu plus chaud et que le soleil n’ait amendé par sa chaleur la crudité du suc des herbes qui sont sur la terre. Je viens d’apprendre que l’empereur [3] veut chasser tous les juifs [4] de ses provinces et dominations, et que cela se verra avant la Saint-Jean. Le parlement de Metz en a fait brûler un tout vif depuis trois mois, dont les juifs en ont fait de grandes plaintes au roi qu’ils ont tout exprès envoyés ici. [1][5][6][7][8] par des députés On parle ici d’un certain M. de Varillas [9] qui sait beaucoup de choses et qui écrit fort bien, qui s’en va nous donner l’histoire de quelques-uns de nos rois. On dit qu’il commencera par Henri ii, [10] François ii, [11] Charles ix [12] et Henri iii, [13] mais qu’il en demeurera là sans toucher à Henri iv [14] ni aux deux suivants, Louis xiii et Louis xiv. [2] Durum enim est ac periculosæ plenum opus aleæ historiam sui temporis conscribere : [3] M. le président de Thou, [15] qui a si bien fait, n’y a réussi qu’aux dépens de la vie de son pauvre fils aîné ; [16] il fait dangereux de tomber entre les mains d’un tyran irrité. Après que le premier tome aura été produit, il donnera les autres rois, dont il commencera l’histoire à Charles v [17] et ensuite, il donnera Charles vii, [18] Louis xi, [19] Charles viii, [20] Louis xii, [21] François ier. [22] Ô que l’histoire de ces six rois sera belle s’il en dit ce qui est vrai et qui n’est pas commun, comme la maladie de Charles vi qui fut si longtemps fou que la France en pensa passer à Henri v, [23] roi d’Angleterre, [4] et des amours de Charles vii qui tenait bien de son père du côté de l’esprit, mais qui fut bien plus heureux que lui à chasser les Anglais de son royaume par le moyen d’un bâtard d’Orléans, comte de Dunois, [24] et de cette brave Pucelle d’Orléans, [25] dans l’histoire de laquelle il y a bien du roman. Tout y est incertain, je m’en rapporte à ce qu’en ont dit Étienne Pasquier, [26] M. du Bellay, [27] Denis Lambin, [28] du Haillan, [29] feu M. Naudé [30] et plusieurs autres, qui disent qu’elle ne fut point brûlée à Orléans [31] et que l’on jeta dans le feu un billot au lieu d’elle, et qu’elle fut renvoyée en son pays de Barrois. [5] Après Charles vii viendra Louis xi, qui fut un étrange compagnon, habile mais rude et méchant, qui fit empoisonner son frère, [32] qui supposa un enfant qui régna après lui sous le nom de Charles viii. Ce Louis xi [33] fut un dangereux maître qui fit bien des fautes et surtout, qui nous laissa perdre les 17 provinces du Pays-Bas [34] qui étaient le patrimoine de Marie, [35] fille unique de Charles, ce malheureux duc de Bourgogne [36] qui fut tué devant Nancy [37] l’an 1477 (il la fallait marier à un prince du sang), qui fut l’aïeul de François ier. [6] Après Louis xi, parut sur le théâtre Charles viii, jeune homme sans science et expérience, qui se laissa trop gouverner et qui mourut bientôt après. Louis xii suivit, qui fut le Père du peuple, optimus bonorum, je l’appelle ainsi quia optimus ille qui minimis urgetur. Duo duntaxat vitia illi obiiciuntur, quod fuerit mulierosus et avarus, [7] dont l’un suit de près l’humanité, et l’autre la nécessité. Pour François ier, nous lui devons ceci qu’il a rendu la France savante, et qu’il a fait et fondé les professeurs du roi. [38] Dieu veuille leur pardonner à tous, tant qu’ils sont.
Toutes les villes frontières de notre Picardie sont pleines de gendarmerie sans en savoir le pourquoi, non plus que quand le roi partira pour aller en Flandres : [39][40]
Prudens futuri temporis exitum
caliginosa nocte premit Deus. [8]
Il vient de sortir de céans un honnête homme qui dit que le dessein du roi est si fort caché que personne n’y peut rien connaître. On s’étonne de ce que les cardinaux sont si longtemps dans le conclave [41] sans faire un pape. Je pense que les brigues de ces gens-là et les finesses politiques les plus rusées ne manquent pas d’être mises en œuvre pour une affaire de telle importance, et que la malice des hommes s’y est autant employée et aussi bien occupée que le Saint-Esprit duquel ils se targuent ; même, je crois que ce bon Seigneur fera bien sagement de ne s’y rencontrer, de peur de tomber en mauvaises mains.
