Annexe
Comment le mariage et la mort de Robert Patin ont causé la ruine de Guy

Dans ses lettres, Guy Patin a donné de lui l’image d’un homme aisé, mais dédaigneux d’aliéner sa liberté pour amasser fortune. Les trois piliers de son patrimoine étaient sa grande maison de la place du Chevalier du Guet (dont il n’était propriétaire que pour moitié), sa maison des champs [1] à Cormeilles (acquise par héritage de son épouse) [1] et son opulente bibliothèque. Guy Patin tirait de sa pratique médicale, et de ses revenus de docteur régent et de professeur du roi, de quoi assurer à sa famille un train de vie confortable, mais sans autre extravagance avouée que l’alimentation de son insatiable bibliomanie. La désolation s’est pourtant abattue sur ce serein édifice durant les deux dernières années de sa vie. Non seulement Patin y fut privé de ses chers livres (vLa Bibliothèque de Guy Patin et sa dispersion), mais un différend familial le plongea dans un état proche de l’indigence. [2][2]

Pour tout témoignage de sa main, nous n’avons qu’une phrase de la lettre qu’il écrivit à André Falconet le 23 juillet 1671 :

« La diversité des études de Charles Patin [3] me console en quelque façon de son absence, mais les malices de son frère aîné Robert Patin [4] me confondent. Cet ingrat m’a trompé méchamment et même en mourant, ce que je n’eusse jamais pensé d’un fils aîné à qui je me fiais entièrement. Sa veuve [5] en tire ses avantages et fait tout ce qu’elle peut pour ruiner notre famille à son profit. »

Les deux premiers « titres et papiers » cotés dans l’inventaire après décès de Robert Patin (fo 9 ro et vo[3] fournissent quelques éclaircissements sur ce qui s’est passé.

Avant même la catastrophe du décès de Robert Patin, cette rente dut mettre son père en grande difficulté financière ; ce qui explique peut-être le don de sa bibliothèque (décembre 1667) et la location de la moitié de sa maison (avril 1669) à son fils aîné, et même la vente (octobre 1667) du domaine qu’il avait hérité de ses parents. [10][7]

En même temps qu’elle a ruiné Guy Patin, son beau-père, Catherine Barré-Patin s’est rudement acharnée contre les biens de sa propre famille, comme en atteste le Factum pour damoiselle Louise Piget, femme autorisée en justice, au refus de M. Pierre Grassy, secrétaire ordinaire de la reine, son mari, auparavant veuve de feu M. François Barré, vivant huissier vétéran au Parlement et lieutenant au bailliage et comté de Lagny, Louise Élisabeth et Élisabeth Barré, ses filles et du dit défunt, accusées défenderesses, et incidemment demanderesses. Contre damoiselle Catherine Barré, fille du premier lit du dit défunt Barré, veuve de feu M. Robert Patin, docteur en médecine, accusatrice, demanderesse, et incidemment défenderesse (pages 6‑7) : [11][8][9][10]

« Ladite damoiselle Patin n’a entrepris ce procès contre sa belle-mère et ses sœurs qu’en haine de ce que son père [11] l’a réduite par son testament à sa légitime, [12] et fait succéder ses six enfants du second lit les uns aux autres, pour les raisons y insérées ; duquel pour se venger, elle a entrepris l’interdiction de son vivant, et continué la poursuite 22 mois après sa mort arrivée le 1er août 1670. [13] Ledit testament produit sous la cote A de la production des accusées. Pour colorer cette accusation de recélé et divertissement des biens de la succession de feu son père, [14] elle a établi deux principes évidemment faux : qu’il était fol et aliéné d’esprit depuis plus de cinq ans, et qu’il était riche de 350 000 livres. »

Le factum nie la démence de François Barré et dénonce, comme « pratiqués [subornés] et achetés », les 47 témoins à charge que Catherine Patin exhibait à l’appui de ses accusations.

« Ladite veuve Patin a fait enquérir les accusées sur plus de faits qu’elle a signés de sa main pour essayer de les surprendre par cette prodigieuse multitude, quoiqu’il n’y en ait pas trente concernant ce prétendu divertissement, le surplus n’étant qu’injures étudiées et faites à plaisir, sans tenir aucune mesure ni respect pour la Cour, pour choquer l’honnêteté et la pudeur de sa belle-mère et de ses sœurs, dont elles ont toujours requis la réparation qu’elles espèrent de la bonne justice de la Cour. […]

