L. 1003.  >
À André Falconet,
le 23 juillet 1671

Monsieur, [a][1]

Je vous ai écrit environ le 12e de juin et je vous mandais comme j’avais vu M. Meyssonnier, [2] qui est venu ici pour un procès qu’il a à la Grand’Chambre à cause d’un bénéfice qu’il poursuit ; sur quoi je vous dirai que l’auteur François [3] a dit à propos sur ce sujet Chance pour le demandeur, chance aussi pour le défendeur[1] M. de Harlay, [4] ancien procureur général du Parlement, est mort le 7e de juin âgé de 64 ans, d’un abcès dans le mésentère. [5][6] Il avait auparavant été taillé [7] pour la pierre dans la vessie. Il laisse son fils [8] à sa place, qui est gendre de M. le premier président[9] habile homme, de grand sens, fort exact, sévère, mais un peu trop mélancolique. [2][10]

Les Hollandais ont tâché d’obtenir du roi [11] par leur ambassadeur, [12] qui est le fils de M. Grotius, [13] le premier homme de son siècle, [3] la liberté et le rétablissement du commerce ; mais ils n’ont pas pu encore en venir à bout et je crois qu’à la fin, ils se repentiront de ne s’être pas tenus aux bonnes grâces du roi ; mais qui dit Hollandais dit glorieux, et puis ils sont huguenots [14] et républicains. Ils ont réussi en leur révolte contre le roi d’Espagne et sont gens de mer, qui sont des causes de leur superbe ; aussi dit-on qu’ils sont extrêmement riches et très puissants sur mer, et non sur la terre.

La diversité des études de Charles Patin [15] me console en quelque façon de son absence, mais les malices de son frère aîné Robert Patin [16] me confondent. Cet ingrat m’a trompé méchamment et même en mourant, ce que je n’eusse jamais pensé d’un fils aîné à qui je me fiais entièrement. Sa veuve [17] en tire ses avantages et fait tout ce qu’elle peut pour ruiner notre famille à son profit. [4][18] Le fils de M. Spon [19] parle de son retour bientôt, c’est un honnête homme, il vous portera de nos thèses. [20]

Monsieur le premier médecin [21] est à Saint-Germain [22] près de M. le duc d’Anjou [23][24] qui est malade d’une fièvre hectique [25] et en danger de devenir tabide [26] par une trop grande sécheresse des entrailles, et particulièrement du poumon. [5] C’est la phthoê des anciens Athéniens, [6] une phtisie [27] sèche et la maladie de consomption [28] des Anglais, que quelqu’un a appelée fort à propos le fléau de l’Angleterre. M. le chancelier[29] âgé de 84 ans, est encore en vie et se porte bien, mais je pense que ce n’est qu’un beau jour d’hiver qui n’a plus guère d’assurance et de force.

On parle à la cour de rappeler mon Carolus. Il y a beaucoup de gens de bien qui l’aiment ; mais un ou deux qui le haïssent, sans même qu’on sache pourquoi, lui ont fait plus de mal que ses amis ne lui peuvent faire de bien. Je sais de bonne part que M. de C. a voulu avoir ses manuscrits, mais il aime mieux demeurer dans son exil que de donner la gloire de son travail à un autre. Il a trouvé moyen d’achever l’Histoire des médailles des empereurs romains[7] Le livre est beau, mais ne doutez pas que ses ennemis n’en disent du mal. Il l’a dédié à l’empereur, [30] auquel il m’écrit qu’il a des obligations insignes pour les honneurs et le bien qu’il lui a faits.

On parle ici d’un grand embrasement de l’Escurial en Espagne, [31] où l’on dit qu’il y a bien de la perte, et même une bibliothèque [32] où il y avait quantité de manuscrits grecs, hébreux et arabes, et autres orientaux. On dit que c’est un moine qui a été cause de tout ce malheur ; cela pourrait bien être car les moines [33] ne sont que des animaux malencontreux, comme le dit Rabelais. Le duc d’Anjou est mort à Saint-Germain le 10e de juillet. [8] Dieu conserve son frère M. le Dauphin, [34] puisse-t-il devenir aussi vaillant que le bon roi Henri iv[35] son grand-père, et plus heureux que lui. Adieu.

