L. latine 100.  >
À Melchior Sebizius,
le 17 mai 1658

[Ms BIU Santé no 2007, fo 70 ro | LAT | IMG]

Au très distingué M. Melchior Sebizius, docteur en médecine et professeur à Strasbourg.

Très distingué Monsieur, [a][1]

Votre paquet, que j’ai reçu au début de février, ne m’a pas rendu ingrat, mais muet, dans l’attente de votre lettre : elle est longtemps restée chez un marchand, en l’absence de M. Dinckel qui était parti voyager en France pour apprendre notre langue ; [1][2] le noble M. Commerel de Strasbourg me l’a enfin remise le 19e d’avril. [3] Je serais assurément ignorant et presque idiot si je ne la disais élégante et comme écrite avec du pur miel. Votre plume n’est qu’amour. Je serais sauvage et véhément si je ne vous remerciais de toutes mes forces et aussi amplement que je le dois ; si je ne disais que votre paquet m’a comblé à l’égal d’un trésor ; et que par-delà tous mes vœux, me voilà récompensé bien mieux que je ne l’ai voulu. Pour ne pas vous oublier, ni votre si généreux bienfait, je jouirai fort souvent et plaisamment de ce splendide gage de votre affection. Vos écrits me déterminent à vous complimenter à la fois pour votre érudition, presque surhumaine, et pour votre grand âge, qui n’est pas inactif et languissant, mais léger et paisible, résultat d’une vie passée tranquillement, vertueusement et honorablement ; vous parcourez si énergiquement votre vieillesse que, même approchant de sa fin, vous semblez vous en délecter. [2] Votre attrait pour les bons arts et les bonnes mœurs l’adoucit ; vous recherchez tous les remèdes qui procurent le bon et heureux vivre ; vous êtes vous-même et, comme on dit, vous vivez tel que vous êtes, beaucoup moins par la nourriture du corps que par celle de l’étude et du savoir. Pauci belle ætatis fabulam peragunt ; multi satis bene peractis primis vitæ partibus, velut inexercitati histriones, in extremo actu corruunt ; [3][4] et la plupart même, quand les années les a tout à fait épuisés, sont contraints de cesser leurs studieux travaux. Vous qui êtes vieux de corps, mais non d’esprit, tel un autre Sophocle qui, dans son grand âge, continua de produire des tragédies, ou un autre Platon, qui est mort en écrivant, à l’âge de 81 ans, ou comme ce Gorgias de Leontini qui, âgé de 107 ans, n’a jamais quitté son ouvrage, [4][5][6][7] vous maniez avec une lucidité intacte les arts supérieurs, qui sont les armes les mieux adaptées à la vieillesse. Déjà embellis par vos immenses ouvrages, qui ont naguère suscité le jugement unanime de tous les honnêtes gens sur vos mérites, ils montrent maintenant les derniers fruits de votre autorité et ils voueront votre nom à l’immortalité quand, par la loi du destin, la mort qui vient à bout de tout vous aura emporté.

Votre lettre ravive en moi très agréablement le souvenir de Simon Piètre, que vous avez jadis connu à Paris, et de Riolan, qui était le fils de sa sœur. [5][8][9][10] Le premier, qui fut en tout le plus grand des hommes et des médecins, est décédé en 1618, plongeant dans le chagrin tous les gens honnêtes et savants ; il a laissé un frère, Nicolas Piètre [11] qui a de très loin été le prince de notre Compagnie, tant pour avoir plaidé en faveur de la tradition médicale, en quoi son jugement surpassait tous les autres, que surtout pour son érudition, ; il est mort en 1649. Quant à Riolan, qui a tant brillé par son savoir et ses écrits, il était presque octogénaire quand il nous a quittés il y a 15 mois. [12][13] Non seulement je connais les deux Lyonnais dont vous parlez, mais une grande amitié me lie à eux ; et surtout à M. Spon, car nul ne m’est plus cher que lui, et que moi à lui. [14] Plus Mars impie [15] s’acharne et s’agite sur notre terre, plus nos imprimeurs sont engourdis,  à tel point que je n’oserais rien vous promettre venant d’eux ; [16] mais si viennent des temps plus favorables, après que quelques mois auront passé, il n’y a rien que je n’entreprendrai en votre faveur. J’ai vos livres de Alimentorum Facultatibus, je les utilise non sans profit, ni sans célébrer votre renom avec gratitude et reconnaissance ; mais je n’ai jamais vu vos 56 Exercitationes ; si je les obtiens grâce à vous ou à quiconque d’autre, j’en réglerai aussitôt le prix intégral. [6] Le Jardin royal de notre ville n’est plus si bien fleuri ni si soigneusement cultivé, car ceux à qui on en a confié la garde ont l’esprit occupé ailleurs ; je déploierai pourtant tous les efforts dont je suis capable pour satisfaire votre désir. [7][17][18][19] Je vous prie de transmettre toutes mes salutations à votre très cher fils et éminent professeur de médecine. [8][20] Vale.

