L. latine 389.  >
À Gottlieb Breüning,
le 26 janvier 1666

[Ms BIU Santé no 2007, fo 203 ro | LAT | IMG]

Au très distingué M. Gottlieb Breüning, [1] archiatre de Wittemberg, à Stuttgart.

Très distingué Monsieur, [a][1]

Votre fils [2] a beaucoup tardé à me remettre votre dernière lettre. Je l’ai reçue avec joie et y réponds sur-le-champ. Je me réjouis de tout cœur que vous soyez enfin revenu sain et sauf en votre patrie après un si long périple, et souhaite que Dieu vous conserve en vie pendant de nombreuses années. [2] Votre fils apprend à parler français et à exercer la médecine suivant la méthode de Galien, [3] progressant de jour en jour dans ce double apprentissage ; vous n’aurez rien à regretter de l’argent que vous dépensez s’il s’en acquitte bien. Il y a pour lui à Paris une très grande commodité et de très nombreuses occasions pour se bien et sérieusement perfectionner en médecine, et pour s’aguerrir à d’autres disciplines. Nulle autre université au monde ne peut être comparée à la nôtre, nec locus est ullus quo plus se jactet Apollo[3][4][5] autant pour le grand nombre de ses professeurs qui enseignent toutes les parties de la médecine, [6] [Ms BIU Santé no 2007, fo 203 vo | LAT | IMG] pour ses divers hôpitaux où se pratiquent quantité d’opérations, de chirurgie comme de chimie, [7][8] que pour ses jardins emplis de plantes médicinales, en particulier le Jardin royal, [9] dans le faubourg Saint-Victor, [10] où poussent plus de quatre mille espèces différentes tout au long de l’année. En omettant nos autres personnages illustres, je me limite aux docteurs en médecine que nourrit notre École, la plus célèbre de toute la Terre. Leur nombre dépasse 114, mais nous regrettons la mort de l’un d’eux : pour notre plus grande douleur, un catarrhe suffocant l’a emporté ; [11] il a été enterré voici trois jours dans l’église Saint-Nicolas-des-Champs, [12][13] à côté des os de son incomparable père, l’illustrissime Nicolas Piètre, [14] vénérable vieillard qui mourut ici en 1649, l’ancien de notre École, [15] ayant atteint l’âge de Platon, [16] savoir 81 ans. [4] Simon Piètre, [17] dont quelques consultations se lisent après celles de Fernel, [5][18] avait laissé de nombreux enfants ; deux furent docteurs en médecine de Paris, Simon [19] et Nicolas. Ce premier Simon a été doyen de notre Faculté en 1566 ; c’est sous son décanat que, sur ordre du Parlement, l’antimoine a été banni comme poison ; [20] couvert de nombreux honneurs, il est mort en l’an du Christ 1584. Simon Piètre, l’aîné de ses deux fils, médecin et professeur royal, mourut en 1618 à l’âge de 55 ans. Nicolas, le second, à qui je sais gé de presque toutes mes maigres connaissances, mourut ici il y a 17 ans, étant l’ancien de notre École. Tous trois furent d’éminents médecins, remarquables pour leur immense expérience, et ont été très chers à nos rois Charles ix[21] Henri iii[22] Henri iv [23] et Louis xiii[6][24] Par sa singulière érudition, par son omniscience, par son talent médical, Jean Piètre, qui vient de nous être enlevé à l’âge de 57 ans, a pourtant de loin surpassé tous ceux de sa famille, pour autant que ce fût humainement possible. J’espère qu’un jour, après beaucoup d’application et de veilles inépuisables, votre fils partira d’ici semblable à lui, comblant ainsi vos vœux tout autant que les miens. Je finis sur ce souhait. [25] Priusquam tamen tollam manum de tabula[7] je vous livrerai brièvement le fond de ma pensée sur l’Université de Montpellier : elle gît aujourd’hui tel un misérable corps, abattue par l’indolence et l’ignorance de ses professeurs, tout à fait dignes du blâme public ; [26] votre fils n’a aucune raison de songer à s’y rendre ; s’il y va, il gaspillera ce qui est à mes yeux le plus précieux, savoir du temps et de l’argent. Montpellier est un mot sans objet, un nom vide et vain qui ne signifie plus rien ; elle fut {naguère} jadis l’ombre d’un grand renom, mais aujourd’hui spurcum est cadaver pristinæ venustatis ; ce n’est plus qu’une dénomination, un spectre insigne et fumeux de la médecine très vénérée, sans visage ni corps. Væ victis ! [8][27] Malheur aux philiatres qui souhaitent s’instruire en un tel lieu et qui, dans cet espoir, dépensent en vain leurs deniers. Il vaudra bien mieux pour votre fils, je pense, demeurer à Paris jusqu’à l’automne : il pourra y voir quantité de choses qu’il ne pourrait jamais voir ailleurs. Je ne crois pas non plus qu’un futur voyage en Italie lui soit fort utile et profitable ; cela ne peut guère être fructueux pour personne, sauf peut-être pour ceux qui aiment les vices italiens, comme sont la pédérastie, [28] la vérole, [29] le mépris des dieux et même l’athéisme, [30] et d’autres perversions qu’il est interdit aux honnêtes gens de seulement nommer. Vous avez donc mon avis : qu’il prolonge son séjour à Paris et consacre toute son énergie à apprendre la langue française, à visiter la plus grande des cités, à fréquenter nos Écoles, à se perfectionner dans le diagnostic et le traitement de toutes les maladies, et à s’affermir avec zèle en la royale méthode de Galien. [31] Il y parviendra plus aisément à Paris qu’à Montpellier ou dans toute l’Italie, et ce avec bien moindre dépense. [9] Je souhaite qu’il y rencontre le succès pour que vous et moi, une fois que notre honnête vœu aura été exaucé, ayons à cœur de rendre grâce à Dieu tout-puissant, lui dont la céleste providence dirige sagement nos pas et nos pensées. Vale, très éminent Monsieur, et continuez de m’aimer comme vous faites.

