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Au très distingué M. Johann Theodor Schenck, docteur en médecine à Iéna.
Très distingué Monsieur, [a][1]
Quel bonheur ! J’ai reçu avec immense joie votre très agréable lettre et vous en remercie de tout cœur ; tout comme pour ces deux volumes reliés que vous avez envoyés à Francfort, il y a un an, à M. Scheffer. [2] Voilà quelques années, il fut un de mes auditeurs [3] et depuis lors, il est resté mon ami et mon évergétès ; [1] je suis pourtant étonné qu’il ne m’ait rien écrit à leur propos depuis tant de temps ; j’en viens même à douter qu’il les ait reçus, puisque je n’en ai jamais entendu parler. Je voudrais donc que vous lui écriviez pour lui demander de me les faire parvenir en empruntant la voie sûre qu’il connaît, c’est-à-dire M. Du Clos, médecin de Metz. [4] Vous n’avez aucune raison de vous soucier pour votre dépense, car j’ai de quoi vous rembourser et je satisfais toujours mes créanciers. J’écrirai donc à M. Scheffer afin que, sur votre requête, il règle la somme que vous aurez indiquée pour ces deux livres ; de mon côté, je la lui ferai rembourser par des marchands parisiens qui, tout au long de l’année, envoient chaque semaine quelqu’un à Francfort. Ces deux volumes que vous m’avez destinés me font vraiment monter l’eau à la bouche et je souhaite déjà les avoir en mains : je pourrai y découvrir et apprendre bien des choses que je n’ai jamais vues ni encore pu savoir de personne. [2] Leur attente ne cessera de m’inquiéter et de me tourmenter, elle ne me laissera pas dormir en paix tant que je ne les aurai pas en mains, comme il m’est maintes fois arrivé depuis 40 ans que je garnis ma bibliothèque, qui est aujourd’hui très riche et pourvue des meilleurs ouvrages. [5] J’ai ici les Epistolæ de Thomas Reinesius ; [6] il s’agit d’un excellent livre, et je connais parfaitement et de longue date la singulière érudition d’un si éminent auteur. [3] Je souhaite pouvoir lui être ici utile en quelque façon. Je me suis soigneusement procuré tout ce qu’il a écrit car je le vénère comme une grande étoile de brillante clarté dans le firmament littéraire. Saluez-le s’il vous plaît de ma part, ainsi que votre doyen, M. Werner Rolfinck, remarquable et très distingué vieillard. [7] Tous deux furent jadis amis d’un homme illustre, le regretté Caspar Hofmann, qui fut un soleil parmi les savants dont l’omniscience a fait briller votre Allemagne ; il m’a aussi jadis compté au nombre de ses amis, ce que je puis facilement prouver, tant par les nombreuses lettres qu’il m’a écrites, que par les deux livres qu’il a bien voulu me dédier. [4][8][9] Nul n’estime ici l’opiat de l’Orviétan [10][11] et je pense qu’il ne peut en rien contribuer à guérir la dysenterie. [12] C’est un médicament extrêmement chaud ; un charlatan italien, [13] un imposteur qui va débitant quantité de sornettes au petit peuple, comme à d’autres qui veulent être dupés, a coutume [Ms BIU Santé no 2007, fo 211 ro | LAT | IMG] de le vendre sur le Pont-Neuf [14] aux jours de fête. Cette composition ne diffère guère de celle qu’on appelle communément dans les officines la thériaque diatessaron. [15] Ce vaurien s’était gagné grand renom en prétendant qu’elle était le plus puissant antidote contre tous les poisons (nos Français disent un puissant et grand contrepoison) ; [5] mais cette réputation n’a été que de brève durée : son succès et son crédit n’ont pas été à la hauteur de ses promesses verbeuses, emphatiques et démesurées. Il en a pourtant longtemps imposé à la populace ignorante et sotte, mais il ne trompe aujourd’hui plus personne. La dysenterie est à proprement parler une fièvre des intestins, comme la goutte [16] est