L. 982.  >
À André Falconet,
le 12 mai 1670

Monsieur, [a][1]

Il y a ici quantité de fièvres intermittentes [2] et doubles tierces, [3] mais je vois bien souvent et presque tous les jours de la vérole, [4] dans la curation de laquelle nos chirurgiens [5] sont peu intelligents, bien qu’il n’y en ait pas un d’eux qui n’ait envie de s’y faire appeler maître Jean. [1] On pourrait accuser ces hallebardiers de Saint-Côme [6] d’être cause de la fréquence de ce mal propter male curatas tam multas gonorrheas et bubones venereos, qui hic grassantur[2][7][8] Il m’est aujourd’hui tombé entre les mains un livre imprimé à Lyon, intitulé Iacobi Primerosii de vulgi Erroribus in medicina[3][9] Il y a là-dedans de fort bonnes choses et bien curieuses, et fort peu de mauvaises, sinon qu’il est trop hardi dans l’usage ou plutôt dans l’abus des remèdes chimiques [10] comme antimoine, [11] laudanum, [12] etc. Cet auteur était natif de Bordeaux, fils d’un ministre écossais, [13] et qui avait étudié à Paris sous M. Seguin [14] avec une pension que lui donnait le roi d’Angleterre, Jacques, [15] le roi du savoir. [4]

Il y a du bruit entre l’électeur [16] et les bourgeois de Cologne [17] qui pourra bien allumer la guerre entre eux, dont le roi [18] se pourrait bien mêler en se déclarant pour un parti ; mais il y a apparence que les ennemis de la France, entre autres les Hollandais, prendront l’autre. Si l’on en vient jusque-là, l’évêque de Münster, [19] les Anglais et quelques princes d’Allemagne ne manqueront point de se déclarer et de s’intéresser pour la raison d’État qui gouverne aujourd’hui le monde, qui est toujours l’intérêt de chaque particulier et la chemise de l’âme du genre humain. [5] Pour un pape, [20] ce sera quand il plaira à Dieu, j’attendrai cette élection le plus patiemment qu’il me sera possible. M. le Maréchal [21] est mort ce 5e de mai âgé de 97 ans, d’autres disent 102. [6] On tient faux le bruit que le cardinal Facchinetti [22] était pape, [7] d’autres nomment le cardinal Altieri, à quoi il y a plus d’apparence. [8][23][24] Vale.

De Paris, ce 12e de mai 1670.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no clxxxi (pages 487‑488, numérotée 496) ; Bulderen, no dxvi (tome iii, pages 371‑372) ; Reveillé-Parise, no dcccvii (tome iii, pages 742‑743).

1.

Montaigne a utilisé l’expression dans le sens de « passer pour savant maître » (Essais, livre ii, chapitre xvii, De la Présomption) :

« Quant au latin, qui m’a été donné pour maternel, j’ai perdu par désaccoutumance la promptitude de m’en pouvoir servir à parler : ouï et à écrire, en quoi autrefois je me faisais appeler maître Jean. {a} Voilà combien peu je vaux de ce côté-là. »


  1. Fondateur de la scolastique scotiste, le franciscain écossais Jean (John) Duns Scot (v. note [20], lettre 526), dit le Docteur subtil, a été le plus célèbre philosophe et théologien du xiiie s., mais je n’ose en rien garantir cette explication.

Les chirurgiens voulaient être tenus pour éminents spécialistes des maladies naguère dites honteuses ; les médecins, eux, ne voulaient pas même y toucher, c’était aux barbiers étuvistes qu’on confiait le soin de faire suer la vérole par le mercure (v. note [9], lettre 122).

2.

« à cause du si grand nombre de gonorrhées [chaudes-pisses] et de bubons vénériens [v. note [5], lettre 482] mal soignés qui fleurissent ici. »

3.

V. note [41], lettre 104, pour les « Erreurs du peuple en médecine, de James Primerose » (Amsterdam, 1639).

4.

On a surnommé le règne de Jacques ier (1603-1625) l’« âge d’or de la littérature élisabéthaine », où brillèrent notamment William Shakespeare, Ben Johnson, et Francis Bacon (le seul des trois dont ait parlé Guy Patin).

5.

« Chemise » est ici à prendre dans son sens premier, le plus simple, de « première pièce d’un habillement, qu’on met immédiatement sur la peau » (Furetière), aujourd’hui un maillot de corps.

6.

À la cour, on appelait « M. le Maréchal », François-Annibal, maréchal-duc d’Estrées, frère de Gabrielle, maîtresse de Henri iv, qui était né en 1572 (v. note [7], lettre 26).

7.

Cesare Facchinetti (Bologne 1608-Rome 1683), cardinal en 1643 (v. note [48] des Naudæana 3 pour un bon mot à ce propos), fut l’un des candidats malheureux à l’interminable élection pontificale de 1670.

8.

Emilio Lorenzo Altieri (1590-1676) avait en effet été élu pape le 29 avril sous le nom de Clément x. Un portrait gravé à Paris par P. Brissart, peu de temps après l’élévation du cardinal Altieri au pontificat, est accompagné d’un texte fort curieux intitulé : Extrait du discours d’un conclaviste avant l’élection du pape Clément x. On y lit entre autres : « La plus grande opposition qu’on lui peut faire est celle de son âge ; mais il est d’une santé et complexion si robustes qu’il pourrait encore vivre une demi-douzaine d’années », comme il fit exactement.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 12 mai 1670

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(Consulté le 28/03/2024)

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