De Paris, le 26e de janvier 1666.

Vôtre de tout cœur, Guy Patin.


a.

Brouillon autographe d’une lettre que Guy Patin a écrite à Gottlieb Breüning, ms BIU Santé no 2007, fo 203 ro et vo.

1.

L’éditeur du manuscrit a ajouté dans la marge « et théophil. pag. 1. », pour rappeler la traduction latine, Theophilus, du prénom allemand Gottlieb, comme avait fait Guy Patin dans la suscription de sa précédente à Breüning, le 10 août 1665 ; je n’ai pourtant pas su trouver le sens de « pag. 1. »

2.

Ma biographie de Gottlieb Breüning ne dit rien du voyage qu’il venait d’accomplir, mais fournit quantité de détails sur les études médicales de son fils Ludwig Gottlieb, alors âgé de 24 ans ; elles allaient s’achever pas le diplôme de docteur, reçu à Tübingen en mars 1667.

3.

« et il n’existe aucun lieu dont Apollon se glorifie davantage » ; (Virgile, Bucoliques, églogue vi, vers 70‑71) :

His tibi Grynei nemoris dicatur origo,
ne quis sit locus quo se plus jacet Apollo
.

[Chante-nous les origines du bois sacré de Grynée ; {a} ainsi n’y en aura-t-il aucun autre dont Apollon se glorifiera davantage].


  1. Forêt sacrée de Phrygie, auprès d’un célèbre temple consacré à Apollon.

4.

Jean Piètre était mort le 18 janvier (v. dernier paragraphe de la lettre française du 19 janvier 1666) à l’issue d’une maladie cérébrale qui durait depuis un an. Fils de Nicolas, il était le dernier rejeton de la dynastie médicale parisienne des Piètre-Riolan (v. note [15], lettre 15, et leur arbre généalogique).

V. note [4], lettre latine 100, pour la longévité de Platon.

5.

V. note [5], lettre 732, pour les six consultations attribuées à Simon i Piètre, à la fin des Consilia medicinalia [Consultations médicales] de Jean Fernel.

6.

Quoi qu’en dît ici Guy Patin, aucun des Piètre n’a occupé une haute charge médicale à la cour royale de France. À ma connaissance, seul Simon ii fut sollicité pour devenir archiatre de Louis xiii en 1610, après l’assassinat de Henri iv, mais il refusa de complaire aux intrigues qui lui auraient permis de remplacer Jean Héroard auprès du jeune souverain : v. note [42] des Deux Vies latines de Jean Héroard, premier médecin de Louis xiii.