De Paris, ce 23e de juillet 1671.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxci (pages 509‑512) ; Bulderen, no dxxxvii (tome iii, pages 423‑425) ; Reveillé-Parise, no dcccxxvi (tome iii, pages 780‑782).

1.

Cette phrase n’est pas telle quelle dans Rabelais (« l’auteur François ») mais renvoie sans doute au chapitre xxxix du Tiers Livre (Comment Pantagruel assiste au jugement du juge Bridoye, lequel sententiait les procès au sort des dés) :

« Je pose sur le bout de la table en mon cabinet tous les sacs du défendeur {a} et lui livre chance {b} premièrement, comme vous autres Messieurs. […] Cela fait, je pose les sacs du demandeur, comme vous autres Messieurs, sur l’autre bout […]. Pareillement et quant et quant, {c} je lui livre chance. Mais (demandait Trinquamelle) mon ami, à quoi connaissez-vous l’obscurité des droits prétendus par les parties plaidoyantes ? Comme vous autres Messieurs (répondit Bridoye), savoir est quand il y a beaucoup de sacs d’une part et de l’autre. Et lors j’use de mes petits dés, comme vous autres Messieurs, suivant la loi […]. Cela fait (demandait Trinquamelle), comment sententiez-vous, mon ami ? Comme vous autres Messieurs, répondit Bridoye : pour celui je donne sentence duquel la chance livrée par le sort du dé judiciaire, tribunian, {d} prétorial, {e} premier advient. Ainsi commandent nos droits. »


  1. C’est Bridoye qui parle. En justice, le demandeur ou défenseur est celui qui porte l’accusation (le plaignant), et le défendeur, celui qui la réfute et s’en défend (l’accusé).

  2. Jette les dés.

  3. En même temps.

  4. Conforme aux règles des tribuns.

  5. Conforme à celles du prétoire.

2.

Mort d’Achille ii de Harlay (procureur général de 1661 à 1667), petit-fils du premier président Achille i (v. note [19], lettre 469) et père d’Achille iii (v. note [5], lettre 915), gendre du premier président de Lamoignon.

3.

Hugo Grotius, « le premier homme de son siècle », n’eut qu’un seul fils, Pieter de Groot (1615-1678), qui avait obtenu sa première audience auprès de Louis xiv le 17 novembre 1670, comme ambassadeur des États généraux des Provinces-Unies.

4.

Seule allusion au grave différend qui opposa Catherine Barré, veuve de Robert, à Guy Patin, son beau-père, et qui le ruina (vComment le mariage et la mort de Robert Patin ont causé la ruine de Guy).

Il est surprenant que Patin n’ait pas été plus disert sur cette catastrophe des dernières années de sa vie : fut-ce un effet de sa honte, ou de la censure exercée par Charles sur ce que son père a pu en avoir écrit dans d’autres lettres pour préserver l’honneur familial ? V. note [13] de Jacob Spon et Charles Patin, premiers éditeurs des Lettres choisies en 1683, où figurait la présente.

5.

Philippe-Charles, duc d’Anjou, était le cinquième enfant du couple royal, né le 5 août 1668 (v. note [4], lettre 932), mort le 10 juillet 1671, tandis que Louis xiv était à Compiègne (vinfra note [8]). Malgré sa mauvaise santé, le premier médecin, Antoine Vallot, avait rejoint la cour en Flandre au mois de juin (v. note [3], lettre 1002). Antoine D’Aquin suppléait à ses absences auprès du roi (v. note [8], lettre 1004). Pour soigner le petit duc d’Anjou, Vallot avait dû précéder la cour à Saint-Germain car elle n’y revint que le 13 juillet.

6.

Φθοη, consomption, épuisement (v. note [6], lettre 463).

7.

Ce passage a pu être profondément modifié par Charles Patin (v. supra note [4]). « M. de C. » pouvait être Jean-Baptiste Colbert, mais je peine à comprendre pourquoi cet éminent ministre aurait voulu se procurer le manuscrit, c’est-à-dire parrainer l’impression du prochain livre de Carolus : {a}

Imperatorum Romanorum Numismata ex ære, mediæ et minimæ formæ : Descripta et Enarrata per Carolum Patinum Doctorem medicum Parisiensem.