Votre Guy Patin de tout cœur, docteur en médecine de Paris et professeur royal.

De Paris, ce vendredi 17e de mai 1658.


a.

Brouillon autographe d’une lettre que Guy Patin a écrite à Melchior Sebizius, ms BIU Santé no 2007, fo 70 ro.

1.

Sans y avoir joint de lettre, Melchior Sebizius avait expédié ceux de ses ouvrages qui manquaient à la collection de Guy Patin, ainsi qu’il le lui avait demandé dans sa lettre du 2 novembre 1657 (v. sa note [2]). Un élève strasbourgeois de Sebizius, Johann Rudolf Dinckel, qui étudiait alors en France, servait d’intermédiaire dans la transaction. Ses allées et venues avaient retardé la réception du colis par Patin qui, dans son impatience, toujours par l’entremise de Dinckel, avait conclu un marché avec Johann Jakob Seubert pour racheter la collection complète des ouvrages de Sebizius à la veuve d’un libraire de Strasbourg (v. sa lettre du 11 janvier 1658).

Dans sa lettre du 26 avril 1658, Patin a écrit à Charles Spon : « le bonhomme M. Sebizius de Strasbourg m’a fait l’honneur de m’écrire une fort belle lettre » (v. sa note [20], lettre 524). Cette lettre est aujourd’hui perdue, mais celle-ci lui répondait.

Incidemment, il est intéressant de noter qu’étant natif de Strasbourg, Dinckel devait apprendre à parler le français.

2.

Melchior Sebizius avait alors 80 ans et allait encore en vivre seize, soit plus qu’il n’en restait alors à Guy Patin.

3.

« Peu de gens jouent de belle façon le drame de la vie jusqu’à son terme ; beaucoup, après avoir assez bien mené les premières parties de leur existence, s’effondrent au dernier acte, tels des acteurs à bout de souffle » ; imitation de Cicéron sur Caton l’Ancien (De la Vieillesse, chapitre xvii, § 64) :

Quibus qui splendide usi sunt, ei mihi videntur fabulam ætatis peregisse nec tamquam inexercitati histriones in extremo actu corruisse.

[Ceux qui ont vécu splendidement me semblent avoir joué le drame de leur existence jusqu’à son terme, et ne pas s’être effondrés au dernier acte, tels des acteurs à bout de souffle].

4.

Sophocle (495-406 av. J.‑C.), le grand tragique grec, a vécu 89 ans, et Platon, environ 80 (428 ou 427-348 ou 347 av. J.‑C.).

Gorgias de Leontini (en Sicile) est un philosophe présocratique des ve et ive s. av. J.‑C. Cette phrase conclut sa biographie par Philostrate (Vies des Sophistes, 9e récit du livre i ; v. note [41], lettre 99) :

« On dit que Gorgias, malgré les atteintes de la vieillesse, et parvenu à l’âge de 108 ans, n’avait point perdu la vigueur de son corps, et qu’il mourut encore vert, en pleine possession de ses sens. »

Élien (La Mort de Gorgias, Histoires diverses, livre ii, chapitre 35 ; v. note [2], lettre 618) :

« Gorgias le Léontin, arrivé à une extrême vieillesse, et touchant au terme de sa carrière, fut attaqué d’une maladie qui lui causait un assoupissement presque continuel. Un de ses amis l’étant venu voir, lui demanda comment il se trouvait : “ Je sens, lui répondit Gorgias, que le sommeil commence à me livrer à son frère. ” » {a}


  1. Tum consanguineus Leti Sopor [Car le Sommeil est le frère de la Mort] (Virgile, Énéide, chant vi, vers 278).

5.

En 1574, Anne Piètre, sœur aînée de Simon ii, avait épousé Jean i Riolan, père de Jean ii (v. note [43], lettre 413, et la Généalogie des Piètre).

6.

V. notes [22], lettre 192, pour les cinq livres de Melchior Sebizius « sur les Facultés des aliments » (Strasbourg, 1650), et [3], lettre latine 95, pour ses 56 « Essais » médicaux (Strasbourg, 1624, 1631 et 1636).

7.

Le Jardin royal des Plantes de Paris (v. note [4], lettre 60) était alors placé sous la surintendance d’Antoine Vallot, premier médecin du roi (que Guy Patin détestait, v. note [18], lettre 223).

Melchior Sebizius désirait sans doute obtenir de rares échantillons de boutures ou de graines pour enrichir le Jardin botanique de l’Université de Strasbourg (fondé en 1619).

8.

Johann Albrecht Sebizius (Strasbourg 1614-ibid. 1685), fils de Melchior, avait fréquenté les universités de Bâle, Montpellier et Paris avant de recevoir le bonnet de docteur en médecine à Strasbourg en 1640. Il y avait obtenu une chaire d’anatomie en 1652. En 1675, il succéda à son père dans la charge de médecin ordinaire de la ville et fut élu 21 fois doyen de sa Faculté de médecine. Il a publié quelques livres de médecine.

s.

