L. 990.  >
À Hugues II de Salins,
le 12 juillet 1670

Monsieur, [a][1]

Pour répondre à la vôtre du 3e de ce mois, qu’un fort honnête homme de vos parents m’a rendue, je vous dirai que je n’ai point reçu aucune de vos lettres que je n’y aie fait réponse. Nous sommes ici, et toute notre famille, en affliction pour la mort de feu R.P. mon fils aîné, [2] qui penetravit ad plures 1. Iunii, ex corruptela substantiæ pulmonis[1] après avoir été sept mois au lit. Immodicis brevis est ætas et rara senectus[2][3] Si ce pauvre garçon eût eu le pouvoir sur son esprit de ne pas aller si vite, de se donner plus de repos et avoir moins d’avarice, potuisset sibi in plures annos vitam prorogare[3] À cela près, je me porte, Dieu merci, assez bien, mais je suis en un âge qui nous oblige de penser à la mort et à cette Parque [4] inexorable quæ nemini parcit[4] Pour mes leçons publiques au Collège royal[5][6] je réponds sur-le-champ aux questions qui me sont proposées par mes auditeurs, nec me labor iste fatigat[5] cela ne me coûte rien. On n’imprime ici rien de nouveau quoniam in ferventissima tempestate supra modum frigent nostri lucriones[6][7] Nous n’avons ici rien de bon que la Pratique de Houllier [8] in‑fo avec les Commentaires de L. Duret, [9] Valet [10] et Jean Haultin, [11] Io. Cichotii Opusculorum medic. editionem tertiam in‑8o [12] et un in‑12 intitulé Pharos medicorum[13] qui sont des lieux communs tirés ex operibus Gul. Ballonii[14] Ces trois livres sont très bons, et dignissimi qui legantur[7] Je n’ai rien fait imprimer faute de loisir, Carmina secessum scribentis et otia quærunt[8][15][16] André Du Laurens [17] avait en sa maison un Allemand qui travaillait pour lui, et Théodore Marcile, [18] professeur du roi, a revu la latinité et poli tout l’ouvrage. Dans le traité de Crisibus [9] il y a quelque chose de bon, mais il y a de méchants chapitres où il n’y a pas de sens. Le Virgile de Valens Pimpontius [19] est bon, il a été conseiller au Parlement à Paris. [10] M. Tarin [20] mourut trois jours après la feu reine mère, [21] il était dans une démence sénile [22] et avait tout oublié. C’est peu de chose qu’un homme, eheu nos miseros, quam totus homuncio nil est ! [11][23] Mme la duchesse d’Orléans [24][25] est morte ex morbo, non ex veneno. Vale.

Tuus ex animo, Guido Patin.

12. Iulii,1670[12]


a.

Ms BnF no 9357, fo 373, « À Monsieur/ Monsieur de Salins le jeune,/ Docteur en médecine,/ À Beaune » ; Chéreau no xxxiii (47‑48).

1.

Robert Patin, « qui s’en est allé pour l’au-delà le 1er de juin, d’une corruption de la substance du poumon ».

2.

« Les êtres extraordinaires ont la vie brève et vieillissent rarement » : Martial, v. note [1], lettre 448.

3.

« il aurait pu prolonger son existence de plusieurs années. »

L’avarice et la cupidité de Robert et de son épouse, Catherine Barré, furent sans doute causes de grands tourments pour Guy Patin, dont témoigne l’histoire de sa bibliothèque. Le 12 juillet, l’inventaire après décès de Robert n’était pas encore achevé (v. note [9], lettre 986).

4.

« qui n’épargne personne » : v. note [31], lettre 216, pour la Parque Atropos.

5.

« et ce labeur ne me fatigue pas ».

6.

« parce que nos cupides libraires sont complètement rôtis par l’excessive chaleur. ».

7.