Ce 9e d’avril. Le roi vint hier à Paris de Saint-Germain-en-Laye [42] et le même jour, y retourna. Il y a fait quelques visites et entre autres, il fut au Louvre [43] où il prononça sur le dessein du bâtiment et sur l’ordre qu’il veut être gardé pour en achever le bâtiment, à quoi on va travailler tout de bon. [9] On dit partout que le voyage est certain, bien que la cause en soit inconnue ; car de dire que c’est une promenade pour le roi et pour toute la cour, on répond que ce n’est point encore là un temps propre pour s’aller promener si loin. Il vaut mieux dire que personne ne sait ce grand secret que le roi et tous ceux à qui il l’a révélé. C’est un mystère et une énigme duquel le temps nous apprendra la vérité. [10] Je vous prie de dire à M. Spon qu’il y a bien deux mois que je lui mandai que M. Sorbière, [44] son ancien ami, était hydropique [45] et asthmatique. [46] Je ne l’ai vu qu’une fois depuis ce temps-là. Aujourd’hui je puis vous dire qu’il est mort. Je viens de recevoir son billet d’enterrement et demain on fera son convoi à Saint-Eustache. [47]
Je viens d’apprendre que le voyage du roi est remis au 5e de mai à cause du mauvais temps. M. de La Hoguette, [48] neveu de M. l’archevêque de Paris, [49] a tué de guet-apens un gentilhomme, parent de M. le chancelier. [50] Ce meurtrier est en prison, son oncle n’en a pu obtenir la grâce. [11] Il est mort depuis peu de jours un grand serviteur de Dieu nommé M. de Saint-Pavin, [12][51] grand camarade de des Barreaux, [52] qui est un autre fort illustre israélite, si credere fas est. [13][53] On parle ici d’un sermon que le P. Bourdaloue [54] a fait ces dernières fêtes, touchant un curé d’Angleterre et un certain adultère à qui on donna absolution. On dit que le sieur Vallot [55] est hydropique et asthmatique, et de plus, qu’il a une maladie que Rabelais [56] dit être incurable à cause des années passées, qui est la vieillesse. [14]
Le curé de Saint-Nicolas [57] n’a pas voulu donner l’absolution à M. de Saint-Pavin qu’il n’ait auparavant jeté dans le feu son testament, à cause de la vie scandaleuse qu’il a menée, et qu’il n’ait fait des legs pieux du bien qui lui restait. Hier mourut ici le commandeur de Jars, [58] âgé de 76 ans. [15] je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.
De Paris, ce 11e d’avril 1670.
1. |
Abraham-Nicolas Amelot de La Houssaye {a} a publié un récit anonyme de cette tragédie : Abrégé du procès fait aux juifs de Metz, avec trois arrêts du Parlement qui les déclarent convaincus de plusieurs crimes, et particulièrement Raphaël Levi d’avoir enlevé sur le grand chemin de Metz à Boulay, un enfant chrétien âgé de trois ans : pour réparation de quoi il a été brûlé vif le 17 janvier 1670. {b} Il s’agit d’un virulent pamphlet contre les juifs (antisémite, dirait-on aujourd’hui).