Jean ii Riolan, neveu maternel de Simon ii et Nicolas Piètre (v. la généalogie des Piètre), fut néanmoins premier médecin de Marie de Médicis de 1633 à 1642 : il suivit la reine mère déchue dans son exil et ne reprit jamais rang à la cour après sa mort (v. note [8], lettre 51). De juin 1633 à mars 1634, l’emploi thérapeutique des eaux minérales de Forges avait provoqué une vive querelle entre la Faculté de médecine de Paris et Charles Bouvard, premier médecin de Louis xiii et beau-frère de Jean ii Riolan (v. note [15], lettre 17). Elle avait définitivement compromis la carrière aulique des Piètre-Riolan. Loin des plus grands du royaume, ils se confinèrent dès lors à des tâches honorables, mais moins prestigieuses, de soins et d’enseignement.

Les Piètre n’ayant à peu près rien fait imprimer, ils n’étaient guère connus hors de Paris. Comme il avait dû sa carrière médicale à Nicolas Piètre et à Jean ii Riolan, Patin vouait un véritable culte à leur famille et ne manquait jamais une occasion de la faire connaître et d’en vanter les mérites à ses correspondants. Ce passage n’en est qu’un des nombreux exemples.

7.

« Néanmoins, avant de lâcher la tablette » [de lever la plume (v. note [10], lettre 93)].

8.

« elle est l’immonde cadavre de ce qui fut une beauté ; {a} […]. Malheur aux vaincus ! » {b}


  1. Premier vers du Scazon de Joseph Scaliger contre Rome (v. note [24], lettre 207).

  2. V. note [24], lettre 360.

J’ai traduit au plus près l’imprécation latine de Guy Patin contre l’Université de Montpellier. Il l’a voulue implacable, comme en font foi sa conclusion et le remplacement du mot naguère, nuper, qu’il a barré (traduit entre accolades), par jadis, olim, pour bien dire qu’à ses yeux la décrépitude de cette institution n’était pas récente.

9.

La diatribe dut faire effet : l’éloge doctoral de Ludwig Gottlieb Breüning, prononcé le 24 mars 1667 par le doyen de la Faculté de médecine de Tübingen, transcrit et traduit dans la biographie de son père, dresse un vibrant éloge de Guy Patin, auprès de qui le jeune homme a passé deux pleines années à étudier, en laissant penser qu’il a pu séjourner brièvement à Montpellier pendant son court périple dans les provinces françaises, mais sans mentionner de voyage en Italie.

s.

Ms BIU Santé no 2007, fo 203 ro.

et theophil. pag. 1.

Cl. Viro D. Gothofredo Breuning, Archiatro Witebergensi, Stutgardiam.

Postremam tuam tardiùs acceptam cum gaudio mihi reddidit Filius tuus, Vir Cl.
cui sic statim respondeo. Quod salvus et incolumis ex tam longinqua
peregrinatione in patriam tandem reversus fueris, lætor ex animo : utinam Te servet
Deus in multos annos. Gallicè loqui, et ex Galeni Methodo Medicam facere discit
Filius tuus, in quo studio duplici proficit in dies, et bellè procedit : nec unquam
insumptæ pecuniæ quemquam pœnitebit, si persolveret. Bene et graviter studendi
Medicinæ, et in alijs studijs sese exercendi, locus est amplissimus maxima est commoditas Parisijs, ut et frequentissima
occasio : nec ulla est toto Orbe Academia nostræ comparanda : nec locus est ullus
quo plus se jactet Apollo, tam per varios eósq. plurimos in singulis Medicinæ partibus

Professores, quàm per varia

t.

Ms BIU Santé no 2007, fo 203 vo.