Ms BIU Santé no 2007, fo 70 ro.

Clar. viro D.D. Melchiori Sebizio, Medicinæ Doctori et Prof. Argentinam.

Inente Februario tuum accepi fasciculum, Vir Cl. qui me non ingratum,
sed mutum fecit, tuarum expectatione literarum, quæ cùm diu apud mercatorem
fuissent, quod abesset D. Dinckel, qui per Galliam peregrinatur, ut sciat
Gallicè : tandem à D. Connerel, nobili Argentinensis redditæ mihi sunt 19. Aprilis.
Rudis profectò ac propè lapis, nisi eas mero melle scriptas appellem elegantias :
calamum tuum, amorem : ferus ac fervens, nisi Tibi gratias agam quantas possum
ac debeo maximas, tuo fasciculo dicam, an thesauro beatus : et quidem ultra
votum, qui plurib. quàm volui muneratus sim. Quo minus igitur me aut Tui,
aut tanti beneficij capere possit oblivio, sæpissime ac jucundissimè fruar pul-
cherrimo illo 2 tui 1 amoris pignore, quo perpellor, ut et tuam tibi gratuler erudi-
tionem, penè humanâ majorem, et senectutem non inertem et languidam, sed ex quietè,
purè eleganterq. acta ætate levem et placidam, quam etiam extremæ proximam
ita fers molliter, ut ea delectari videaris : illam sollers bonis artibus et morib. dulcem
facis, à Te omnia bene beatéq. vivendi præsidia petis, tecum es, tecúmq. ut dicitur, vivis, multò
minùs corporis, quàm studij et doctrinæ pabulo. Pauci bellè ætatis fabulam peragunt ;
multi satis bellèene peractis primis vitæ partibus, velut inexercitati histriones, in ex-
tremo actu corruunt : plerique etiam quos planè enervavit senectus, coguntur suis
in studijs obmutescere : te corpore, non animo senex, velut alter Sophocles, qui natu
grandior tragædias fecit, aut Plato, qui uno et octogesimo anno scribens mortuus
est, aut sicut Leontinus ille Gorgias, qui completis centum et septem annis, ab
opere cessavit numquam, integra mente tractas aptissima senectutis arma, artes
videlicet egregias, tuis jam amplissimis illustratas monimentis, quæ et pridem
consentientem bonorum omnium de tuis laudibus famam excitarunt, et Tibi nunc
fructus authoritatis præbent extremos ; et ubi fati lege naturam tuam mors omnibus
parata dissolverit, noment tuum immortalitati consecrabunt.

Tuâ Epistolâ Simonis Pietrei, tibi olim Lutetiæ cogniti, et Riolani ex ejus
Sorore nati memoriam mihi refricas multò jucundissimam : Ille Medicus ac vir
modis omnibus maximus, magno proborum doctorúmq. omnium dolore sublatus est
anno 1618. superstite fratre Nic. Pietreo, qui cùm in dicenda ob antiquitatem
quâ cæteris præibat sententia, tùm præsertim eruditione, Ordinis nostri longè prin-
ceps fuisset, diem obijt suum anno 1649. Riolanus v. fere octogenarius decessit
ante xv. menses, doctrinâ scriptisq. clarissimus. Duos illos Lugdunenses non solùm
novi, sed etiam magna mihi cum illis intercedit familiaritas et necessitudo,
imprimisq. cum Sponio, quo nemo mihi, nec illi me quisquam carior est. Quo
magis nostro sævit ac fervet Mars impius orbe, hoc magis nostri frigent Typographi :
ut propterea nihil Tibi de illis ausim polliceri : quod si se meliora tempora ostentarint,
ubi aliquot adhuc exierint menses, nihil non tua causa tentabo. Habeo tuos de
Alim. facult.
libros, quib. utor non sine fructu, gratáq. ac debita nominis tui com-
memoratione : sed tuas illas 56. Exercitationes mihi numquam visas, si tuâ aut cujus-
vis alterius curâ, et quovis pretio comparatas accepero, omnem statim pecuniam repræ-
sentabo. Regius nostræ Urbis hortus non adeo floret ac diligenter excolitur, quod,
quib. ejus cura demandata est, aliò occupatum habeant animum : omni tamen arte enitar,
ut quib. potero modis, tuum expleam animum. Meo nomine quæso, tuo Filio carissimo
et clarissimo Medicinæ professori salutem plurimam dicito. Vale.

Tuus ex animo Guido Patin, Doctor Med.
Paris. et Prof. regius.

Parisijs, die Veneris, 17. Maij, 1658.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Melchior Sebizius, le 17 mai 1658

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(Consulté le 28/03/2024)

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