Le polémiste antidreyfusard Édouard Drumont (1844-1917) y a puisé pour alimenter son écœurante France juive (43e édition, Paris, Marpon et Flammarion, 1886, 2 volumes in‑18, tome ii, pages 391‑399). Sa narration n’a que l’intérêt de préciser les détails de cet épouvantable drame. Le 25 septembre 1669, la femme de Lemoine, charron de Glatigny (douze kilomètres à l’est de Metz, dans l’actuel département de la Moselle), était allée laver du linge à la fontaine, accompagnée de son fils Didier, âgé de trois ans ; ayant un moment perdu l’enfant de vue, elle constata bientôt avec frayeur sa disparition ; on fouilla en vain les alentours, pour ne recueillir que le témoignage d’un soldat disant qu’il avait vu un juif
Une rapide enquête identifia le suspect comme étant un dénommé Raphaël Lévy, marchand de bestiaux demeurant à Boulay (aujourd’hui Boulay-Moselle, à 23 kilomètres au nord-est de Metz) :
le 26 novembre 1669, des porchers découvrirent la tête de l’enfant « à laquelle tenait encore partie du cou et des côtes » avec, à côté, ses vêtements « sans être ni déchirés ni ensanglantés ». On accusa les complices de Lévy d’être allés eux-mêmes exposer ces dépouilles pour faire croire que le garçonnet avait été dévoré par un loup. Ce reste de cadavre fut examiné par deux maîtres chirurgiens qui reconnurent « que les chairs étaient encore rouges et sanguinolentes, et que l’enfant n’avait été mis à mort que plusieurs jours après son enlèvement, depuis lequel jusqu’au jour que la tête avait été trouvée, il s’était écoulé deux mois et un jour ». Les preuves furent jugées suffisantes pour que le parlement fît emprisonner Lévy et commencer son procès. Sur le chef de crime rituel d’un enfant catholique, il fut condamné à être brûlé vif ; la sentence fut exécutée le 17 janvier 1670.
Bienveillante lectrice de la Correspondance de Guy Patin, Simone Gilgenkrantz, professeur émérite de génétique humaine à l’Université de Lorraine et historienne de la médecine, m’a informé sur le lent dénouement de ce drame :
S. Gilgenkrantz a depuis publié son travail sur le drame de Raphaël Lévy dans le journal Histoire des sciences médicale, tome li, no 3, 2017, pages 339‑347). Quand à l’empereur Léopold ier de Habsbourg, sous l’influence de son épouse Margurite d’Autriche, ci-devant infante d’Espagne (v. note [4], lettre 837), il fit chasser en 1670 tous les juifs du faubourg qu’ils occupaient à Vienne, et en changea le nom de Judenstadt en Leopoldstadt. |
2. |
Antoine Varillas (mort en 1696, v. note [5], lettre 566) a écrit les histoires de tous les rois que Guy Patin citait ici, mais la première d’entre elles (Charles ix) ne parut qu’en 1683. |
3. |
« Écrire l’histoire de son propre temps est en effet une tâche ardue et pleine de dangereux hasard ». |
4. |
Henri v (1387-1422), roi d’Angleterre en 1413, fut le vainqueur de la bataille d’Azincourt (1415) et parvint à se faire reconnaître comme héritier de la Couronne de France en 1420, mais il mourut à Vincennes deux mois avant son beau-père, Charles vi le Fol (v. note [6], lettre 927). |
5. |
Guy Patin accréditait ici les thèses des « mythographes survivalistes » qui tiennent que Jeanne d’Arc ne fut pas brûlée à Rouen en 1431 (v. note [17], lettre 925), mais qu’elle réapparut à Metz en 1436 sous les traits d’une femme prénommée Claude qui prétendit être Jeanne du Lys, la Pucelle de France. Elle épousa Robert des Armoises, chevalier seigneur de Tichémont, et lui donna deux fils. Cela avait permis, vers 1630, à la famille Sermoise, descendante de celle des Armoises, de revendiquer son appartenance à la plus haute et prestigieuse noblesse de France. Bien des arguments font pourtant penser que Claude des Armoises ne fut qu’une usurpatrice (Colette Beaune, chapitre 11, Vraie Claude, fausse Jeanne). Patin en appelait à Étienne Pasquier, qui a pourtant vilipendé ceux qui ne croyaient pas en la sainte histoire de Jeanne d’Arc dans ses Recherches de la France, livre vi (pages 459‑466), chapitre v, Sommaire du procès de Jeanne la Pucelle : {a}
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6. |
