[Ms BIU Santé no 2007, fo 75 vo | LAT | IMG]
Au très distingué M. Johannes Antonides Vander Linden, à Leyde.
Très distingué Monsieur, [a][1]
J’ai reçu votre dernière, et médité dessus depuis quelques jours. La poste ordinaire m’a remis celle que vous aviez donnée à Elsevier [2] pour qu’il me l’expédie, c’est-à-dire votre avant-dernière ; et c’est bien ainsi, car nous n’importunerons personne en faisant passer notre commerce épistolaire par cette voie, et je ne voudrais en déranger aucun. Continuez donc à m’écrire par le même intermédiaire ; [1] à moins peut-être que vous ne remettiez vos lettres, comme vous avez fait naguère, à ce marchand de votre pays qui a ici un fils, dénommé Cornelius, chez M. Darli, le commerçant. [3] Votre dernière m’était parvenue par la même voie, savoir le courrier ordinaire, avec une lettre de M. Gronovius ; [4] je l’ai aussitôt envoyée à Saumur, à M. Tanneguy Le Fèvre, [5][6] lequel j’ai invité à répondre par une lettre que je renverrais aussitôt par voie sûre dans votre pays, s’il me l’envoyait. En attendant, vous saluerez de ma part, s’il vous plaît, M. Gronovius que je vénère comme une grande étoile dans le firmament littéraire. Il a jadis vécu à Paris et je me rappelle avoir cherché à l’aller saluer et connaître dans le faubourg Saint-Germain ; [7] mais pour mon malheur, il était alors déjà parti, de sorte que je n’ai pu trouver et voir chez lui cet homme fort illustre pour sa réputation de très vaste érudition. J’avais alors en tête de lui offrir toute sorte de services ; per literas animi mei interpretes, [2][8] j’exécute simplement aujourd’hui ce que je n’ai pu faire en tête-à-tête car je désire qu’il m’inscrive dans l’album de ses amis, principalement par votre intermédiaire et votre entremise, si tel est votre bon plaisir. En attendant, je voudrais vous faire savoir que je le connais fort bien grâce à divers écrits qu’il a publiés ; je les ai tous ici à l’exception d’un seul, qui traite du système numéraire ou monétaire, que je n’ai pas encore trouvé à acheter. [3] Je le salue donc de tout cœur et le prie d’accepter de bonne grâce que je le tienne dorénavant pour mon ami. [Ms BIU Santé no 2007, fo 76 ro | LAT | IMG] Il a jadis écrit ici quelque chose contre un certain Émeric Crucé, pédagogue émérite, qui mourut il y a sept ans, sed longe impar fuit congressus Achilli. [4][9][10] Ce Crucé, parfaitement indigne d’un si grand adversaire, n’était en effet qu’enflé par l’arrogance et par l’orgueil d’un pédant. Le Gassendi qu’on vous a commandé nous viendra bientôt ; [5][11] M. Angot [12] a écrit à Lyon pour cela, et aussitôt qu’il lui sera parvenu, il assemblera un paquet auquel j’ajouterai certaines autres choses que j’ai ici à vous envoyer : une Dissertatio de succo Cyrenaïco qu’a tout récemment engendrée une dispute ou controverse entre deux docteurs encore jeunes, [6][13][14][15] ainsi qu’entre autres, le Simeo Seth [16] et le Scribonius de Johannes Rhodius, etc. [17][18] Dans votre dernière, vous ne m’avez rien répondu sur l’Eusèbe de Scaliger, son édition n’est-elle pas achevée ? [7][19][20] J’ai appris qu’Alexandre More est en notre ville, [21] j’ai cherché à le rencontrer chez lui et ne l’ai pourtant pas encore vu, mais j’espère le voir bientôt. J’attendrai votre portrait avant l’été prochain, je voudrais pourtant qu’il fût fait à votre avantage. [22] Que nous reste-t-il à espérer des Epistolæ de Saumaise qu’il conviendrait d’éditer un jour ? [8][23] Apprenez-moi s’il vous plaît où demeure aujourd’hui un Parisien nommé Simon Moinet ; vous l’avez autrefois connu, il habitait jadis chez les