« et tout à fait dignes d’être lus » (sens déduit d’une syntaxe latine semblant inextricable). Les trois ouvrages cités ici sont :

  1. les Opera practica de Jacques Houllier avec les commentaires de Louis Duret, Antoine Valet et Jean Haultin (Paris, 1664, v. note [14], lettre 738) ;

  2. Ioannis Chicotii… Posteriores cogitationes seu epistolarum et dissertationum medicarum editio tertia auctior et emendatior [Dernières cogitations de Jean Chicot… ou troisième édition, revue et augmentée, des épîtres et dissertations médicales] (Paris, Emmanuel Langlois, 1669, in‑8o ; précédentes éditions en 1656 et 1666-1667 ; v. notes [31], lettre 436, et [5], lettre 904) ;

  3. le Pharos medicorum… [Phare des médecins…] de Théophile Bonet, recueil de citations (lieux communs) tirées « des œuvres de Guillaume de Baillou » (Genève, 1668, v. note [1], lettre 935).

8.

« La poésie réclame la solitude et le calme » : Ovide, v. note [2], lettre 622.

9.

André i Du Laurens : De Crisibus libri tres [Trois livres sur les Crises], v. note [24], lettre 396.

10.

Germain Vaillant (Valens), sieur de Guelis (ou Quelis), abbé de Paimpont (Pimpontius, diocèse de Saint-Malo, dans la forêt de Brocéliande) en 1554, reçu conseiller clerc au Parlement de Paris en 1556, fut nommé évêque d’Orléans en 1586 (Popoff, no 2405), mais il mourut avant d’avoir pu prendre possession de son diocèse. V. notes [6] et [7] du Borboniana 7 manuscrit pour d’autres renseignements sur l’abbé Vaillant. Guy Patin citait avec éloge son :

P. Virgilius Maro, Opera, et in eum Commentationes et Paralipomena Germani Valentis Guellii, PP. Eiusdem Virgilii Appendix cum Josephi Scaligeri commentariis et castigationibus.

[Virgile, Œuvres, avec les commentaires et paralipomènes de Germain Vaillant de Guelis, du Parlement de Paris. Appendice du même Virgile avec les commentaires et corrections de Joseph Scaliger].


  1. Publius Virgilius Maro.

  2. Anvers, Christophorus Plantinus, 1575, in‑fode 630 pages, suivies des 98 pages de l’Appendix, que Joseph Scaliger (v. note [5], lettre 34), a dédié à Jacques i Cujas (v. note [13], lettre 106).

11.

« hélas, misérables que nous sommes, “ Quel néant que toute cette chétive humanité ! ” [Pétrone, v. note [2], lettre 888] ».

12.

« de maladie, et non de poison. Vale.

Vôtre de tout cœur, Guy Patin.

Ce 12e de juillet 1670. »

Madame, Henriette-Anne, duchesse d’Orléans, {a} sœur du roi d’Angleterre Charles ii, était morte, âgée de 26 ans, dans la nuit du 29 au 30 juin, à l’issue d’une courte maladie. Parmi bien d’autres récits et sermons, dont le très célèbre « Madame se meurt, Madame est morte ! » de Jacques-Bénigne Bossuet, voici la lettre de sir Ralph Montaigu, {b} écrite au comte d’Arlington, secrétaire d’État du roi Charles ii, datée de « Paris, le 30 juin 1670 à quatre heures du matin » : {c}

« Milord,

Je suis bien fâché de me voir dans l’obligation, en vertu de mon emploi, de vous rendre compte de la plus triste aventure du monde. Madame, étant à Saint-Cloud, le 29e du courant, avec beaucoup de compagnie, demanda, sur les cinq heures du soir, un verre d’eau de chicorée qu’on lui avait ordonné de boire parce qu’elle s’était trouvée indisposée pendant deux ou trois jours après s’être baignée. Elle ne l’eut pas plus tôt bu qu’elle s’écria qu’elle était morte, et tombant entre les bras de Mme de Mecklembourg, {d} elle demanda un confesseur. Elle continua dans les plus grandes douleurs qu’on puisse s’imaginer jusqu’à trois heures du matin, qu’elle rendit l’esprit. Le roi, la reine et toute la cour restèrent auprès d’elle jusqu’à une heure avant sa mort. […] S’étant trouvée un peu soulagée de ses grandes douleurs que les médecins nomment colique bilieuse, elle me fit appeler pour m’ordonner de dire de sa part les choses du monde les plus tendres au roi et au duc d’York, ses frères. J’arrivai à Saint-Cloud une heure après qu’elle s’y fut trouvée mal et je restai jusqu’à sa mort auprès d’elle. Jamais personne n’a marqué plus de piété et de résolution que cette princesse, qui a conservé son bon sens jusqu’au dernier moment. Je me flatte que la douleur où je suis vous fera excuser les imperfections que vous trouverez dans cette relation. »