une fièvre des articulations. [6][17][18][19] De nombreuses parties sont affectées dans la dysenterie : foie, intestins, pancréas et mésentère, dont l’intempérie instille une sérosité qui irrite les intestins, ce qui provoque des douleurs coliques très aiguës. [20] Dans un tel mal, notre principal remède est la phlébotomie, [21] souvent itérative, aux deux bras, en proportion de la pléthore, [22] de la fièvre, de la douleur et des autres symptômes, en ménageant les forces du malade ; mais cette affection se termine très fréquemment par une gangrène [23] de l’intestin ou par une défaillance du foie avec dégoût mortel des aliments. Quand la violence de la maladie a été réduite, ou du moins contenue, par la phlébotomie et par les lavements nombreux, [24] rafraîchissants et détergents, on recourt aux purgatifs [25] doux comme la casse, [26] le séné, [27] la rhubarbe, [28] la confection universelle, [29] le sirop de chicorée mélangé avec de la rhubarbe, [30] etc. Nous nous passons ainsi facilement du laudanum des chimistes, [31] de l’opium, [32] de l’opiat de l’Orviétan, et d’autres poisons tous exactement semblables. L’essentiel est que cette purge soit toujours généreuse. J’ai ici le traité grec d’Oribase, [33] c’est-à-dire les Collectanea anatomica ex Galeno, in‑8o, 1556, que je vous enverrai si vous le voulez. [7] Si d’autres livres se présentent, je vous les achèterai et vous les enverrai ; ne vous inquiétez pas du prix, je souhaite vous les offrir tous. Je voudrais savoir si on ne vend pas chez vous quelque ouvrage contre la thériaque, car je médite une thèse publique pour la vilipender et pour dénoncer les multiples abus qui en découlent. [8][34][35] Mais je reviens aux dépenses que vous avez faites à mon profit pour acheter des livres : M. Volckamer, [36] par qui vous recevrez ma présente, vous les remboursera, et j’aurai soin de lui faire rendre l’argent par M. Nicolas Picques, le marchand parisien. [37] En attendant, voyez et indiquez-moi ce que vous désirez venant de notre France, ou du moins de notre bienfaisante ville de Paris. Vale, très distingué Monsieur, et continuez de m’aimer comme vous faites.
De Paris, le 6e de novembre 1666.
Vôtre de tout cœur, G.P.
1. |
Évergétès ou évergète : « ce nom est purement grec [ευεργετης], et signifie bienfaiteur. Nous retenons ce nom dans notre langue pour quelques princes ou rois de Syrie et d’Égypte successeurs d’Alexandre [le Grand], auxquels on le donna : car nous disons Ptolomée Évergétès, roi d’Égypte ; Antiochus Évergétès, roi de Syrie, monta sur le trône 139 ans avant J.‑C. ; Alexandre Évergétès » (Trévoux). |
2. | V. notes [4], lettre latine 52, pour l’Historia de Sero sanguinis [Essai sur le Sérum du sang] (Iéna, 1663), et [4], lettre latine 295, pour l’Historia plantarum generalis [Histoire générale des plantes] (Iéna, 1656) de Johann Theodor Schenck. Guy Patin attendait ces deux ouvrages depuis déjà plus de deux ans ; il n’en a accusé réception qu’au début de sa lettre à Schenck du 28 février 1669, car ils étaient restés longuement bloqués à Francfort puis à Paris, en raison des procédures que les libraires y avaient engagées tout récemment (15 septembre 1666) contre Charles Patin et son père (v. le début des Déboires de Carolus). |
3. |
V. note [4], lettre 557, pour les « Lettres » de Thomas Reinesius et Caspar Hofmann(Leipzig, 1660). |
4. |
De toute cette correspondance, notre édition ne conserve qu’une seule lettre, celle que Caspar Hofmann écrivit à Guy Patin au printemps 1646. Patin avait lui-même assuré l’édition des deux ouvrages qu’Hofmann (mort en 1648) lui a dédiés :
V. note [26], lettre 150, pour l’Institutionum suarum medicarum Epitome [Abrégé de ses Institutions médicales] (Paris, 1648) qu’Hofmann avait dédié à Robert Patin, fils aîné de Guy. |