[Les Médailles en bronze des empereurs romains, de petite et moyenne taille : décrites et expliquées Par Charles Patin, docteur en médecine de Paris]. {b}


  1. Colbert pouvait être mû par le désir de faire briller le génie français et d’éviter une dédicace à l’empereur Léopold ier, illustrée de son glorieux portrait. {i}

    Surmonté d’une devise que je n’ai pas su attribuer, {ii} le Summa Privilegii [Résumé du privilège] établit curieusement que l’ouvrage devait initialement être imprimé en France :

    Cautum est autoritate Regia, ne quis in Galliarum Regno librum, cui titulus est imperatorum Romanorum […], absque prædicti Caroli Patin permissu intra viginti annos excudat, vendatve. Si quis secus fecerit mulcta ter mille libellarum, confiscatione exemplarium, omniumque hac de causa impensarum, prout amplius in ipso Diplomate continetur, coercebitur. Lutetiæ Parisiorum vii. Februarii a.s. m.dc.lxii.
    Ludovicus
    .
    Subsignatum et ad mandatum Regis proprium phelipeaux.

    Concessit illud Privilegium dictus carolus patin Doct. Med. Parisiens. simoni paulli Bibliopola.
    Impressus est Liber Anno m. dc. l. xxi.

    [L’autorité royale avertit chacun qu’il est interdit d’imprimer ou vendre, dans le royaume de France et durant les vingt prochaines années, le livre intitulé imperatorum romanorum (…) sans la permission du susdit Charles Patin. Qui contreviendra sera contraint à une amende de trois mille livres tournois, à la confiscation de ses exemplaires et au règlement de tous les frais qui en découleront, en vertur de ce qui est contenu dans le présent document. {iii} À Paris, le 7e de février de la 1672e anné {iv} de notre Salut.
    Louis.
    Soussigné et sur mandat expresse du roi, phélippeaux. {v}

    Le susdit charles patin, docteur en médecine de Paris, a cédé le présent privilège au libraire simon paulli. {vi}
    Ouvrage imprimé l’an 1671.

    1. Leopoldus D.G. Romanor. Imperator semper Augustus [Léopold toujours auguste empereur des Romains, par la grâce de Dieu].

    2. Tandem implevit orbem [Il a fini par emplir le monde].

    3. Toutes ces clauses sont banales dans le privilège d’un ouvrage.

    4. Sic pour 1671e ?

    5. Louis Phélippeaux de Pontchartrain, président de la Chambre des comptes (v. note [13], lettre 656).

    6. Notre édition contient une lettre de Guy Patin à Simon ii Paulli, libraire-imprimeur de Strasbourg, qui a été ami de Charles pendant son séjour dans cette ville (v. note [7], lettre 989).

    Tout cela me pousse à penser qu’on parlait bien à la cour, comme écrivait Patin, « de rappeler mon Carolus », mais qu’une autorité supérieure à celle de Colbert ruina cette espérance : Louis xiv ou Monsieur, son frère.

  2. Strasbourg, Simon Paulli, 1671, in‑fo richement illustré de 500 pages.

L’excellent Gianluca Mori (v. note [5], lettre latine 302) a généreusement attiré mon attention sur ce précieux hommage qui figure dans les pièces liminaires de ce livre :

guido patin
Doctor Medicus Parisiensis et Professor Regius.

Longioris absentiæ tuæ desiderium utcunque levare cogor datis acceptisque litteris. Video autem Te ad umbilicum perduxisse Opus quod parabas, Numismatum Cæsarorum a Julio Cæsare usque ad Heraclium. Animadverto etiam Te aliqua antiquitatis monumenta alia raritate aut arte notabilia inseruisse suis locis. Bene factum arbitror, quod otii et negotii tui rationem reddere studuisti. Faxit deus ut in tuis studiis mea senectus possit quodammodo acquiescere. Vale.

[guy patin
docteur en médecine de Paris et professeur royal.

Les lettres que je suis contraint d’échanger avec vous soulagent tant bien que mal le regret de votre trop longue absence. {a} Je vois néanmoins que vous avez achevé l’ouvrage que vous prépariez sur les médailles impériales depuis Jules César jusqu’à Heraclius. {b} Je remarque aussi que vous y avez inséré à leur place quelques autres souvenirs antiques, remarquables pour leur rareté ou leur beauté. J’apprécie que vous ayez pris soin de témoigner ainsi des recherches auxquelles vous occupez vos loisirs. Fasse Dieu que vos études puissent procurer quelque paix à ma vieillesse. Vale].


