L. latine 339.  >
À N. Cordelier,
le 4 février 1665

[Ms BIU Santé no 2007, fo 184 ro | LAT | IMG]

Au très distingué M. Cordelier, docteur en médecine, à Noyon. [1]

Très distingué Monsieur, [a][2]

Tant pour votre fils que pour vous, je m’afflige de cette fièvre quarte, [3][4] âpre et tenace, contre laquelle ce savant jeune homme lutte depuis tant de mois. Une si longue durée fait redouter une fâcheuse issue, surtout par ces temps froids qui empêchent le dégorgement des humeurs et augmentent leur pourrissement. Sa jeunesse et la vigueur propre à cet âge me redonnent néanmoins courage et ne m’ôtent pas l’espérance du salut puisque, par sa nature propre, la maladie est juvenibus tormentum, senibus mors[1] Vous avez préparé et entamé la guérison, sagement et soigneusement, et même heureusement ; si vous continuez [Ms BIU Santé no 2007, fo 184 vo | LAT | IMG] du même pied, j’espère qu’une issue favorable succédera finalement à des débuts si prometteurs, au terme de l’hiver ou du moins au début du printemps, quand, avec le temps plus doux, l’acrimonie et la malignité des humeurs, et même la diathèse [5] viciée propre aux viscères, se corrigent et s’adoucissent ordinairement. Je souhaite que la fièvre se dissipe alors, surtout si le malade s’est docilement soumis à vos conseils, s’il vit sobrement de beaucoup de bouillons, d’œufs gobés, de peu de viandes, et s’il se gorge de tisane [6] en abondance ou bien, à la place, de potage de légumes ; mais sans une goutte de vin, que j’interdis complètement car je le suspecte d’échauffer l’humeur morbifique ; sinon peut-être, avec sa boisson ordinaire, vers la fin de l’accès fébrile, il pourra prendre un peu du vin blanc de chez vous, [2][7] dilué dans quatre fois son volume d’eau ou de tisane. [8][9] Ce breuvage étanchera plus sûrement et plus aisément sa soif excessive, il vidangera heureusement la sérosité hors des grands vaisseaux, il retardera ou corrigera l’œdème des pieds et des jambes ; [10] en un mot, je n’ai jamais regretté d’y avoir recouru car il ne m’a jamais fait défaut. Si la défécation ne vient pas spontanément, on la sollicitera quotidiennement à l’aide d’un lavement. [11] Le patient se mettra sagement à l’abri de tout souci, inquiétude ou tourment d’esprit. Après tout cela, on le saignera de nouveau, mais du bras (qu’on laisse en paix les pieds) ; [12] ensuite, si quelque atténuation de la maladie ou rémission des symptômes se fait jour, on le purgera [13] avec séné [14] et casse, [15] et même sirop de roses, [16] afin que ne subsiste aucune âcreté, qui ferait redouter une hydropisie. Je ne connais pas ce nouveau cathartique qu’on appelle azor [3][17][18] et n’en dirai rien. Hormis du danger, n’attendez rien des vomitifs ; on purgera plus sûrement par le bas, mais en s’y prenant avec douceur car sa maladie ne cédera pas aux médicaments plus violents qui évacuent l’atrabile avec trop de libéralité. [4][19][20] Gardez-vous du vin énétique[21] ce fameux venin dont des milliers de malades sont morts pour avoir été trop crédules et démangés par la curiosité de la nouveauté mal comprise. Fuyez ce médicament inepte et extravagant, malheureuse invention de certains moines, [22] qui n’affecte en rien la vigueur du foyer fébrile : j’entends cette écorce du Pérou, qui porte le nom barbare de quinquina ; [23] elle éteint l’ardeur pendant quelques jours, mais n’y met pas fin et n’en supprime pas la cause ; plusieurs ont ici péri en usant et abusant d’elle, parce qu’ils voulaient être trompés ; M. Chifflet, médecin de Bruxelles, a excellemment écrit sur cette poudre et sur ses nombreux défauts. [5][24] Ajoutez à cela qu’elle ne doit pas être consommée avec du vin, qui accroît la fièvre quand existe une intempérie des viscères. Le jour même de la poussée fébrile, après un régime exactement suivi, je ne connais aucun secours plus éminent contre l’effervescence que la saignée du bras, suivie d’une purgation douce, souvent répétée, qui abolira finalement la cause de cette fièvre prolongée et tenace. Elle n’est rien d’autre qu’une pernicieuse et maligne diathèse chancroïde [6][25][26] imprimée à la substance des viscères nutritifs, et les remèdes susdits en viendront à bout. Puisse Dieu tout-puissant répandre sa force sur ma consultation. Vale, très distingué Monsieur, et aimez-moi.

Écrit à la hâte, de Paris, ce mercredi 4e de février 1665.

Vôtre de tout cœur, Guy Patin.


a.

Brouillon autographe d’une lettre (la seule de notre édition) que Guy Patin a écrite à N. Cordelier, ms BIU Santé no 2007, fo 184 ro et vo.

1.

« un tourment pour les jeunes gens, mais la mort pour les vieillards » : v. note [1], lettre 924, pour deux autres emplois de cette sentence par Guy Patin.

2.

Au temps de Guy Patin, Noyon (v. note [3], lettre 49) produisait en abondance un vin réputé. La vigne y a progressivement disparu au xixe s.

3.

Azor pourrait être un autre nom (non attesté par les dictionnaires) du sirop de noirprun ou nerprun (v. note [4], lettre 544).

4.