Elsevier. [24] Je me réjouis extrêmement que le très savant Gronovius ait quitté Deventer pour enseigner chez vous ; [25] il sera un brillant ornement de votre Université qui a donné naissance à tant de distingués professeurs. Mes deux fils vous transmettent leurs salutations, [26][27] ainsi qu’à M. van Horne ; [28] tout comme moi, qui fais de même pour l’excellent M. Utenbogard, médecin d’Utrecht. [29] Je vous ai naguère envoyé, à vous ou du moins en votre nom à l’un de vos amis, [30] le Théophraste de Heinsius grec et latin, corrigé par la propre main de Caspar Hofmann : [9][31][32][33] que puis-je en espérer, ne le publiera-t-on pas chez vous ? Sinon, qu’on me le renvoie car j’ai trouvé un libraire qui ne répugnerait pas à lancer l’édition des manuscrits que j’ai en ma possession, et qui ne prend pas la fuite à l’énoncé de mon projet et de mon intention. [34] Un jeune Allemand de Berlin, fils du premier médecin de Brandebourg, nommé Martin Weiss, [35] qui a été votre auditeur, m’a raconté ici avoir appris de vous que cette Empirica rationalis, qui a été publiée en Italie il y a cinq ans, n’est pas de Giulio Cesare Claudini. [10][36][37] Est-ce bien vrai ? Certe communi cudit carmen triviale moneta, [11][38] et ce livre n’a pas grande valeur pour moi, bien qu’il porte le nom d’un savant homme ; et je ne doute pas qu’un tel titre, fardé et mensonger, n’aille en tromper beaucoup, en particulier les moins clairvoyants et ceux qui montrent peu de sagacité à discerner les œuvres des grands hommes. On trouve ici, imprimées depuis un mois, des Opérations de chirurgie, par un chirurgien de très grand renom nommé Thévenin : il s’appuyait beaucoup sur la cystotomie pour guérir le calcul et il s’évertuait à être tenu pour le meilleur connaisseur des maladies des yeux ; son livre est entièrement en français, in‑fo ; [12][39][40][41] écrivez-moi si vous voulez que je vous l’envoie. Les imprimeurs lyonnais se préparent à mettre au jour de grands ouvrages : les uns commencent le Cardan complet qui sera en huit tomes ; [42] d’autres pensent aux Annales ecclesiastici de Baronius en 12 tomes ; [43] d’autres encore ont en vue une nouvelle édition de Ciaconius de Vitis pontificum Romanorum cum elogijs cardinalium (bon Dieu, que voilà d’honnêtes gens !), mais cette édition sera bien plus ample, et achevée cette présente année ; au moins servira-t-elle de référence historique. [13][44] Nos Parisiens sont étonnamment transis et n’exécutent rien d’utile : ils ne s’appliquent qu’à de quelconques romans pour l’agrément des femmes de la cour, qui en font leur passe-temps ; sauf espoir de profit, ils négligent d’autres ouvrages de meilleure qualité, jusqu’à ce qu’ils trouvent une conjoncture plus favorable et plus paisible ; à moins peut-être qu’en attendant, à l’usage des gens crédules, ils ne publient des livres de théologie loyolitique, monastique, sorbonique. [45][46][47] Je n’écris rien de nos affaires politiques : notre roi, avec toute la cour, partira dans quelques jours pour Lyon, où il séjournera pendant 15 jours. [14][48][49] Ensuite, on dit qu’il ira à Marseille en vue de réprimer certains tumultes, non sans grand préjudice, ou du moins non sans grande incommodité pour les Provençaux. [50] L’impatience des affaires danoises et suédoises nous occupe ici entièrement : quelques-uns croient en effet que le roi de Suède est en un très grand embarras, pour ne pas dire qu’il a été capturé ou même tué dans un combat naval. [15][51] Veuille Dieu nous procurer des jours meilleurs, ou plutôt la paix universelle. Vale, très distingué Monsieur, et aimez-moi.
