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À André Falconet,
le 18 mars 1671

Monsieur, [a][1]

Mlle de La Vallière [2] s’était retirée dans une religion de filles à Chaillot, [3] mais le roi [4] l’a envoyé quérir par trois fois. Enfin elle en est sortie et c’est M. Colbert, [5] qui l’a été quérir de la part du roi, qui l’a ramenée à la cour. Avant lui, c’étaient M. le marquis de Bellefonds [6] et M. de Créqui [7] qui n’avaient pas eu le crédit de la tirer et faire sortir du monastère de la Visitation. [8] Elle est donc maintenant à la cour. [1] On m’a dit aujourd’hui que la reine d’Espagne [9] a commandé que l’on rende ce prisonnier nommé Le Beau, [10] Lyonnais qui était arrêté dans Luxembourg. [2][11] On a envoyé ici des archers avec un exempt qui le doivent ramener à Paris et l’y rendre dans dix jours, ou environ, pour lui faire son procès, et à Florin [12] et à deux autres qui sont prisonniers dans le Châtelet, [13] dont l’un s’appelle Seguin. [14] Le valet de pied nommé Duval, [15] qui avait blessé Mme la Princesse, [16] a été condamné aux galères [17] et mis à la chaîne avec les autres, [3] mais ils ne sont point encore partis car il est encore à Paris ; mais pour elle, on dit qu’elle partira bientôt pour être menée à Châteauroux en Berry, [18] par commandement du roi et ordre du mari ; on n’en sait pas le secret. [4]

Ce 29e de février. M. Vallot [19] est au lit bien malade, à ce qu’on dit, d’une fièvre continue [20] avec crachement de sang et assoupissement. Je n’ose vous assurer de rien, mais on dit qu’il prit hier un grain d’opium. [21] Cette drogue pourtant va plutôt à la vie qui est éternelle qu’au salut du corps. Pour son successeur on parle de M. Brayer, [22] M. de La Chambre [23] et encore d’un autre tiers, sed quis futurus ille sit gallinæ filius albæ, nullus adhuc novit tam grande secretum[5][24] Enfin le prisonnier de Luxembourg nommé Le Beau a été amené à Paris et est dans le Châtelet. Ils sont quatre présumés coupables de la mort du pauvre Grimod. [25] M. le lieutenant criminel [26] travaille à leur procès.

Ce 12e de mars. De ces quatre il y en a eu trois expédiés en Grève [27] et rompus, [28] savoir Le Beau, Florin et son valet, en belle et nombreuse compagnie. Pour le quatrième, je ne sais ce qu’il deviendra, mais quelques-uns disent qu’il aura sa grâce, d’autant qu’il n’a pas tué et que même, il a aidé à découvrir les autres ; il s’appelle Seguin.

M. Vallot prend quelquefois des grains narcotiques, c’est ce que Guénault [29] appelait des petits grains, ex opio præparato castigato[6] mais le mieux préparé n’est guère bon, simia semper simia, etc. [7] Il a encore été saigné depuis deux jours pour un étouffement qui l’a plusieurs fois repris la nuit, et ce n’est que la huitième fois. Vous voyez, Monsieur, comme ces gens, qui se vantent chez les grands de savoir tant de secrets de chimie, sont enfin obligés, et bien souvent trop tard, de recourir à la saignée [30] quand ils < y > sont pressés. Le grand M. Colbert s’en va en carrosse de relais faire un voyage de 15 jours à La Rochelle [31] pour y visiter un nouveau port que l’on y a fait, et que l’on dit avoir coûté une horrible somme d’argent, quelques-uns disent 40 millions. [8][32] Je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 18e de mars 1671.


a.

Bulderen, no dxxxiv (tome iii, pages 417‑419) ; Reveillé-Parise, no dcccxxiii (tome iii, pages 776‑778).

1.

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, page 610) :

« Le 11 février, Mme de La Vallière se retira à Chaillot chez les religieuses de Sainte-Marie {a} et laissa une lettre pour le roi, qui lui marquait sa retraite et qu’elle n’emportait que son habit gris, laissant le surplus comme étant au roi. Le roi lui envoya M. de Bellefonds, {b} et ensuite M. Colbert, avec ordre de la mener à Versailles, où il allait ; ce qu’il fit, et la dame y alla sur la parole que le roi trouverait bon qu’elle se retirât si elle persévérait. »


  1. Le couvent des visitandines de Chaillot (v. note [1], lettre 720) avait été fondé en 1651 ; v. note [1], lettre 416, pour l’Ordre de la Visitation de Notre-Dame.