Finalement, ladite veuve Patin s’est particulièrement attachée à faire dire à aucuns de ses témoins pratiqués et achetés que sa belle-mère s’était vantée qu’elle avait “si bien fait ses affaires que la Patin n’aurait jamais rien” ; mais elle n’en est pas demeurée d’accord, quoiqu’elle eût assez sujet de parler en des termes approchants sans que ladite veuve Patin en pût tirer aucun avantage : 1. parce qu’elle avait plus reçu qu’elle ne pouvait espérer par les avantages indirects, justifiés au procès, qui lui avaient été faits par son père ; 2. qu’ayant journellement menacé sondit père pendant sept ans qu’a duré son procès, qu’elle et son mari lui ont fait, de le faire mourir sur la paille et de réduire sa belle-mère et ses six enfants à l’aumône, elle < sa belle-mère, Louise Piget > aurait eu sujet de dire, après l’avoir payée et fait vider toutes ses saisies et oppositions formées par les créanciers des dits Patin et sa femme, qu’elle avait si bien fait ses affaires qu’elle n’y pourrait plus revenir et ne serait plus exposée à ses menaces. »

Sans connaître l’issue de ce procès, nous voilà tout de même mieux renseignés sur la bru de Guy Patin qui n’eut aucun scrupule à capter sa très chère bibliothèque, puis à la disperser, tandis qu’il était encore en vie.

La Vie de G.P. a épilogué avec autant de pathos que d’approximation sur Les derniers malheurs de Guy Patin, par son fils Robert : [15]

« M. Guy Patin, quoiqu’un des plus honnêtes hommes et des plus savants, eut encore un plus grand malheur de la part de son fils aîné Robert < que de la part de son fils cadet, Charles >. Ce fils ingrat, sollicité sans doute d’ailleurs, fit signer à son père un papier, où il lui abandonnait sa bibliothèque. Le père signa sans lire ce qu’il signait, [16] et signa sa mort : car il fut obligé de voir perdre sa belle bibliothèque, ses manuscrits, qui occupaient une grande chambre toute remplie, et de se voir à la merci de ses amis pour assurer une malheureuse vie. Le malheureux voleur ne jouit pas de son iniquité, mais sa veuve en profita, aux dépens de la vie de ce bon père. Robert tomba donc malade de la maladie dont il mourut […].

Ce père infortuné gémit sur ses enfants, il n’ose même dire la trahison que lui a faite ce Robert dont il pleure la mort avec tendresse et regret […].
Selon M. Charles Thuillier [12] […] qui était fort ami de Guy Patin, [17] < la veuve de Robert > ruina son beau-père, lui saisit tout, et lui fit tout vendre et disperser. Cette perte est irrévocable car M. Patin avait travaillé sur un grand nombre de sujets […] et rien, hors ses lettres recueillies par ses amis, ne nous reste des veilles et des travaux assidus d’un si savant homme. Ce pauvre père se consolait quelquefois avec son ami M. Thuillier à qui il parlait de ce Robert ; il disait que c’était pour lui encore un coup de barre que Dieu lui donnait, qu’il se soumettait à sa volonté et qu’il n’avait souffert que de sa famille. […]

Il survécut d’un an et demi ou environ ce malheureux Robert, qui est mort âgé de 49 ans, le 1er juin 1670. On dit qu’il y a un petit-fils de ce Robert et arrière-petit-fils de Guy Patin qui a désir de se mettre sur les bancs de la Faculté de médecine de Paris ; [18] il est à souhaiter qu’il puisse remplir le savoir et le mérite de son aïeul, avec qui les savants en tous genres étaient si familiers. Guy Patin essuya tous les malheurs de la procédure que lui suscita sa bru, qu’il aimait toujours tendrement ; il n’en parle pas dans ses lettres […].

M. Patin continua de s’occuper avec les livres que lui prêtaient ses amis car le scellé ne lui permettait pas de jouir de son cabinet. Il étudiait malgré son infortune, et voyait ses amis et ses malades. »

O me miserum in filiis meis ! [19]


a.

Avec remerciements à Yves Capron, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour son aide précieuse dans la bonne compréhension des minutes conservées aux Archives nationales qui ont servi à la rédaction de cette annexe.

1.

Au début de juillet 1651, soit neuf mois après avoir été élu doyen et sept mois après avoir acheté sa maison du Chevalier du Guet, Guy Patin avait acquis la maison des champs que possédaient ses beaux-parents à Cormeilles-en-Parisis, en versant 15 000 livres à ses deux beaux-frères (v. note [16], lettre 264).

2.

