L. 1012.  >
À André Falconet,
le 19 décembre 1671

Monsieur, [a][1]

Le roi [2] est tout à fait résolu à la guerre et il y a toute apparence que nous l’aurons ; mais où ? je ne sais, peut-être contre les Hollandais ou ceux de Cologne, [3] apparemment contre tous deux. Quoi qu’il en soit, le roi a fait faire des magasins sur le Rhin, de blé, de vin, de poudre, etc. pour six mois, et 8 000 hommes. Quelques-uns disent que l’on veut faire élire M. le Dauphin [4] roi des Romains, [5] quoiqu’il n’ait que dix ans, et la loi en requiert 17 ; mais quid facient leges ubi tanta potentia regnat ? [1][6] Quand le roi aura une puissante armée commandée par M. le Prince, [7] M. de Turenne, [8] M. de Créqui [9] et ses autres foudres de guerre, [2] s’amusera-t-on à observer une loi ancienne qui lui est contraire ? J’aime mieux croire que le roi dira ce que disait cet ancien capitaine, dans Stace, [10] qui, ayant l’épée à la main et la puissance présente, disait fort hardiment Virtus mihi numen et ensis quem teneo[3] On dit que les Hollandais s’offrent de donner au roi toute la satisfaction qu’il voudra. C’est M. l’ambassadeur de Hollande [11] qui me le dit hier lui-même. [4] Il est fils de M. Hugo Grotius, [12] qui me faisait l’honneur de m’aimer et qui mourut l’an 1645 à Rostock [13] en revenant de Suède où il était ambassadeur de la reine Christine [14] vers notre roi. Il a été le plus savant homme de son temps avec Saumaise. [15] Ils n’étaient pas tous deux de même avis en beaucoup de choses, et particulièrement en matière de religion, car M. Grotius était catholique en son âme et s’allait déclarer dès qu’il eût été arrivé ; mais au contraire, M. de Saumaise s’était fait de romain huguenot [16][17] et disait qu’il s’étonnait de ce que tous les gens d’esprit ne faisaient de même, vu que c’était une religion fort commode, qu’on n’y allait point à confesse, qu’il n’y avait point de purgatoire, [18] de prêtres et de moines, [19] grands coupeurs de bourse in nomine Domini[5] ni de pape, ni de chapelets, ni de grains bénits et autres telles bagatelles. Vale.

De Paris, ce 19e de décembre 1671.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxciv (pages 518, numérotée 516‑520, numérotée 518) ; Bulderen, no dlv (tome iii, pages 440‑441) ; Reveillé-Parise, no dcccxxxiv (tome iii, pages 793‑794).

1.

« que feront les lois quand règne une si grande puissance ? » : variante sur Pétrone, v. note [27], lettre 513. Pour le dauphin de France (qui était Habsbourg par les femmes, sa mère et sa grand-mère paternelle), devenir roi des Romains aurait signifié se faire désigner futur empereur germanique (v. note [7], lettre 21). Cette prestigieuse élection était alors ouverte puisque l’empereur Léopold ier n’avait pas encore de fils (v. note [9], lettre 856).

2.

« On appelle un grand capitaine brave et diligent, un grand foudre de guerre » (Furetière).

3.

« La divinité est pour moi le pouvoir et l’épée que je tiens » : Stace, Thébaïde iii, vers 615‑616.

Stace (Publius Papinius Statius, Naples vers 40-Rome, vers 96) est un poète latin qui a laissé deux épopées, la Thébaïde et l’Achilléide, et cinq livres de Silves.

4.

Dans la lettre à sa fille, Mme de Grignan, datée de Paris le 5 janvier 1672, Mme de Sévigné (lettre 232, tome i, pages 408‑409) a relaté l’audience que le roi avait accordée la veille à Pieter de Groot (v. note [3], lettre 1003), ambassadeur des Provinces-Unies :

« Le roi donna hier, lundi 4 janvier, audience à l’ambassadeur de Hollande ; il voulut que M. le Prince, M. de Turenne, M. de Bouillon et M. de Créqui fussent témoins de ce qui se passerait. L’ambassadeur présenta sa lettre au roi, qui ne la lut pas, quoique le Hollandais proposât d’en faire la lecture. Le roi lui dit qu’il savait ce qu’il y avait dans la lettre et qu’il en avait une copie dans sa poche. L’ambassadeur s’étendit fort au long sur les justifications qui étaient dans la lettre, et que Messieurs les États s’étaient examinés scrupuleusement pour voir ce qu’ils auraient pu faire qui déplût à Sa Majesté, qu’ils n’avaient jamais manqué de respect et que cependant, ils entendaient dire que tout ce grand armement n’était fait que pour fondre sur eux, qu’ils étaient prêts de satisfaire Sa Majesté dans tout ce qu’il lui plairait ordonner, et qu’ils la suppliaient de se souvenir des bontés que les rois ses prédécesseurs avaient eues pour eux et auxquelles ils devaient toute leur grandeur. Le roi prit la parole et avec une majesté et une grâce merveilleuses, dit qu’il savait qu’on excitait ses ennemis contre lui, qu’il avait cru qu’il était de sa prudence de ne se pas laisser surprendre, et que c’est ce qui l’avait obligé à se rendre si puissant sur la mer et sur la terre afin qu’il fût en état de se défendre, qu’il lui restait encore quelques ordres à donner, et qu’au printemps il ferait ce qu’il trouverait le plus avantageux pour sa gloire et pour le bien de son État ; et fit un signe de tête à l’ambassadeur, qui lui fit comprendre qu’il ne voulait point de réplique. La lettre s’est trouvée conforme au discours de l’ambassadeur, hormis qu’elle finissait par assurer Sa Majesté qu’ils feraient tout ce qu’elle ordonnerait, pourvu qu’il ne leur en coûtât point de se brouiller avec leurs alliés. »

5.

« au nom du Seigneur ».


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 19 décembre 1671

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(Consulté le 29/03/2024)

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