Professores, quàm per varia Xenodochia, multas operationes tum Chirurgicas,
tum Chymicas, hortos Medicinalibus plantis refertissimos, præsertim regium illum in
suburbio Santi Victoris, in quo diversæ speciei stirpium plusquam quatuor millia toto anno
decorantur : illustres alios viros prætereo, ut solis Doctoribus Medicis insistam, quos
alit nostra Schola, toto Orbe celeberrima, supra numerum centum et 14. ex quib.
tamen unus desideratur, maximo nostro dolore nuper extinctus ex catarrho suffocanti,
et à triduo tumulatus in æde S. Nicolai de Campis, juxta ossa Venerandi Senis, et
incomparabilis Parentis, Nic. Pietrei, Viri Illustrissimi, qui hîc obijt anno 1649.
Antiquior Scholæ Magister, anno ætatis 2 81. nempe 1 Platonico. Simon ille
Pietreus, cujus aliquot leguntur Consilia post Consilia Fernelij, ex multis liberis
reliquit duos filios Medicos Paris. Simonem et Nicolaum : primus ille Simon, Decanus
fuit nostræ Facultatis anno 1566. sub quo, jubente Senatu Paris. damnatum
fuit antimonium tanquam venenum, et obijt multa laude cumulatus anno
Christi 1584. Ex duobus Filijs major natu Simon P. Medicus et Professor
regius, obijt anno 1618 æt. 55. alter filius Nicolaus, cui pene totum hoc
tantillum quod scio, gratus debeo, hîc obijt Scholæ nostræ Senior ante annos
17. fuerunt omnes illi, Medici præstantissimi, exercitatissimi, eximij, Regibus
nostris, Carolo 9. Henrico 3. Henrico 4. et Lud. 13. carissimi ; et tamen omnium illorum
singularem eruditionem, polymatheïam et in medendo peritiam, quantum
humanitus licet, longè superavit Io. Pietre, nuper nobis ereptus anno æt. 57.
cui postremo utinam Filius tuus tandem aliquando post multa studia, et
juges vigilias, pro votorum tuorum, imò et meorum complemento, similis eva-
dat : et in hoc voto desino. Priusquam tamen tollam manum de tabula, mentem
meam Tibi paucis aperiam. Schola Monspeliensis hodie jacet tanquam miserum
et abjectum cadaver corpus, Professorum suorum ignavia et inscitia, publico vituperio
dignissima : nec est quidquam quod de isti loco adeundo cogitet Filius tuus :
rei mihi pretiosissimæ, nempe temporis, ut et pecuniarum multarum jacturam
patietur, si illuc proficiscatur : ^ hodie Monspelium nomen vox/ est sine re, nudum et in-/ane nomen, quod nihil significat ;/ nuper fuit olim magni nominis umbra, et hodie verò/ spurcum est cadaver pristinæ/ venustatis, appellatio dum-/taxat et imago famosa et/ fumosa, sine specie ac corpore/ sanctioris Medicinæ. Væ victis :/ væ Philiatris, qui è tali loco/ doctrinam expectant, ac in/ ejus spem frustra multos/ nummos impendunt. longè melius illi futurum spero, si Parisijs
haureat, atque moretur adhuc per usq. ad autumnum : ubi multa videre
poterit, quæ nusquam alibi videretre posset. Nec puto majoris utilitatis aut
momenti futuram peregrinationem Italicam, quæ vix cuiquam proficua esse potest,
nisi forsan ijs qui amant vitia Italica, qualia sunt pæderastia, lues
venerea, Deorum contemptus, imò et atheïsmus, et cætera, quæ à viris probis
nequidem nominari debent. Habes igitur meam sententiam, ut nempe Parisijs
moretur, et acriter studeat linguæ Gallicæ addiscendæ, maximæ Civitati
lustrandæ, Scholas nostras frequentet, morborum omnium naturam et curationem
sibi comparet, ac in regia Galeni methodo strenuus sese exerceat, quod faciliùs
obtinebit Lutetiæ quàm Monspelij, vel in tota Italia, imò et minori dis longè
impendio. Quod utinam feliciter ei contingat, ut tandem ego et Tu, honesto voto
damnati, gratias agere teneamur Deo Opt. Max. qui gressus nostros, ut et
cogitationes nostras divina sua providentia sapienter dirigit. Vale, Vir
præstantissime, ac me quod facis, amare perge. Parisijs, 26. Ianu. 1666.

Tuus ex animo, Guido Patin.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Gottlieb Breüning, le 26 janvier 1666

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(Consulté le 25/04/2024)

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