Les Comment. F.M.P. (tome xv, pages 1562‑1563), la plume du doyen Denis Puilon (v. note [16] du Diafoirus et sa thèse) en donnent ce touchant témoignage :

Die sabathi quinta Novembris 1672 […]. Tum M. Nicolaus Brayer postulavit ut singulis annis aliqua summa sublevaretur vidua M. Guidonis Patin cujus Res adeo angustæ sunt ut nihil habeat quo victum sibi comparet etsi aliundé quampluribus negotijs ac litibus sit implicata. […] {a} Unanimiter conclusum est erogandam per antecessum singulis annis summam duocentarum libellarum vidua defuncti colleguæ M. Guidonis Patin, jta tamen ut quarta illius summæ parte, tertio quoque mense ipsi solvatur a decano et quidem donec litibus sese expedierit et ad meliorem fortunam redierit.

[Le samedi 5 novembre 1672 (…). M. Nicolas Brayer {b} a demandé que chaque année la veuve de M. Guy Patin soit aidée de quelque somme d’argent. Ses revenus sont si maigres qu’elle n’a rien pour se nourrir, d’autant que, par ailleurs, elle est engagée dans quantité de tractations et de procès. (…) On a conclu à l’unanimité que la somme de 200 livres soit avancée chaque année pour la veuve de notre défunt collègue M. Guy Patin, mais sous la condition que le doyen lui délivre le quart de cette somme au début de chaque trimestre, et ce jusqu’à ce qu’elle se soit dégagée de ses procès et qu’elle ait recouvré meilleure fortune].


  1. Annotation marginale :

    Conceditur summa 200 lib. viduæ Guidonis Patin hoc anno fato functi.

    [Une somme de 200 livres est concédée à la veuve de Guy Patin, décédé cette année].

  2. Nicolas Brayer (v. note [2], lettre 111) était l’un des docteurs régents les plus en vue de Paris. En dépit de sa grande richesse et de son succès à la cour, Guy Patin n’a pas dit grand mal de lui dans ses lettres. En 1652, Brayer n’avait pas signé en faveur de l’antimoine (v. note [3], lettre 333).

3.

V. note [13] de La maison de Guy Patin, place du Chevalier du Guet.

4.

Jean Le Caron (Notaires de Paris, étude lxviii) a exercé rue Neuve-Saint-Merri du 15 janvier 1637 au 7 avril 1666.

Aucun Gallopier ni patronyme approchant ne figure dans la base Notaires de Paris. Je n’ai pas trouvé le contrat intégral dans les minutes de Le Caron qui sont conservées aux Archives nationales.

5.

À la mort de Robert, sa veuve possédait en propre une fortune conséquente : sa sœur Marie Barré étant morte sans descendance, Catherine était héritière unique de leur mère, Catherine Claircellier, première épouse de François Barré, morte en 1647 (item 13, fos 12 vo et 13 ro de l’inventaire) ; v. note [18], lettre 983, pour les propriétés qu’elle possédait dans les alentours de Lagny et de Meaux.

6.

Préciput (præcipuum en latin, de præ, d’avance, et capere, prendre) : « avantage que l’on stipule dans les contrats de mariage en faveur du survivant, qu’il doit prendre sur les biens du prédécédé avant le partage de la succession ou de la communauté. En droit, à l’égard des femmes, on l’appelle augment de dot ou donatio propter nuptias » (Furetière).

7.

L’item 42 de l’inventaire après décès de Robert Patin (fo 20) recense diverses créances ; il y apparaît que le défunt semblait dépenser plus qu’il ne gagnait et n’était guère ponctuel dans le règlement de ses dettes :

« Déclarant ladite daMlle veuve Patin qu’il est dû par la succession, en ce qui est venu à sa connaissance et dont il n’y a aucune promesse ni reconnaissance, les sommes qui ensuivent.


  1. Cette domestique servait donc ses maîtres depuis trois ans : il semble que, depuis la même durée, la dénommée Marie Martin, « ci-devant servante » attendait ses arriérés de gages (223 ℔ soit un peu plus de 12 annuités au même tarif).

  2. Comme il est stipule à la fin de La maison de Guy Patin, place du Chevalier du Guet, le bail du 2 avril 1669 fixait à 500 ℔ le loyer annuel dû par Robert Patin à son père : seul le premier semestre (avril-octobre) avait dû en être réglé.

  3. V. note [6], lettre 211.

  4. Dans sa lettre du 21 novembre 1659 (v. sa note [8]) Guy Patin avait annoncé à Christiaen Utenbogard la nomination de Robert à l’Hôpital général.

8.

