L. latine 244.  >
À Johannes Antonides Vander Linden,
le 24 mai 1663

[Ms BIU Santé no 2007, fo 146 ro | LAT | IMG]

Au même M. Johannes Antonides Vander Linden, à Leyde. [a][1]

Me voici qui vous écris à nouveau afin de vous renouveler mes remerciements pour la somme que vous avez remise à mon intention au noble M. Le Rebours, maître royal des comptes, [2] et de vous faire savoir que j’en ai bien reçu la quittance, insérée dans votre dernière lettre. Je l’ai ici avec votre argent en toute sûreté, qui attend votre fils, que je choierai fort quand il viendra à Paris. [3] Je n’ai pas voulu m’étonner de n’avoir pas déjà depuis longtemps reçu ce pécule : cette funeste déesse [4] habite plus sûrement chez moi que dans n’importe quel sanctuaire, en raison du faible crédit qu’on peut accorder aux hommes et à notre époque, laquelle doit être suspecte à tous ceux qui connaissent le droit. Du jour même où vous aviez compté cet argent à M. Le Rebours, [Ms BIU Santé no 2007, fo 146 vo | LAT | IMG] il a pu espérer en tirer quelque gain, grâce à ce que les marchands appellent l’intérêt, tant en latin qu’en français ; [1] mais un profit de cette valeur me semble sans importance pour les hommes raisonnables, et je ne m’en soucie guère. Je ne songeais à rien de tel quand j’ai écrit cette lettre de recommandation, et celui qui l’a reçue n’en espérait pas tant : vous avez largement dépassé notre espérance ; M. Le Rebours, qu’on pensait être rapidement de retour ici, s’y est pris autrement parce qu’il a fort traîné. Gloire et louange à Dieu, mais immenses grâces à vous, très distingué Monsieur ! J’agirai plus prudemment une autre fois et ne vous importunerai plus si facilement, mon cher ami, sans plus souffrir de me laisser si légèrement convaincre d’agir de la sorte. [2]

La reine mère est encore au lit pour sa double tierce : [5][6] les médicastres auliques [7] lupum tenent auribus ; [3][8] ils n’ont pas encore pu vaincre l’opiniâtreté de la maladie, en raison de l’inflammation qui subsiste dans les profondeurs du foie et dans le mésentère. [9][10] Ayant tourné leurs voiles à rebours de cette bonne et légitime règle pour bien remédier, ils songent maintenant à lui faire prendre de leur vin émétique. [11] Puisse-t-il ne pas être énétique et ne pas tuer notre excellente reine ; dans un corps sénile, malade depuis si longtemps, les forces débilitées sont parfaitement incapables d’endurer la malignité de l’antimoine. [12] Tout est suspect chez les vieillards et vous savez ce que votre Celse a dit avec justesse : [13] Qui sunt bene colorati debent habere suspecta sua bona[4][14] Un poème qui n’est pas maladroit se lit ici en faveur de notre surintendant des finances emprisonné, [15] intitulé Fuquetus in vinculis, ad Virginem matrem ; [5][16] je suspecte que c’est l’œuvre de quelque jésuite car, quand sa marmite mijotait, il favorisait supérieurement ces hommes-là ; [17] c’est-à-dire tant que la fortune et la maison de la famille Fouquet tenait debout. Mais qu’adviendra-t-il finalement de ce Fouquet-là ? Son sort est certainement dans la main du Seigneur, et des juges triés sur le volet que le roi a nommés. [18][19] Vale, très distingué Monsieur, et aimez-moi.

De Paris, ce jeudi 24e de mai 1663.

Votre G.P. de tout cœur.


a.

Brouillon autographe d’une lettre que Guy Patin a écrite à Johannes Antonides Vander Linden, ms BIU Santé no 2007, fo 146 ro et vo. Dans le manuscrit, elle vient à la suite de celle du 4 mai, Eidem [Au même].

1.

Le mot français intérêt (intérest dans l’orthographe ancienne) dérive directement du latin interest (3e personne du singulier du verbe interesse), ce qui profite : interest omnium recte facere [tout le monde a intérêt à bien faire] (Cicéron, De Finibus bonorum et malorum [Les Bornes des biens et des maux], livre ii, § 72).

Tout ce passage concerne les 1 200 livres tournois que Johannes Antonides Vander Linden avait fait remettre à Guy Patin en vue de couvrir les frais du séjour que son fils Hendrik allait faire à Paris. Le maître des comptes Jean Le Rebours avait été l’intermédiaire de ce transfert (v. note [2], lettre latine 242). Sur la quittance du versement que lui avait envoyée Linden, Patin avait vu la date de la transaction menée à Leyde et constaté que, pour en tirer quelque profit, Le Rebours ne s’était guère hâté de lui faire remettre l’argent à Paris.

V. note [13], lettre 1010, pour Thémis, déesse de la justice, que Patin qualifiait ici de funeste (funesta), tant se commettaient d’abus en son nom.

2.

Sans les échanges complets de lettres entre les deux amis, il est malaisé de bien comprendre ce que Guy Patin disait ici à Johannes Antonides Vander Linden. Il semble toutefois que, Jean Le Rebours entreprenant un voyage en Hollande, Patin lui avait remis une lettre de recommandation à l’intention de Linden ; mais sans se douter un instant que Le Rebours allait convaincre Linden de l’employer comme intermédiaire financier avec Patin. Il se repentait ici d’avoir trop fait confiance au maître des comptes, qui avait un peu abusé de la situation à son profit en spéculant sur l’argent que Linden lui avait remis, et probablement en exigeant de lui une généreuse commission.

