L. 999.  >
À André Falconet,
le 14 janvier 1671

Monsieur, [a][1]

Je vous envoyai hier une page de nos nouvelles avec deux de mes thèses [2][3] dont vous en ferez part d’une, s’il vous plaît, à M. S., notre bon ami. [1] Nous avons ici Monsieur son fils, [4] qui est un jeune homme très sage, multorum mores hominum qui vidit et urbes[2][5] On fait voir ici au sot peuple de Paris le cadavre de M. l’archevêque, [6][7] qui y court comme au feu, ou comme s’il y avait des pardons à gagner d’avoir vu le visage fort bouffi d’un archevêque mort pour avoir pris trois fois du vin émétique. [3][8][9] Le roi [10] a donné sa place à M. de Champvallon, [4][11] archevêque de Rouen. Pour M. le cardinal de Bouillon, [12] qui a toutes les belles qualités requises en un honnête homme, on dit qu’il est assez riche et de plus, jeune prince, cardinal, neveu de M. de Turenne. [13] Avec tout ce qu’il lui viendra, il peut devenir grand aumônier de France et archevêque de quelque bon revenu, et obtenir aussi quelques bonnes et belles abbayes qui fassent bouillir la marmite en vertu du saint et sacré feu du purgatoire. [14] Les huguenots [15] disent que Léon x[16] qui mourut l’an 1521, disait ordinairement avec une exclamation admirative : Ô combien nous a fait de biens cette fable de purgatoire ! Mais n’en pleurez point, s’il vous plaît, il n’est peut-être pas vrai qu’il l’ait dit de la sorte, c’est peut-être quelque charité que ces méchants huguenots lui prêtent, eux qui ont toujours haï les papes.

Le 5e de janvier veille des Rois, la conférence ordinaire fut tenue chez M. le premier président[17] Ce fut M. Pellisson [18] qui y parla de l’Histoire et des historiens, sans faire le procès à aucun d’eux en particulier, ce que j’eusse pourtant bien souhaité. M. le premier président, qui est fort savant, y parla aussi environ demi-heure. Enfin, nous nous levâmes pour aller crier Le roi boit ! [5] chacun chez soi. Mais avant que de nous séparer, j’y saluai deux savants jésuites qui me parlèrent de vous, savoir le P. Bertet [19] et le P. Ménestrier. [20] L’un d’eux me dit que vous lui aviez montré quelques-unes de mes lettres, ce qui me fit rougir, vu qu’elles ne sont écrites que très familièrement, car j’y mets tout ce qui me vient en pensée, sans choisir ou affecter des termes. C’est pourquoi je vous prie de m’épargner une autrefois. [21]

Nous avons perdu depuis un mois l’ancien [22] de notre Faculté, M. Pierre de Beaurains, [23] âgé de 80 ans. Il n’y en a plus que six devant moi, à la fin il faudra partir ; sat diu si sat bene[6] Il y a trois semaines qu’un homme, qui a été valet de pied de M. le Prince, [24] donna dans l’hôtel de Condé à Mme la Princesse, [25] qu’il trouva à son avantage, [7] un coup d’épée qui n’est pas mortel. On croit qu’il avait envie de la voler, mais il se sauva et n’est pas pris. Tous les diables ne vont pas en enfer ni tous les fous dans les Petites-Maisons ; [26] il y a bien des gens las de vivre sur la terre. Enfin, il est pris et s’appelle Duval, [27] il lui demandait de l’argent qu’il prétendait lui être dû. Son procès est sur le bureau, on parle ici de cette affaire à l’oreille et fort diversement. [8] Vale.

De Paris, ce 14e de janvier 1671.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no clxxxviii (pages 501‑504) ; Bulderen, no dxxxiii (tome iii, pages 415‑417) ; Reveillé-Parise, no dcccxxii (tome iii, pages 774‑776).

1.