  2. V. note [9], lettre 909.

Mlle de Montpensier (Mémoires, seconde partie, chapitre xviii, pages 260‑261) :

« La cour alla le premier jour de carême < mercredi 11 février > à Versailles. Il y avait eu < le 10 > un bal en masque aux Tuileries où Mme de Montespan et Mme de La Vallière n’avaient pas paru. Mme de La Vallière s’en alla dès six heures du matin à Chaillot, aux filles de Sainte-Marie. Le roi y envoya M. Colbert et M. de Lauzun. Nous allâmes à Versailles. Tout le chemin se passa en pleurs, le roi, Mme de Montespan et moi. Je pleurais de compagnie, les deux autres pleuraient Mme de La Vallière, qui les consola bientôt : elle revint ; tout le monde dit qu’elle en avait usé fort sottement ; ou qu’elle devait demeurer, ou faire ses conditions bonnes, et elle revint comme une sotte. Quoique le roi eût pleuré, il aurait été très aise de s’en défaire dès ce temps-là. On parla fort différemment, comme l’on fait de toute chose, de cette retraite, des motifs de ceux qui lui avaient fait faire. Pour moi cela m’était si indifférent que je l’ai oublié, et je ne veux point parler, comme j’ai déjà dit, de ce qui ne me regarde pas. »

Mme de Sévigné à Mme de Grignan (lettre 134, 12 février 1671, tome i, pages 157‑158) :

« La duchesse de La Vallière manda au roi, par le maréchal de Bellefonds, outre cette lettre que l’on n’a point vue, qu’elle aurait plus tôt quitté la cour, après avoir perdu l’honneur de ses bonnes grâces, si elle avait pu obtenir d’elle < Sa Majesté > de ne le plus voir ; que cette faiblesse avait été si forte en elle qu’à peine était-elle capable présentement d’en faire un sacrifice à Dieu ; qu’elle voulait pourtant que le reste de la passion qu’elle a eue pour lui servît à sa pénitence, et qu’après lui avoir donné toute sa jeunesse, ce n’était pas trop encore du reste de sa vie pour le soin de son salut. Le roi pleura fort et envoya M. Colbert à Chaillot la prier instamment de venir à Versailles, et qu’il pût lui parler encore. M. Colbert l’y a conduite. Le roi a causé une heure avec elle et a fort pleuré, et Mme de Montespan fut au-devant d’elle, les bras ouverts et les larmes aux yeux. Tout cela ne se comprend point. Les uns disent qu’elle demeurera à Versailles et à la cour ; les autres, qu’elle reviendra à Chaillot. Nous verrons. »

À la même, le 18 février (lettre 136, page 163) :

« Mme de La Vallière est toute rétablie à la cour. Le roi la reçut avec des larmes de joie, et Mme de Montespan ; elle a eu plusieurs conversations tendres. Tout cela est difficile à comprendre, il faut se taire. »

C’étaient les déchirements de la polygamie royale ; Mlle de La Vallière se retira définitivement trois ans plus tard. La nuit du 9 au 10 février fut la toute dernière de sa vie où Louis xiv dormit à Paris.

2.

Luxembourg, capitale du duché de même nom (v. note [11], lettre 22), était alors une ville des Pays-Bas espagnols. Le Beau, Florin et Seguin étaient accusés d’avoir assassiné le banquier lyonnais Jean Grimod (v. note [14], lettre 996).

3.

Chaîne : « troupe de galériens attachés ensemble ; la chaîne va partir pour Marseille » (Furetière).

Mme de Sévigné à Mme de Grignan, 10 avril 1671 (lettre 154, tome i, page 216) :

« J’allai me promener à Vincennes, en famille et en Troche. {a} Je rencontrai la chaîne des galériens qui partait pour Marseille. Ils arriveront dans un mois ; rien n’eût été plus sûr que cette voie. Mais j’eus une autre pensée ; c’était de m’en aller avec eux. Il y a un certain Duval, qui me parut homme de bonne conversation. Vous les verrez arriver {b} et vous auriez été fort agréablement surprise de me voir pêle-mêle avec une troupe de femmes qui vont avec eux. »


  1. Avec Mme de La Troche.

  2. À Aix-en-Provence, en chemin vers Marseille.

D’après une note du recueil Maurepas, Duval mourut empoisonné avant d’arriver à Marseille (ibid. page 979).

4.