Votre G.P. de tout cœur.
De Paris, le 22e de novembre 1658.
1. |
Guy Patin en voulait à Jean Elsevier de ne pas avoir tenu son engagement envers Johannes Antonides Vander Linden quand il lui avait confié sa lettre : au lieu de la faire porter à Paris par ses commis voyageurs, il l’avait confiée à la poste, avec l’inconvénient pour le destinataire d’avoir à en régler les frais de port. Patin s’y résignait à contrecœur et demandait donc à Linden de recourir désormais à la voie postale, sauf s’il trouvait un messager plus fiable qu’Elsevier. Il est revenu sur la question dans sa lettre latine 116 (v. sa note [1]). |
2. |
« par des lettres, qui sont les interprètes de mon esprit » (Plaute, v. note [2], lettre latine 98). |
3. |
V. note [5], lettre 97, pour le livre de Johann Friedrich Gronovius « sur les Sesterces, ou les monnaies d’échange de la Grèce et de la Rome antiques » (Deventer, 1643, pour la première édition, et Amsterdam, 1656, pour celle que Guy Patin voulait se procurer). |
4. |
« mais qui s’était engagé dans un combat par trop inégal avec Achille » : Infelix puer atque impar congressus Achilli [Malheureux enfant engagé dans un combat inégal avec Achille] (Virgile, Énéide, chant i, vers 475). Émeric Crucé (Emericus Cruceus ou Émeric de la Croix, vers 1590-1648), moine qui régentait dans un collège de Paris, a dû son renom à un traité politique intitulé Le Nouveau Cynée ou Discours d’État représentant les occasions et moyens d’établir une paix générale et la liberté de commerce pour tout le monde. Aux monarques et princes souverains de ce temps. Em. Cr. Par. (Paris, Jacques Villery, 1623, in‑8o). Quant à la querelle évoquée par Guy Patin :
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5. |
V. note [19], lettre 442, pour les Opera omnia [Œuvres complètes] de Pierre Gassendi (Lyon, 1658). |
6. |
V. note [1], lettre 547, pour la diatribe de Philippe Douté « sur le suc cyrénaïque », contre Bertin Dieuxivoye (Paris, 1658). |
7. |
V. notes : |
8. |
V. note [4], lettre 487, pour la mort d’Antoine Clément, leur éditeur, qui empêcha la publication du second tome des « Épîtres » de Claude i Saumaise. |
9. |
V. note [1] de la lettre d’Eberhard Vorst, datée du 7 février 1664, pour les annotations manuscrites de Caspar Hofmann sur un exemplaire du Théophraste de Daniel Heinsius (Leyde, 1613, v. note [21], lettre 433), que Guy Patin avait envoyé à Johannes Antonides Vander Linden à l’intention d’Adolf Vorst, père d’Eberhard. |
10. |
Iulii Cæsaris Claudini Philosophi, et Medici Bononiensis Pub. Med. Practicæ olim Professoris Ordinarii, Empyrica rationalis libris vi absoluta, et in duo volumina divisa, in quorum alio universi Corporis Humani Affectus, penes totum, et partes ; in altero vero penes speciem, individuum, atque ætates, causas manifestas, reconditasque sive Practicis omnibus noti, aut prolapsi, sive novi, et peregrini, rationabiliter, et absolutissime curantur. Per olim Franciscum Auctoris Filium Phil. Ordinariam pub. profitentem in Typos parata, nunc primum a Iulio Cæsare Claudino Iuniore I.V. Doctore, Philosopho Colleg. Publicæ utilitati commissa, cui ut faciliori negotio Medicinam facientes, quicquid in Opere continetur, inveniant, præter annotationes in margine, geminus accessit Index Io. Caroli Matthesilani Bononen. Phil. et Med. Doct. Colleg. et in Patrio Archigymn. pub. Medicinam profitentis ; quorum alter omnia Morborum Capita secundum Auctoris Ordinem exponit ; verba autem notatu digna per ordinem alphabeticum