  1. Seul témoignage objectif que je connaisse de la correspondance que Guy Patin et son fils ont échangée après que Charles eut été contraint de fuir la France en 1663. Ces lettres sont aujourd’hui perdues, sans doute détruites par Charles, notamment pour effacer toute trace de ses relations avec son père, qui aurait pu compromettre sa réintégration tant espérée dans la Compagnie des docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris : v. le paragraphe intitulé Vains efforts pour une réhabilitation académique à Paris (1683-1686) dans les Déboires de Carolus (notes [150][162]).

  2. Flavius Heraclius a régné sur l’Empire romain d’Orient de 610 à 641.

8.

Toutes les sources concordant, j’ai corrigé en 10 juillet la date du 3 juillet, que donnent ici les précédentes éditions.

Mlle de Montpensier (Mémoires, seconde partie, chapitre xix, pages 298‑299) :

« Il vint des nouvelles que M. le duc d’Anjou était fort malade. Il avait toussé tout l’hiver depuis un grand rhume qu’il avait eu ; on disait que c’était la rougeole, < qu’>on l’avait laissé à l’air et qu’elle lui était rentrée. Les médecins disaient fort que non ; mais je me souviens que dans le temps qu’il commença à être malade, Mme de Rohan, qui se connaît en enfants, me dit : “ Si vous craignez la rougeole, n’approchez point de cet enfant, car il en a toutes les marques. ” Je n’approchai point. La reine me gronda et dit au roi : “ Ma cousine n’a pas approché d’aujourd’hui de mon fils ; elle s’imagine qu’il a la rougeole. ” Cet enfant, qui était le mieux fait et le plus joli du monde, traîna toujours depuis. La reine pleura fort et s’en alla à une abbaye auprès d’Ath. {a} En revenant, La Hillière, qui l’avait escortée, lui dit que l’on lui venait de mander du camp que l’on partait le lendemain matin. En arrivant le roi lui cria par la fenêtre de l’appartement de Mme de Montespan, où il était : “ Madame, nous partons demain, il vaut mieux s’en aller ; on serait trop en peine de mon fils. On en saura plus souvent des nouvelles. ”

On fut coucher au Quesnoy, {b} à Saint-Quentin, {c} à Compiègne, {d} à Luzarches. {e} Il était toujours mal le soir. Comme le roi soupait, M. de Lauzun revint de souper, qui parla au roi tout bas. Il me montra la reine, je jugeai bien que M. d’Anjou était plus mal. En sortant, il me dit : “ Il est à l’extrémité, mais il ne faut pas dire à la reine. ” Le matin {f} en m’éveillant, on me dit que M. de Condom {g} était arrivé, et un petit fou, qui était à la reine, nommé Bricmini, entra dans ma chambre et me dit : “ Vous mourez vous autres grands, comme les autres ; votre neveu est mort. ” Je me dépêchai, j’allai chez la reine. Le roi était enfermé. Je la trouvai très affligée ; je causai un peu avec M. de Lauzun, je le priai de m’avertir quand on pourrait parler au roi. Il me vint quérir, j’allai dans sa chambre. Il était très touché, et il avait raison. Je l’étais beaucoup. On le peut juger par la grande affection que j’ai pour ma Maison et par le respect et l’amitié que j’ai pour le roi. »


  1. Dans le Hainaut.

  2. Le 7 juillet.

  3. Le 8 juillet.

  4. Le 9 juillet.

  5. Le 10 juillet.

  6. Du 10 juillet.

  7. Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Condom et précepteur du dauphin, frère aîné du duc d’Anjou.

Le monastère et palais de l’Escurial, à 45 kilomètres au nord-ouest de Madrid, servait de retraite aux rois d’Espagne depuis le milieu du xvie s. (au début du règne de Philippe ii). Son incendie, le 7 juin 1671, fut un désastre pour les œuvres d’art et les livres rares qui y étaient conservés en grand nombre.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 23 juillet 1671

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(Consulté le 28/03/2024)

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