V. note [8], lettre 999, pour la trouble affaire de la princesse de Condé. Aumale (Histoire des princes de Condé, tome vii, pages 289‑294) en a dévoilé les suites, sinon tout le secret :

« Notes, papiers, tout ce qui aurait pu donner le mot de cette énigme a été soigneusement détruit ; on ne saurait attacher d’importance à de vagues propos disséminés dans les lettres ou les mémoires plus ou moins dignes de foi. Seuls quelques billets ont échappé à une destruction qui paraît systématique ; perdus dans une correspondance qui fut restituée par les héritiers de Caillet, ils jettent une lueur sur l’état réel de Mme la Princesse, éclairent en partie le mystère de la dernière crise. Dès 1664 […], M. le Prince écrivait à son secrétaire : {a} “ Sachez un peu tout ce que ma femme a fait à Saint-Maur ; mandez-moi ce qu’elle fait ou dit, et si elle continue toujours dans ses emportements… M. Perrault {b} me mande qu’elle lui a parlé avec modération ; j’en doute un peu, car j’apprends par d’autres qu’elle n’est rien moins que modérée. ” Voilà bien la définition des accès de bizarrerie, de violence, mal héréditaire dont souffrait Claire-Clémence. […]
Toujours dans ces billets de septembre-octobre 1664, M. le Prince continuait : “ Tâchez de découvrir, à quelque prix que ce soit, ce qu’est devenu Duval et si ma femme ne l’a pas vu à Saint-Maur… Je vous manderai ce qu’il y aura à faire sur ce sujet. Montrez ma lettre à l’abbé de Roquette et au P. Bergier ”, les deux directeurs spirituels de la famille. […]

M. le Prince reçut la nouvelle {c} à Chantilly, où il était retenu par la goutte. Moins surpris qu’irrité, il écrivit aussitôt au roi, demanda le châtiment d’un crime de lèse-majesté, {d} et une lettre de cachet pour sa femme ; puis il fit préparer des pièces que, dès le lendemain, M. le Duc {e} emportait à Paris. […]

Muni des instructions et des pouvoirs de son père. M. le Duc se présentait dès le 15 janvier à l’hôtel de Condé, et fit connaître à sa mère la volonté du roi et les ordres de M. le Prince. Ledit jour après-midi, à l’hôtel de Condé son domicile, en présence de M. le Duc et par devant notaires, la princesse de Condé, dûment autorisée du prince son époux, voulant “ reconnaître les grands respects et obéissance que M. le duc d’Enghien a toujours eus pour elle, lesquels il lui a encore particulièrement témoignés en la dernière occasion arrivée en sa personne ”, faisait don à son fils de tous ses biens, sous réserve d’usufruit. Également par acte notarié et avec l’autorisation envoyée de Chantilly par M. le Prince, il fut convenu “ que Mme la Princesse pourra disposer comme elle l’entendra des pierreries, argenterie et cabinets qu’elle peut avoir ”. […]

Il n’y eut aucune scène de violence, peu d’émotion, à ce qu’il semble, de part et d’autre ; le duc d’Enghien fut respectueux, froid, plus qu’à son ordinaire ; Claire-Clémence signa sans faire d’observation. Dans son état de santé, la précaution prise était assurément justifiable et n’avait pas le caractère d’une spoliation, puisque l’usufruit était respecté, la libre disposition des pierreries assurée ; toutefois, la donation, qu’on disait arrachée par le fils à cette mère partant pour la prison, avait une apparence odieuse ; rien, dans cette triste affaire, n’a plus indisposé l’opinion contre les princes. »


  1. Dénommé Caillet.

  2. Jean Perrault, v. note [3], lettre 215.

  3. De l’accident du 13 janvier 1671.

  4. Pour Duval.

  5. Le duc d’Enghien.

5.

« mais celui qui serait le futur fils de la poule blanche [Juvénal, v. note [17], lettre 197], nul ne connaît encore un si grand secret. »

6.

« d’opium préparé pur ».

7.

Simia semper simia est, etiamsi aurea gestet insignia [Un singe est toujours un singe, même s’il arbore des armoiries dorées], dicton latin ; les médisants comparaient volontiers François Guénault à un singe.

8.

Sur le site d’un château isolé, à une trentaine de kilomètres au sud de La Rochelle et à une vingtaine de l’embouchure de la Charente, se construisaient alors l’arsenal et le port de Rochefort, pour servir de base à la Marine royale du Ponant (Atlantique). Colbert en avait conçu le projet dès 1660. Les travaux avaient commencé en 1666 sous la direction de Colbert du Terron, cousin du ministre, qui lui écrivait en 1669, « Le désir de Sa Majesté est qu’on fasse de l’établissement de Rochefort le plus beau et le plus grand qu’il y ait au monde » (R. et S. Pillorget).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 18 mars 1671

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(Consulté le 29/03/2024)

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