Traduction soigneuse, et que j’espère fidèle, d’un passage qui donne à voir les obscurs méandres et les contradictions de la théorie humorale des maladies : voici l’imaginaire atrabile (bile noire) rendue responsable d’une quarte prolongée, en s’accumulant, semble-t-il, dans les intestins ; mais pour ne pas empirer une situation (déjà calamiteuse), il faudrait purger doucement, en s’abstenant des drastiques (coloquinte, scammonée, noirprun, ellébore, etc.).

5.

V. note [5], lettre latine 247, pour les trois éditions du livre de Jean-Jacques Chifflet contre le quinquina (sans lieu, 1653, Lyon, 1654, et Rome, 1655).

6.

Le mot utilisé par Guy Patin, cancrodes, dérive du grec carcinoeidês, qui a la forme d’un crabe ou d’un cancer (cancroïde en français), mais aussi celle d’un chancre (chancroïde). Au mot chancre, Furetière a retenu les deux acceptions : « ulcère malin qui ronge les chairs et qui est causé souvent par un mal vénérien. Quelques-uns donnent aussi ce nom à la maladie qui est plus connue sous le nom de cancer, qui est une espèce de squirre [v. note [19], lettre 436]. »

Avec son adjectif savant et ambigu, Patin voulait peut-être évoquer avec délicatesse le diagnostic de syphilis (chancre), en phase secondaire, chez le fils de son correspondant. Toutefois, le mot cancroïde conviendrait aussi dans l’hypothèse moderne d’une maladie fébrile maligne, comme une leucémie ou plutôt un lymphome (étant donné la longue durée), affections qui étaient parfaitement inconnues au xviie s.

s.

Ms BIU Santé no 2007, fo 184 ro.

Cl. Viro D. Cordelier, Doctori Medico, Noviodunum.

Vir Cl. Filij tui, imò et tuam vicem doleo, propter acerbam et contumacem illam
quartanam cum qua conflictatur à tot mensibus, eruditus adolescens : sed illa diuturnitas sinistri eventus terrorem
incutit, hac præsertim frigida tempestate, quæ difflationem humorum impedit, et adau-
get putredinem : nihilominus tamen ipse vigor ætatis, juventus ipsa me recreat, et salutis
spem non adimit, cùm sit ipse morbus natura sua juvenibus tormentum, senibus mors.
Sapienter et accuratè, imò et feliciter curationem instituisti ac incepisti : si eodem pede

t.

Ms BIU Santé no 2007, fo 184 vo.

pergas, spero futurum ut tam faustis initijs felix eventus tandem succedat, sub finem hyemis,
aut saltem vere novo, quo solet propter mitiorem tempestatem humorum acrimonia,
et malignitas, imò et ipsorum viscerum prava diathesis emendari atque mitigari : nam
tunc temporis desituram febrem spero, præsertim si interea æger ipse consilijs tuis morigerum
se præbeat, si sobriè vivat ex multis jusculis, ovis sorbibibus, paucis carnibus, et multa
ptisana se proluat, vel ejus loco, decocto graminis : absque ullo vino, quod planè reijcio,
propter suspectam humoris mobifici caliditatem : nisi fortè cum potu ordinario, sub finem
paroxysmi, exhibeatur quinta pars vini albi vestratis, cum alijs 4. aquæ vel ptisanæ.
Potus ille sitim immodicam tutiùs ac faciliùs extinguet, serum feliciter è majoribus
vasis educet, œdematosum tumorem pedum ac crurum retardabit aut emendabit : dicam
verbo, usurpasse numquam pœnituit, quia numquam mihi defuit. Alvus quotidie
sollicitetur per enemata, nisi onus suum deponat : omnes curas, omnes anxietates et animi
pathemata sapienter fugiat. Quib. præmissis, iterum minuatur sanguine, sed
è brachio, (pax sit pedibus :) postea v. si fit appareat aliqua morbi imminutio, aut symptoma-
tum remissio, tutò purgabitur ex folijs et medulla : etiam cum syrupo diarhodon,
ne quid supersit sibi acrioris, quod hydropem minatur. Novum illud catharticum,
Azor dictum, non novi : nec moror. A vomitu nihil expectet nisi periculosum ;
tutiùs purgabitur per inferiora, sed blandè agendum est : acriorib. medicamentis non
cedit iste morbus, quia à quib. humor iste atrabilarius quam facilè efferatur. Caveat
sibi à famoso illo veneno, vino enetico, quod tot ægrorum millia tam miserè jugu-
lavit, propter nimiam credulitatem, et pruritum novitatis malè intellectæ. Apage
ineptum et fatuum medicamentum, quorumdam Monachorum infelix inventum, quod de foco nihil detrahit,
corticem illum Peruvianum intelligo, barbaro nomine Quinquina dictum, qui febrem ad aliquot
dies extinguit, sed febrem non tollit, nec causam detrahit evacuat : plures ab ejus usu et
abusu hîc perierunt, quia volebant decipi : optimè scripsit de isto cortice et multiplici
ejus pravitate D. Chifflet, Med. Bruxellensis : adde quod assumi non debet cum
vino, quod febrem adauget, cum ubi adest intemperies viscerum. Nullum novi præstantius
præsidium adversus ebullitionem, ipso die paroxysmi, post diætam accuratam, quàm sanguinis
missionem è brachio : cui succedat blanda catharsis, subinde repetita : quæ tandem
febrilis istius diuturnitatis et contumaciæ causam rescindet, quæ nihil est
alius quàm parva quædam et maligna diathesis cancrodes, impressa substantiæ
viscerum nutritiorum, quæ per dicta remedia profligabitur. Infundat vim
suam nostris consilijs Deus omnipotens. Vale, Vir Cl. et me ama. Raptim
Parisijs, die Mercurij, 4. Febr. 1665. Tuus ex animo, Guido Patin.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À N. Cordelier, le 4 février 1665

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(Consulté le 25/04/2024)

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