Yves Capron (communication personnelle) :

« Suivant la coutume alors en vigueur à Paris, constituaient des propres non seulement les biens dont chacun des deux époux était propriétaire lors du mariage, mais aussi les successions qui leur échéaient après leur union (ce qui est encore le cas dans le régime légal de la communauté réduite aux acquêts). Il était contraire aux idées du temps que le mari pût, via la communauté, s’approprier la succession de sa femme. Nous sommes dressés à croire que, dans le temps, la femme était la chose du mari : c’était vrai à Rome, ça ne l’était pas à Paris au xviie s. Les historiens récents se plaisent à souligner, au contraire, que la femme a toujours joui, dans la société parisienne, d’une place qui lui était refusée dans les autres pays, ce qui explique l’influence considérable que les femmes ont eue, dans la France du nord, sur le cours des affaires politiques, économiques ou artistiques, ainsi que sur toute la vie sociale. ».

Veuve riche d’un défunt pauvre, Catherine Patin-Barré pouvait exiger de ses beaux-parents le douaire et le préciput qui lui étaient dus ; car, dans son contrat de mariage, Guy et Françoise Patin s’étaient portés garants de leur fils aîné Robert.

9.

Le motif de ce rente versée au couple venait sans doute de l’inégalité de fortune entre les deux familles, celle des Patin étant bien moindre que celle des Barré (comme en attestent diverses pièces recensées dans l’inventaire après décès de Robert Patin).

10.

Vente, le 12 octobre 1667 (an mc liasse et/xcii/189 ; v. note [3], lettre 708) :

Contrairement à ce que j’ai supposé (v. note [7] de La bibliothèque de Guy Patin et sa dispersion), la cession de ses milliers de livres à Robert n’avait donc pas exonéré Guy Patin des 500 ℔ annuelles qu’il devait lui verser.

11.

BnF, cote Z Thoizy-383, fos 229-302 ; in‑4o de 8 pages non daté, mais sans doute rédigé en mai ou juin 1672.

L’épouse de Robert, Catherine Patin (v. note [11], lettre 611), était l’une des deux filles nées de François Barré et de sa première épouse, Catherine Claircellier. Veuf en 1647, François s’était remarié avec Louise Piget qui lui avait donné six enfants.

12.

Légitime (Furetière) :

« droit que la loi donne aux enfants sur les biens de leurs père et mère, et qui leur est acquis ; en sorte qu’on ne les en peut priver par une disposition contraire. La légitime des enfants, selon la Coutume de Paris, est la moitié de ce que chacun aurait eu ab intestat. {a} En droit, c’est tantôt le tiers, tantôt la moitié, selon le nombre des enfants. »


  1. C’est-à-dire si le défunt n’avait pas fait de testament : en principe, dans la Coutume de Paris, l’aîné héritait alors des deux tiers des biens des parents s’il n’avait qu’un puîné, et de la moitié dans les autres cas ; le droit d’aînesse subsistait donc, mais sous la forme atténuée d’un privilège relatif.

13.

Soit jusqu’en juin 1672.

14.

« Recélé et divertissement signifient le crime qui est commis par un cohéritier qui détourne des effets d’une succession, ou bien par un des conjoints qui détourne des effets de la communauté après la mort de l’autre conjoint » (Trévoux).

15.

Vie de G.P., fos 62 vo‑65 ro.

16.

Cette assertion paraît fantaisiste quand on peut constater la présence des paraphes et de la signature de Guy Patin au bas de chacun des folios des deux minutes donnant sa bibliothèque à Robert (le 14 décembre 1667, an mc liasse et/lxxv/137) puis la lui cédant entièrement (le 2 avril 1669, et/cii/65).

17.

V. note [132] des Déboires de Carolus.

18.

V. note [16], lettre 985, pour les quatre enfants de Robert et Catherine Patin, prénommés Ignace-Louis, Jeanne-Catherine, François-Guy et Robert.

Le catalogue de Baron ne répertorie aucun Patin dans la liste des docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris reçus entre 1672 et 1750.

19.

« Ô que je suis malheureux en mes deux fils ! », exclamation pathétique de Guy Patin à la fin de sa lettre du 23 mai 1670 à André Falconet.

Guy Patin tenta bien de se défendre (mais en vain), comme en atteste ce passage de la lettre que son fils Charles (en exil à Strasbourg) écrivit à Jacob Spon le 29 janvier 1671 (Moreau, lettre 31) :

« N’oubliez pas de m’envoyer le mémoire que mon père a fait faire contre ma belle-sœur. Mon père me l’a promis, mais il ne l’envoie pas. Faites l’en souvenir, et si il ne l’envoie pas, tâchez d’en avoir un et me l’envoyez. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Annexe. Comment le mariage et la mort de Robert Patin ont causé la ruine de Guy

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(Consulté le 28/03/2024)

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