  1. V. note [8], lettre 635.

  2. Ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, v. note [48], lettre 958.

  3. Imprimée à la fin de l’Histoire de Madame, Henriette d’Angleterre, par Mme de La Fayette (édition de Jean-Joseph-François Poujoulat, Paris, 1837, page 208).

  4. Élisabeth-Angélique de Montmorency, ci-devant duchesse de Châtillon (v. note [74], lettre 166).

Étant donné la participation fort active de Madame aux tractations secrètes pour la conversion de Charles ii et pour son alliance offensive avec la France contre les Provinces-Unies, un tenace soupçon d’empoisonnement naquit aussitôt, mais le fait n’en fut jamais établi.

Mlle de Montpensier (Mémoires, seconde partie, chapitre xii, page 150) :

« Monsieur, qui sut les sots bruits que l’on faisait courir, et l’ambassadeur d’Angleterre, qui y était présent, opinèrent que l’on l’ouvrît avant les vingt-quatre heures, de peur que la malignité de l’humeur qui l’avait tuée n’eût gâté quelques parties qui autoriseraient la médisance cruelle que l’on voulait faire courir sur sa mort. Jugez la douleur qu’un tel bruit pouvait causer à Monsieur., {a} On < l’ouvrit > donc douze ou quatorze heures après, < devant > les médecins et chirurgiens du roi, de la reine, de Monsieur, d’elle, {b} l’ambassadeur d’Angleterre et, je crois, un médecin ou un chirurgien de sa part. On trouva qu’elle avait toutes les parties nobles les plus belles du monde, les poumons fort sains ; ce que l’on n’avait jamais cru, l’ayant toujours vue avec d’horribles rhumes. On ne trouva point de cause de sa mort qu’une bile échauffée qui lui avait causé ce mal dont elle était morte, qui s’était corrompue. Les médecins appellent cela un choléra morbus. {c} Voilà ce que les médecins de la cour rapportèrent ; on les questionna fort sur son corps qu’ils dirent être effroyable ; que rien au monde n’était si contrefait et si vilain. J’avoue que ce sujet me déplut et qu’il me sembla que l’on ne devait point dire comme les gens étaient faits. On savait qu’elle était bossue, c’était assez. »


  1. « Ce sont surtout les Mémoires de Saint-Simon qui ont accrédité ces bruits d’empoisonnement auprès de la postérité » (Chéruel).

  2. De la défunte Madame.

  3. V. note [24], lettre 222.

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, page 594) :

« L’on parla aussitôt de poison par toutes les circonstances de la maladie, et par le mauvais ménage qui était entre Monsieur et Madame ; dont Monsieur était fort offensé, et avait raison. Le soir, le corps fut ouvert en présence de l’ambassadeur d’Angleterre et de plusieurs médecins qu’il avait choisis, quelques-uns anglais, avec les médecins du roi. Le rapport fut que la formation du corps de Madame était très mauvaise ; l’un de ses poumons attaché aux côtes est gâté et le foie tout desséché, sans sang, une quantité extraordinaire de bile répandue dans tout le corps, et l’estomac entier, d’où l’on conclut que ce n’était pas poison car l’estomac aurait été percé et gâté. »

Tout cela peut évoquer une péritonite aiguë par perforation d’un viscère creux : vésicule biliaire ou appendice, par exemple.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Hugues II de Salins, le 12 juillet 1670

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(Consulté le 20/04/2024)

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