L. latine 402.  >
À Paul Baudry,
le 13 juin 1666

[Ms BIU Santé no 2007, fo 208 ro | LAT | IMG]

Au très distingué M. Paul Baudry, à Rouen.

Très distingué Monsieur, [a][1]

Votre lettre m’a été très agréable et fort bienvenue. Elle m’a pourtant peiné en m’apprenant que vous ne vous portez pas aussi bien que je voudrais, à cause de cette ancienne douleur qui, non sans désagrément, s’acharne et s’éternise. J’approuve volontiers votre très distingué Poræus, [2] quand il vous persuade de vous tourner vers les eaux métalliques ; [1][3][4][5] mais lesquelles choisir ? Celles de chez vous, dites de Saint-Paul, [6] ou plutôt celles de Forges ? [2][7] J’espère et souhaite qu’elles vous soient fort utiles, mais on devra vous avoir d’abord entièrement purgé le corps : [8] l’emploi répété d’un cathartique [9] doux mettra en parfaite condition tous les viscères nutritifs contenus dans la première région du corps ; [10] j’entends l’estomac, le foie et le mésentère, ainsi que les reins et la vessie ; ces eaux doivent traverser leurs conduits intérieurs pour les déterger et les rafraîchir. Tel est mon plus cher désir, mais toute cette affaire est d’ordre expérimental car, comme a fort bien dit Fallope, [11] metallici ipsi fontes sunt remedium empiricum : [3][12] de l’événement dépend la preuve de leur efficacité ; ce sont des médications hasardeuses, dont je vous avoue que, aux yeux de beaucoup, elles ont plus de célébrité que de salubrité, et ce tant dans les propos des médecins que dans l’opinion du public. Je souhaite néanmoins qu’elles vous réussissent. Je place au premier rang celles de Forges, à moins que votre savant et sagace Poræus ne soit pas de même avis ; je le salue de tout cœur et soumets ma consultation à son arbitrage. [13] Vale, très distingué Monsieur, et aimez-moi, dum pedibus me porto meis, comme disait Juvénal ; [4][14] mais souvenez-vous, je vous prie, de ces lettres que vous promettez de Joseph Scaliger, [15] cet incomparable Sénon ; [16] je veillerai avec la plus grande diligence à obtenir leur publication, afin qu’elles ne se perdent, par la faute de ce malheureux sort qui, dans mon souvenir, a déjà ruiné bien d’autres trésors de même aloi. [5][17]

De Paris, le 13e de juin 1666.

Tout à vous, Guy Patin.


a.

Brouillon autographe d’une lettre que Guy Patin a écrite à Paul Baudry, ms BIU Santé no 2007, fo 208 ro.

1.

Ce médecin de Rouen, à qui Guy Patin donnait le nom latin de Poræus, était probablement le Porée ou Porrée (prénom inconnu), auquel Charles ii de La Sale Drelincourt (v. note [2], lettre 941) a adressé La Légende du Gascon, ou la Lettre de Charles Drelincourt, à Monsieur Porrée [médecin de Rouen], sur la méthode, prétendue nouvelle, de tailler la pierre. Seconde édition revue et abrégée (Leyde, Felix Lopez, 1674, in‑12 ; première édition en 1663, sans lieu ni nom). Éloy en a fidèlement résumé le contenu :

« Notre auteur rapporte plaisamment l’histoire d’un dénommé Raoux, de Cauvisson, bourg du Bas-Languedoc, {a} qui taillait l’un et l’autre sexe sans aucune préparation et sans tenir le malade assujetti, ou par des liens, ou par les mains des aides. C’est à l’occasion d’une lettre de Porée, médecin de Rouen, que Drelincourt écrivit cet ouvrage. Porée lui avait mandé qu’on publiait en Normandie la canonisation d’un saint nouveau qui guérissait divinement la pierre, et l’avait prié de lui en faire la légende. Drelincourt donna effectivement le titre de Légende à sa réponse, qui est du 8 décembre 1663, et dans laquelle il met au grand jour la supercherie de cet opérateur, à qui on reprochait d’avoir substitué de faux calculs dans quelques-unes de ses tailles. Notre médecin s’étend d’ailleurs sur la méthode que suivait Raoux, qu’il avait vu plusieurs fois opérer ; et de tout ce qu’il en dit, on voit assez que ce lithotomiste pratiquait la taille à la façon de Celse, {b} à qui il avait fait quelques corrections. »


  1. Cette commune de la Vaunage, entre Nîmes et Sommières (actuel département du Gard), porte aujourd’hui le nom de Calvisson .