Guy Patin avait envoyé à André Falconet (lettre aujourd’hui perdue) deux exemplaires (dont un destiné à M. [Charles] Spon, « M. S. ») de la thèse quodlibétaire qu’il avait rédigée, présidée et fait disputer, le 18 décembre 1670, par le bachelier Jean Cordelle.

La question était An sanguis per omnes corporis venas et arterias iugiter circumfertur ? [Le sang circule-t-il continuellement par toutes les veines et les artères du corps ?] (négative) : vThomas Diafoirus et sa thèse, pour sa transcription intégrale (avec traduction et commentaires), et pour ses liens avec Le Malade imaginaire de Molière.

2.

Horace (Art poétique, vers 141‑142) :

Dic mihi, Musa, virum, captæ post tempora Troiæ
qui mores hominum multorum vidit et urbes
.

[Dis-moi, Muse, le héros qui, après la prise de Troie, vit et les mœurs, et les cités de tant d’hommes divers].

Déjà grand voyageur, Jacob Spon revenait de Strasbourg où il avait rencontré son ami Charles Patin (v. lettre du 25 juin 1670 à André Falconet).

3.

Hardouin de Beaumont de Péréfixe (v. note [38], lettre 106), archevêque de Paris, était mort le 1er janvier, Eusèbe Renaudot avait été son médecin (Journal, pages 262‑263) :

« Au commencement de cette année 1670, Mgr l’archevêque de Paris a envoyé à ma femme une bourse de cent demi-louis d’or {a} pour ses livrées, {b} car n’ayant jamais pris argent de lui et ne m’en ayant point fait donner, ce présent ne me regardait point. J’ai été cinq mois sans avoir l’honneur de le voir, au bout du quel temps, vers le commencement de juin, m’ayant renvoyé quérir, j’ai recommencé à le voir à mon ordinaire. Le temps nous déclarera si ce sera avec le même désintéressement que j’ai fait depuis près de 30 ans que je le traite.

[…] Mgr l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, est mort à trois heures du matin du 1er jour de cette année, {c} au commencement du huitième jour de sa maladie, accompagnée entre autres accidents, d’une toux sèche, de mouvements convulsifs {d} dans le pouls, assoupissement, renvois, hémorragie par le nez à laquelle il était sujet, et d’inquiétude extraordinaire. Il reçut avec beaucoup d’édification d’un chacun tous ses sacrements. Le dernier lui fut donné par M. Duhamel, chanoine de Notre-Dame, qui lui fit de fortes et pressantes remontrances à l’agonie. Il m’a laissé, dit-on par son testament, une croix de diamants et une bague, estimées 2 000 livres. Mgr l’archevêque de Rouen, Champvallon, {e} est entré dans son nid, le palais archiépiscopal, 15 jours après. Dans l’ouverture que je fis faire de son corps, {f} l’on trouva son foie extraordinairement sec et sanieux {g} presque dans toute sa substance, tous les intestins, le péritoine et l’épiploon grêles et tachetés de bile, la rate pourrie en sa substance, les deux poumons abcédés au-dedans et adhérents à la plèvre, avec une sécheresse de poitrine inexplicable. » {h}


  1. 550 livres tournois.

  2. Besoins ménagers.

  3. 1671.

  4. Irréguliers, probable arythmie cardiaque.

  5. V. infra note [4].

  6. Le corps du défunt Péréfixe.

  7. Purulent (v. note [11], lettre de François Rassyne, datée du 27 décembre 1656).

  8. Faute d’éléments caractéristiques de quelque maladie que ce soit, je ne hasarde aucun diagnostic moderne.

4.

François ii de Harlay, sieur de Champvallon (v. note [25], lettre 420), archevêque de Rouen, fut nommé archevêque de Paris dès le 3 janvier.

5.

Fêter les Rois (l’Épiphanie) : v. note [10], lettre 513.

6.