uberiori (qua fieri potest) claritate, et diligentia connumerat alter, in calce Secundi Voluminis collocatus. Opus Medicis, Chirurgicis, et Secreta profitentibus apprime pros<p>icuum. [Médecine empirique rationnelle de Giulio Cesare Claudini, {a} philosophe et médecin de Bologne, jadis professeur public ordinaire de médecine pratique, divisée en six livres et répartie en deux volumes : le premier traite en général, avec ordre et très exhaustivement, des parties et de l’ensemble des affections du corps humain tout entier ; le second traite en particulier, selon l’individu et les âges de la vie, des causes manifestes ou cachées, que cela soit connu ou oublié de tous les praticiens, ou bien nouveau et étranger. Francisco, fils de l’auteur et professeur ordinaire public de philosophie, l’a jadis préparée pour l’impression, et Giulio Cesare Claudini le Jeune, docteur en droit civil et canonique, philosophe agrégé au Collège, l’a pour la première fois livrée à l’usage du public. Outre des annotations marginales, Giovanni Carlo Mattesilani, philosophe et docteur en médecine, professeur public de médecine du Collège supérieur de Bologne, y a ajouté un double index pour que ceux qui étudient la médecine retrouvent avec plus de facilité tout ce que contient l’ouvrage : le premier recense tous les chapitres des maladies suivant l’ordre où l’auteur les a présentés ; le second, placé à la fin du second volume, classe par ordre alphabétique les mots dignes de remarque, avec la plus grande clarté possible et avec soin. Ouvrage fort fort attendues médecins, des chirurgiens et de ceux qui professent les secrets]. {b}
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11. |
« Il a certainement frappé d’un coin trop connu des vers grossiers » (Juvénal, v. note [7], lettre 926). |
12. |
V. note [3], lettre 719, pour Les Œuvres de Maître François Thévenin… Contenant un Traité des Opérations de Chirurgie… (Paris, 1658). |
13. |
Sur ces projets des libraires lyonnais, v. notes :
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14. |
V. note [5], lettre 542, pour ce voyage qu’on a surnommé « comédie de Lyon », avec feinte diplomatique de fiançailles entre le roi et sa cousine, la princesse Marguerite de Savoie. Dans sa phrase précédente, Guy Patin a curieusement mis dans le même sac les romans, qu’il méprisait, et les ouvrages théologiques, qu’il lisait très volontiers, en y mêlant en outre jésuites et moines (soumis à l’autorité de Rome) à la Sorbonne (réputée majoritairement gallicane). |
15. |
V. note [22], lettre 539, pour les hostilités entre le Danemark et la Suède. La bataille navale dont parlait Guy Patin était celle du Sund (8 novembre 1658), menée par les flottes hollandaise et danoise contre les Suédois pour lever le siège et le blocus de Copenhague et empêcher leur mainmise sur le détroit. Ce fut une défaite suédoise, mais la nouvelle de la captivité ou du décès du roi Charles x Gustave était fausse ; il continua ses guerres sans succès et mourut de maladie dans son palais de Göteborg en février 1660. |
a. |
Brouillon autographe d’une lettre que Guy Patin a écrite à Johannes Antonides Vander Linden, ms BIU Santé no 2007, fo 75 vo. |
s. |
Ms BIU Santé no 2007, fo 75 vo. Clariss. viro D. Io. Ant. Vander Linden, Leidam. Postremas tuas accepi, Vir Clar. de quib. ante dies aliquot cogi- |
t. |
Ms BIU Santé no 2007, fo 76 ro. Hîc olim aliquid scripsit adversus quendam Emericum Crucem, emeritum Tuus ex animo G.P. Parisijs, 22. Nov. 1658. |