    Patin a ailleurs donné le nom de Raoul (v. note [9], lettre latine 330) à ce Raoux (prénom inconnu), imposteur cystotomiste, mais de grande réputation apparente, dont Jan Van Hoorne a aussi parlé (v. note [4], lettre latine 452).

  2. V. note [11], lettre 33, pour la méthode antique de Celse (dite du petit appareil) pour tailler la vessie.

Drelincourt introduisait son livre par ce propos flatteur à l’égard de Porée :

« Je réponds à votre souhait ardent et redoublé, et je vous fais la Légende du Gascon. Elle est trop peu de chose pour la refuser à un personnage qui est l’un des ornements du siècle et qui, dans mille occasions, m’a communiqué des pensées dignes de l’immortalité. »

2.

Rouen et sa région comptaient alors de nombreuses sources minérales froides et ferrugineuses. Celles de Saint-Paul avaient été découvertes au milieu du xviie s. dans le jardin du prieuré qui se situait auprès de l’actuelle église Saint-Paul, au pied de la colline Sainte-Catherine.

V. note [7], lettre 35, pour les eaux de Forges (à 40 kilomètres au nord-est de Rouen).

3.

« les eaux métalliques sont un remède empirique » ; chapitre ix du Gabrielis Fallopii Mutinensis, Medici ac Philosophi præclarissimi, Tractatus de thermalibus aquis, atque metallis. Andreas Marcolinus Fanestris, Medicus discipulus illius amantissimus collegit [Traité des eaux thermales et métalliques, de Gabriel Fallope, natif de Modène (v. note [16], lettre 427), très célèbre médecin et philosophe. Colligé par Andreas Marcolinus, natif de Fano, son très aimant disciple en médecine], dans ses Opera omnia [Œuvres complètes] (Francfort, héritiers d’Andreas Wechel, Claudius Marnius et Johannes Aubrius, 1600, in‑fo, tome premier, page 227, lignes 14‑16) :

Idipsum dico de thermalibus aquis : quia et ipsæ empiricum sunt medicamentum, et ideo censeo, quod ipsarum usus fuerit sola experientia inventus.

[Je dis la même chose des eaux thermales, parce qu’il s’agit d’un remède empirique : je pense que leur emploi n’a été découvert que par l’expérience]. {a}


  1. Empeiria en grec (v. notule {a}, note [6], lettre 28).

4.

Juvénal (Satire iii, vers 27‑28) :

                                 pedibus me
porto meis, nullo dextram subeunte bacillo
.

[je me porte sur mes propres jambes sans le secours d’aucun bâton].

5.

En parcourant les Épîtres, latines et françaises, de Joseph Scaliger (v. note [5], lettre 34), son seul correspondant rouennais que j’aie identifié (mais sans lettre imprimée qu’il ait échangée avec lui) est Claude Groulard (ou Groulart, Grolartus, Dieppe vers 1551-Rouen 1607), seigneur de La Court : premier président du parlement de Normandie en 1585, il avait eu Scaliger pour professeur de grec et latin à Genève dans les années 1570. Groulard a laissé des Mémoires ou Voyages par lui faits à la cour. Il est seulement permis de supposer que Paul Baudry détenait des lettres échangées par Groulard et Scaliger.

En réponse à la requête que j’avais adressée au Warburg Institute (Londres), Jill Kraye, Emeritus Professor of Renaissance Philosophy, University of London, a eu l’extrême amabilité de m’aviser que la Correspondence of Joseph Justus Scaliger (Genève, Droz, 2012, v. note [5], lettre 34) contient cinq lettres que Groulard a écrites à Scaliger (datées de mars 1592 à mars 1601) et en signale deux perdues que Scaliger lui avait adressées, en 1591 et 1599.