5. |
L’italique est en français dans le manuscrit. « Il y a une sorte de thériaque appelée diatessaron [du grec dia, avec, et tessares, quatre], à cause qu’elle est composée de quatre ingrédients, qui sont la racine d’aristoloche, celle de gentiane, la myrrhe et les baies de laurier. Cet antidote est bon pour les maladies froides, tant du cerveau que de l’estomac. C’est aussi un remède contre la piqûre du scorpion et le poison avalé » (Thomas Corneille). V. note [14], lettre 336, pour Cristofero Contugi, dit l’Orviétan, et sa panacée à laquelle Guy Patin donnait le nom d’opiate (v. note [6], lettre 81). |
6. |
Ces deux assertions montrent bien que le mot fièvre était à l’époque synonyme d’inflammation locale, avec retentissement général. Réaction d’un tissu, d’un organe ou d’un organisme vivant à une agression, quelle qu’en soit la nature (traumatique, infectieuse, immune, chimique…), l’inflammation se définissait déjà par la tétrade (ou signes cardinaux) de Celse (De Medicina [La Médecine], livre iii, chapitre x, édition de Johannes Antonides Vander Linden, Leyde, 1657 [v. note [20], lettre de Charles Spon, datée du 28 août 1657], page 139, lignes 12‑14) :
La longue définition donnée par Thomas Corneille explique ce qu’on pensait exactement de cette notion centrale de la pathologie au xviie s. après la découverte de la circulation sanguine : « Tumeur produite par le sang qui, abordant incessamment sans s’écouler à proportion, s’arrête dans quelque partie où il se ramasse. Ainsi la cause prochaine de toutes les inflammations est le sang qui déborde parce que son retour est empêché. Supposé, par exemple, qu’à chaque battement du cœur, il arrive une demi-drachme de sang à chaque partie, d’où il n’en revienne qu’un scrupule, il en reste demi-scrupule qui déborde, {a} et à chaque pulsation la quantité du sang s’augmentant toujours, produit nécessairement une inflammation. Comme le sang qui cause l’inflammation est rouge et chaud, il faut que la partie soit de même chaude et rouge, et le sang venant toujours sans s’en retourner, la partie se distend, et la douleur suit la distension. L’épaisseur et la coagulation du sang sont pour l’ordinaire les causes universelles des inflammations. Les signes sont la tumeur, la rougeur, la chaleur et la douleur. L’inflammation en général se dissipe, ou suppure, ou dégénère en squirre ou en gangrène. {b} La dissipation {c} est la meilleure manière et, aprés elle, la suppuration lors que l’inflammation se change en abcès. {d} L’inflammation où l’acide abonde et prédomine, et qui dégénère en squirre, est mauvaise, à cause de la tumeur qui est opiniâtre et que l’on ne peut guérir que très difficilement. La plus dangereuse de toutes est celle qui arrive par le mouvement du sang absolument arrêté dans la partie, et qui dégénère en gangrène. |
7. |
V. note [9], lettre latine 61, pour les Oribasii Collectanea Artis medicæ, ex Galeni Commentariis [Mélanges de l’Art médical d’Oribase, d’après les commentaires de Galien] (Paris, 1556). |
8. |
V. note [3], lettre latine 392, pour une autre annonce de cette thèse contre la thériaque présidée par Guy Patin (et ce pour la dernière fois de sa vie) le 5 mars 1671. |
a. |
Brouillon autographe d’une lettre que Guy Patin a écrite à Johann Theodor Schenck, ms BIU Santé no 2007, fos 210 vo‑211 ro. |
s. |
Ms BIU Santé no 2007, fo 210 vo. Cl. viro D. Io. Theodoro Schenkio, Med. Doct. Ienam. Bonum factum, Vir Cl. Summo enim cum gaudio suavissimam tuam |
t. |
Ms BIU Santé no 2007, fo 211 ro. solet ad Pontem novum, diebus festis : vix differt talis compositio ab Tuus ex animo, G.P. |