V. notes [5], lettre 692, pour l’échec de Louis xi à marier Marie de Bourgogne avec un prince de France, et [5], lettre 869, pour la mort de Charles le Téméraire. Louis xi ne fut aïeul de François ier que par deux mariages successifs : François avait épousé en 1514 Claude de France, fille de Louis xii et d’Anne de Bretagne, veuve de Charles viii (fils de Louis xi). |
7. |
« le meilleur des hommes de bien… parce qu’est le meilleur celui qui se préoccupe des plus petits. Il avait seulement deux défauts, il aimait les femmes et était avare ». |
8. |
« Dieu dans sa sagesse a enveloppé d’une nuit épaisse les événements futurs » (Horace, v. note [20], lettre 564). Le dessein éloigné du roi était de préparer une guerre contre les Provinces-Unies en se ménageant l’alliance, ou du moins la neutralité de l’Angleterre et de l’Espagne. Cela acquis, la guerre put commencer en avril 1672. |
9. |
Le 8 avril, le roi et la reine s’étaient rendus de Saint-Germain à Paris pour assister au baptême de leur nièce, Mademoiselle de Valois (fille de Philippe d’Orléans), par l’évêque de Vabres (Louis de La Vergne de Monteynard de Tressan), premier aumônier de Monsieur, en la chapelle de la galerie du Palais-Royal. La jeune princesse, tenue par le dauphin et Mademoiselle d’Orléans (Anne Marie Louise), reçut le prénom d’Anne Marie. La cérémonie fut précédée d’un dîner offert par Monsieur au roi et à la reine en son grand cabinet. Toute la cour retourna ensuite à Saint-Germain après que le roi fut allé voir l’arc de triomphe en cours de construction au faubourg Saint-Antoine, un autre ouvrage édifié entre les faubourgs Saint-Michel et Saint-Jacques, et les travaux du Louvre (Levantal). |
10. |
Les mieux renseignés n’en savaient guère plus (Mlle de Montpensier, Mémoires, seconde partie, chapitre x, page 102) : « On parla de faire un voyage en Flandre ; et quoique l’on eût la paix, le roi ne marchait point sans corps d’armée. Le roi déclara que M. de Lauzun la commanderait » La cour partit de Saint-Germain pour la Flandre le 28 avril 1670. |
11. |
Philippe Fortin de La Hoguette, le « soldat philosophe » (v. note [4], lettre 181), avait épousé vers 1630 Louise de Péréfixe. Elle était fille de Jean, écuyer, seigneur de Beaumont et de La Papinière, et de Claude de Lestang, et sœur d’Hardouin de Péréfixe, archevêque de Paris (v. note [38], lettre 106). Philippe et Louise avaient eu deux filles et trois fils (L’Armorial général et nobiliaire français, tome xl, fascicule 1, page 25) :
L’assassin de 1670 ne pouvait raisonnablement être que le dernier des trois, Charles. Un tel meurtre récompensait bien mal l’auteur du Testament ou Conseils fidèles d’un père à ses enfants… Le chapitre xxix (pages 165‑172, l’édition d’Amsterdam, Georges Gallet, 1695, in‑12) est intitulé Des Duels et du remède qui s’y peut apporter suivant la raison :
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12. |
Denis Sanguin, sieur de Saint-Pavin (Paris 1595-ibid. 8 avril 1670), était le fils benjamin de Jacques Sanguin, conseiller au Parlement de Paris et prévôt des marchands de 1606 à 1612 (Popoff, no 2239). Entré dans les ordres, il avait été pourvu de l’abbaye Notre-Dame de Livry (aujourd’hui Livry-Gargan, Seine-Saint-Denis), dont il fit une sorte d’abbaye de Thélème, où la liberté dans la conversation et la débauche effrénée attiraient les beaux esprits. Surnommé le prince de Sodome et amant de Jacques iii Vallée, sieur des Barreaux (v. note [13], lettre 868), Saint-Pavin avait une réputation bien établie de libertin. Il revint sur le tard à la religion et mourut dans la dévotion, mais en laissant une œuvre poétique aussi enjouée que licencieuse. |
13. |
« si on en croit la rumeur », expression empruntée (entre autres) à Florus (v. note [4], lettre 435 ; Abrégé de l’histoire romaine, livre iii, iv, 19, Guerre contre les Cimbres, les Teurons et les Tigurins) :
« Israélite » serait ici à prendre au sens de mécréant, mais si bizarre que je me demande si les éditeurs de la lettre imprimée n’ont pas substitué ce mot à « sodomite ». |
14. |
V. note [6] du Borboniana 9 manuscrit pour cet adage rabelaisien. |
15. |
V. note [10], lettre 39, pour François de Rochechouart, chevalier puis commandeur de Jars, dans l’Ordre de Malte. |
a. |
Bulderen, no dxiv (tome iii, pages 365‑369) ; Reveillé-Parise, no dcccv (tome iii, pages 737‑740). |