« le plus tard sera le mieux » : adaptation de sat cito si sat bene [le plus tôt sera le mieux], devise de Caton l’Ancien (v. note [5] de Guy Patin contre les consultations charitables de Théophraste Renaudot), reprise par saint Jérôme.

7.

« Un assassin prend son ennemi à son avantage pour l’assassiner, lorsqu’il est le plus fort » (Furetière).

8.

La Grande Mademoiselle (Mlle de Montpensier, Mémoires, seconde partie, chapitre xvii, pages 254‑257) en a donné ce récit :

« Il arriva une aventure chez M. le Prince assez mal agréable. Depuis la mort du cardinal de Richelieu, on a toujours assez méprisé Mme la Princesse, {a} mais on ne l’avait laissé manquer de rien. On lui laissait voir le monde, elle était comme une autre. Depuis que Mme la Duchesse {b} est mariée, on a redoublé le mépris que l’on avait pour cette pauvre femme. Elle était si abandonnée qu’elle ne voyait plus personne. Un garçon, qui avait été son valet de pied, à qui on dit qu’elle avait promis quelque récompense, ou qui avait dessein de la voler croyant qu’elle avait de l’argent, entra dans sa chambre ; il n’y avait avec elle qu’un gentilhomme qui sortait de page de M. le Duc. {c} Soit qu’il lui eût demandé de l’argent insolemment ou que ce gentilhomme l’eût vu qui voulait voler (car on n’a pas su le détail), ils mirent l’épée à la main. Mme la Princesse voulut les séparer, elle reçut un coup d’épée dans le côté. Il vint du monde. On prit le valet de pied. Le gentilhomme se sauva. On envoya quérir M. le Prince, qui était à Chantilly. Le valet de pied fut condamné aux galères. Dès que Mme la Princesse fut guérie, on l’emmena à Châteauroux, une maison de M. le Prince en Berry, où elle a été longtemps en prison. À cette heure, {d} on dit qu’elle se promène, mais elle est comme gardée avec peu de gens. On parla fort de cela et ce fut un grand bruit à Paris. On blâma fort M. le Duc de traiter ainsi sa mère, et l’on crut qu’il était bien aise d’avoir cette occasion de l’éloigner pour qu’elle ne fît point de dépense. Il aurait pu trouver des prétextes plus avantageux. »


  1. Claire-Clémence de Maillé-Brézé (v. note [63], lettre 101), épouse du Grand Condé et nièce de Richelieu.

  2. Depuis le mariage, en 1663, de M. le Duc (d’Enghien), Henri-Jules de Bourbon, fils de M. le Prince et de Mme la Princesse, avec Anne de Bavière (v. note [4], lettre 927).

  3. Qui avait été page du duc d’Enghien.

  4. En 1677.

Olivier d’Ormesson (Journal tome ii, pages 608‑610, année 1671) :

« Le mardi 13 janvier, MM. Le Laboureur, {a} ayant dîné avec nous, on vint leur dire sur les trois heures que Mme la Princesse venait d’être assassinée dans sa chambre par un de ses valets de pied. M. le bailli de Montmorency y alla et à son retour, dit que c’était un nommé Duval, qui avait été son valet de pied et que M. le Prince avait chassé de sa maison ; lequel était entré dans la chambre de Mme la Princesse à l’issue de son dîner, et l’ayant trouvée seule, lui avait demandé de l’argent, et elle, l’ayant refusé sur ce qu’elle n’en avait point, il avait tiré son épée et l’avait frappée dans le corps. Cette action fut aussitôt répandue partout et trouvée fort extraordinaire. Le mercredi 14 janvier, étant allé voir les orangers avec M. l’abbé de Villiers, il me dit que l’histoire de Mme la Princesse était une infamie, et que l’on voulait étouffer cette affaire, et que M. le duc d’Enghien avait fait évader ce nommé Duval afin qu’on ne le prît point.