Le lien potentiel entre ces épîtres et le parlement de Rouen m’a conduit à un passage de l’Histoire du parlement de Normandie par A. Floquet (Rouen, Édouard Frère, 1842, in‑8o, tome cinquième, pages 454‑455), à propos de la Fronde, qui me semble lever les doutes sur l’identité de notre Baudry :

« Parmi tous les officiers de Rouen, que la cour, alors, révoque ou institue, on est tout surpris d’entendre tout à coup retentir le grand nom de Corneille ; c’est bien le poète immortel, dont la gloire jetait, dès lors, un si vif éclat, et qui, déjà, avait donné au monde Le Cid, Médée, Cinna, Héraclius, Rodogune et Les Horaces. Le procureur-syndic des états de Normandie, Baudry, {a} avocat célèbre au parlement de Rouen, s’étant signalé par une vive sympathie pour la Maison de Longueville, et par d’actives démarches dans l’intérêt du prince en disgrâce, {b} le roi n’en veut plus pour procureur-syndic aux états de la province, et le remplace, dans ce poste, par Pierre Corneille, qui, apparemment, n’y songeait guère, mais qu’on y prépose, “ comme personne capable, et dont la fidélité et affection est bien connue ”. Sur l’aptitude de P. Corneille, quant au syndicat des états provinciaux, on vit alors s’élever des scrupules, comme aussi sur cette fidélité qu’on ne pouvait nier, mais où quelques-uns voulaient trouver à redire ; et un auteur du temps, chaud partisan, il est vrai, du duc de Longueville, dans une Apologie, ex professo, qu’il a faite de ce prince, s’explique sur cette révocation de Baudry et sur son remplacement par le grand Corneille. » {c}


  1. Le même A. Floquet, dans le tome sixième de son Histoire (page 173), donne Paul pour prénom de Baudry, en le disant calviniste et gendre de l’avocat rouennais Henri Basnage de Beauval.

  2. V. note [26], lettre 166, pour le soulèvement du parlement de Normandie contre le pouvoir royal, en janvier 1649, à l’instigation du duc de Longueville, gouverneur de la province.

  3. Jacques de Lescornay était l’auteur caché de cette Apologie particulière pour M. le duc de Longueville… (v. note [17], lettre 327).

Guy Patin admirait profondément les talents épistolaires de Scaliger, mais n’a jamais réalisé son rêve de faire publier la correspondance française de celui qu’il honorait ici du titre de Sénon (v. note [7], lettre latine 17).

s.

Ms BIU Santé no 2007, fo 208 ro.

Clarissimo Viro D. Paulo Baudry, Rothomagum.

Epistola tua, Vir Cl. mihi fuit gratissima et acceptissima : ex qua tamen doleo,
quod non tam bene Tibi sit quàm vellem, propter antiquum illum dolorem, qui
non absque molestia sævit atque perseverat : ideóq. facilè assentior Clarissimo
vestro Poræo, qui metallicas aquas Tibi adeundas suadet : sed quas ? an eas quæ
apud vos dicuntur D. Pauli ? an potiûs illas Forgenses, quas Tibi plurimùm
profuturas et spero et opto, modò antè Tibi fuerit corpus expurgatissimum,
et à moderati cathartici usu frequenti probè niteant omnia viscera nutritia, quæ in
prima corporis regione continentur : ventriculum intelligo, hepar et mesenterium,
cum renibus et vesica : per quorum medios ductus necesse est ut transeant illæ
aquæ, à quib. detergeantur, et refrigerium aliquod accipiant : quod equidem
valdè cupio, sed res illa tota pendet ab experimento : et nam ut olim optimè dixit Fallopius,
metallici ipsi fontes sunt remedium empiricum : eorum probatio pendet ab eventu,
fortuita est illa medicatio, quæ in multis fateor, plus habet celebritatis,
quàm salubritatis, tam in ore Medicorum quàm in opinione vulgi : quæ tamen utinam
Tibi succedat. Forgenses antepono, nisi dissentiat eruditus et sagax tuas Poræus,
quem ex animo saluto, ejúsq. arbitrio consilium meum subjicio. Vale, Vir Cl.
et me ama, dum pedibus me porto meis : ut olim dixit Juvenalis : sed sodes,
memento Epistolarum illarum quas polliceris, Incomparabilis Senonis Iosephi
Scaligeri,
quas diligentissimè servabo ad editionem, ne malo quodam fato
tandem pereant, quod alijs multis ejusdem commatis antehac evenisse memini.
Parisijs, 13. Iunij, 1666.

Tuus es asse, Guido Patin.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Paul Baudry, le 13 juin 1666

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(Consulté le 25/04/2024)

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