3.

« tiennent le loup par les oreilles » : se mettent en grand péril d’échouer (v. note [72], lettre 219).

4.

« Quand ils ont bon teint, il faut tenir ces bonnes apparences pour suspectes » ; Celse (De Medicina [La Médecine], livre ii, chapitre ii, De signis adversæ valetudinis futuræ [Signes de mauvaise santé prochaine], page 48, lignes 3‑8, du Celse de Johannes Antonides Vander Linden, Leyde, 1657 [v. note [20], lettre de Charles Spon, datée du 28 août 1657]) :

Ergo si plenior aliquis et speciosior et coloratior factus est, suspecta habere bona sua debet. Quæ quia neque in codem habitu subsistere, neque ultra progredi possunt, fere retro, quasi ruina quadam, revolvuntur.

[Quand donc quelqu’un a pris plus d’embonpoint, meilleure allure et teint plus vif, il faut tenir ces belles apparences pour suspectes : ne pouvant ni subsister ni croître, elles sont bientôt suivies d’un contre-coup qui se fait au détriment de la santé].

Née le 22 septembre 1601, soit moins d’un mois après Guy Patin, Anne d’Autriche était alors dans sa 62e année d’âge. Les signes flagrants d’un cancer du sein allaient apparaître chez elle en novembre 1664 (v. note [1], lettre 798). Il est concevable que sa « fièvre double tierce » [tertiana duplex] était ce qu’on appelle aujourd’hui une affection inflammatoire paranéoplasique, c’est-à-dire survenant de nombreux mois avant l’éclosion d’une maladie maligne (cancer ou néoplasie) patente.

5.

« Fouquet aux fers, à la Vierge mère » : v. note [8], lettre 750, pour ce poème du médecin Nicolas Gervaise de Sainte-Foy paru en 1663 (sans lieu ni date), avec Dei Matrem au lieu de Virginem matrem.

s.

Ms BIU Santé no 2007, fo 146 ro.

Eidem D. Io. Ant. Vander Linden, Leidam.

Ecce iterum scribo, tum ut iterum gratias Tibi agam pro insigni illo bene-
ficio, à Te propter me collato, nobili viro D. le Rebours, Rationario regio :
tum ut scias me, ejusdem chirographum, postremis tuis inclusum, rectè
accipisse, quem hîc habeo cum tua pecunia, quæ Filium tuum, carissimum
mihi futurum, Parisios venturum tutò præstolatur. Noli mirari jampridem eam mihi red-
ditam fuisse : tutius apud me habitat funesta illa Diva quàm in quolibet
sacrario, propter sublestam hominum fidem, et somnibus pragmaticis suspecta tempora.
Potuisset quidem inde sperari aliquod lucrum emergens, ab ipso die quo mutuò

t.

Ms BIU Santé no 2007, fo 146 vo.

pecuniam tuam numeraveras D. le Rebours, per illud quod mercatores
vocant interest, tam Latinè quàm Gallicè : sed viris Philosophis minoris
esse momenti mihi videtur esse tantillum istud : nec quidquam curo.
Quando scripsi illam schedulam commedatitiam, nihil tale cogitabam :
nec quidquam tale sperabat qui eam à me accepit : Tu spem nostram
longè superasti : D. le Rebours qui hîc putabatur brevi rediturus,
aliter egit quia nimiùm hæsit. Deo sit laus et gloria, Tibi v. in-
gentes gratiæ, Vir Cl. cautiùs aliàs agam, nec tam facilè gravabo Ami-
cum meum, neq. enim tale quid patiar mihi tam leviter persuaderi.

Regina Parens adhuc decumbit ex duplici sua tertiana : aulici medicastri
lupum tenent auribus ; hactenus morbi contumaciam, non potuerunt vincere,
propter fomitem relictum in cavis hepatis et in mesenterio : nunc mutata
velificatione et inversa recta illa et atque legitima bene medendi lege,
cogitant de exhibendo venenato suo antimonio vino emetico, utinam non enetico,
et optimam Reginam non enecet : vires imbecillæ in senili corpore tamdiu ægro-
tante, stibiali malignitati ferendo planè sunt impares. Omnia sunt suspecta
in senibus ; nosti quàm verè dixerit tuus Corn. Celsus ; Qui sunt bene colorati
debent habere suspecta sua bona.
Hîc legitur Poema quoddam non inconcin-
num pro Gazophylace incarcerato : cujus lemna est, Fuquetus in vinculis,
ad Virginem matrem :
suspicor esse aliquem Iesuitam : istis enim hominibus
apprimè favebat dum olla fervebat : i. dum stabat fortuna domus et
familiæ Fuquetianæ. Sed quid tandem fiet ipsi Fuqueto ? certè, sors
ejus in manu Domini, et Iudicum selectorum, à Rege nominatorum.
Vale, Vir Cl. et me ama. Parisijs, die Iovis, 24. Maij, 1663. Tuus ex animo G.P.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Johannes Antonides Vander Linden, le 24 mai 1663

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(Consulté le 25/04/2024)

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