Le jeudi 15 janvier, je fus le matin aux Jésuites, où j’appris que, ce moment, Duval avait été pris chez le nommé Frontin, chanoine de la Sainte-Chapelle, {b} et avait été conduit à l’hôtel de Condé, et delà aux prisons de Saint-Germain ; que l’on avait informé du fait et que les informations portaient que ce nommé Duval, ayant pris querelle contre un autre et tiré l’épée, Mme la Princesse était sortie au bruit pour les séparer, et que dans ce rencontre elle avait été blessée par l’un d’eux d’un coup d’épée ; que l’on avait conté au roi cette histoire de la sorte par bien des raisons. […]

Le matin, {c} avant l’audience, les trois Gens du roi entrèrent. M. Talon dit qu’ils avaient eu avis que, mardi dernier, deux hommes, l’un nommé Duval, l’autre Rabutin, avaient pris querelle dans l’antichambre de Mme la Princesse et tiré l’épée ; qu’elle, ayant couru au bruit pour les séparer, avait été blessée par l’un d’eux ; et qu’un crime de cette qualité, pouvant passer pour être lèse-majesté en la personne d’une princesse du sang, ils étaient obligés de requérir qu’il plût à la Cour de commettre deux Messieurs pour se transporter à l’hôtel de Condé et recevoir la déclaration de Mme la Princesse, interroger ce nommé Duval, qui était prisonnier aux prisons du faubourg Saint-Germain, et à cette fin qu’il serait transféré, < et de > continuer les informations commencées pour ce fait, etc. Eux retirés, M. Hervé aurait lu leur requête, sur laquelle il fut ordonné suivant les conclusions. L’après-dînée, parlant à M. le procureur général de cette affaire, qui était fort différente du premier récit, il me dit qu’elle était vraie, sinon que la querelle s’était faite dans la chambre et non dans l’antichambre. […]

Duval, pour le coup d’épée donné à Mme la Princesse, fut jugé au Parlement, la Grand’Chambre et Tournelle assemblées, et fut condamné aux galères. Mme la Princesse n’avait pas voulu parler devant les commissaires du Parlement, et l’instruction pour la preuve n’était pas entière. »


  1. V. note [7], lettre latine 218.

  2. V. note [38], lettre 342.

  3. Du samedi 17 janvier.

Mme de Sévigné (lettre 128 à Bussy-Rabutin, le 23 janvier 1671, tome i, page 147) a donné une explication moins honorable de l’accident :

« Mme la Princesse ayant pris il y a quelque temps de l’affection pour un de ses valets de pied nommé Duval, celui-ci fut assez fou pour souffrir impatiemment la bonne volonté qu’elle témoignait aussi pour le jeune Rabutin, qui avait été son page. »

Le page de Mme la Princesse se nommait Jean-Louis de Rabutin (1642-1716), il était cousin de Bussy-Rabutin (v. note [9], lettre 822) ; Saint-Simon (Mémoires, tome ii, pages 598‑599) :

« Ce Rabutin était ce page pour lequel Mme la Princesse fut renfermée à Châteauroux, d’où elle n’est jamais sortie, et où, après tant d’années, elle ignora toujours la mort de M. le Prince son mari, {a} gardée avec autant d’exactitude que jamais jusqu’à sa mort, {b} par les ordres de M. le Prince son fils. Le page se sauva de vitesse, se mit dans le service de l’empereur, s’y distingua, épousa une princesse fort riche et parvint avec réputation aux premiers honneurs militaires. »


  1. En 1686.

  2. En 1694.

Le « secret de la princesse de Condé » est resté énigmatique : la dureté extrême que son mari et son fils mirent à la punir (avec le consentement du roi) s’explique soit par sa conduite de « gourgandine », soit, plus probablement, par une profonde aliénation de son esprit, qu’on jugea déshonorante pour la famille et préférable de cacher en la faisant enfermer à Châteauroux pour le reste de ses jours (Pujo, pages 403‑404) ; v. note [4], lettre 1000.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 14 janvier 1671

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(Consulté le 24/04/2024)

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