L. française reçue 51.  >
De Charles Spon,
le 28 décembre 1657

De Lyon, ce 28e de décembre 1657.

Monsieur mon singulier ami, [a][1][2]

J’espère qu’au même temps que je reçus ici la vôtre très agréable en date du 18e du courant, vous en aurez aussi reçu une de ma part de même date, par laquelle vous aurez appris quelques infortunes qui me sont arrivées. [1][3] Du depuis, à savoir le 24e du courant qui était mon jour natal, auquel j’entrai en la 47e année de ma vie, je fus attaqué tout à coup d’une furieuse douleur néphrétique [4] ou colico-néphrétique à la région du rein sénestre, cum gravibus et repetitis vomitibus et sudoribus frigidis, urinis rubris et turbidis, levi stranguria[2][5] tous lesquels accidents s’évanouirent par un seul lavement [6] ce même jour-là. Et le 26e, je me purgeai[7] ex animi sententia[3] me trouvant fort bien quant à présent, dont je loue Dieu. Au reste, vous saurez que, comme d’ordinaire, après la pluie le beau temps ou, pour parler avec Artemid. [8] lib. 2 Oneirocr., c. 8, μετα τους μεγαλους χειμωνας τακεως ευδια γινεται : [4] aussi, après toutes mes disgrâces, il m’est arrivé enfin une heureuse aventure, c’est qu’hier matin, 27e du courant, ma chère femme [9] (que j’oserais comparer à cette bonne Pauline romaine, [5][10] si je pouvais me mettre en parallèle avec ce grand Sénèque [11] son mari) se délivra fort heureusement d’une fort jolie fille ; [6][12] ce qui a extrêmement réjoui toute notre famille, ne doutant point que vous ne vous en conjouissiez aussi avec nous, suivant l’affection dont il vous a plu jusqu’ici nous honorer sans que nous l’ayons pourtant aucunement méritée. Notre accouchée vous baise très humblement les mains, à Mme Patin et à Messieurs vos deux fils.

Le 26e du courant est mort assez promptement en cette ville un fameux prédicateur nommé M. Voisin, [13] lequel avait été longtemps jésuite, et qui est celui-là même qui faillit à perdre autrefois le poète Théophile, [14] comme il s’en plaint dans son Apologie au roi Louis xiii[7] Il était dans son année 71e et avait toujours continué de prêcher d’une façon et bouffonne, et séditieuse, avec grand applaudissement de tout notre petit peuple qui lui servait de rempart contre les entreprises des jésuites, lesquels sans cela l’eussent fort malmené, et peut-être mis in pace[8] pour avoir secoué leur joug et s’être sécularisé, malgré leurs dents, [9] depuis sept ou huit ans ; dont je n’ai pu savoir le sujet, tous les déportements domestiques de ces gens-là étant des mystères imperscrutables. [10]

Vous m’avez fait part d’une historiette qui m’a fait rire de la bonne sorte : je veux dire la prise qu’ont eue ensemble dans votre salle les sieurs Boulanger [15] et Basset. [16] Ha, que c’eût été un ravissant duel que ces deux petits Mars acharnés l’un contre l’autre ! Notabile iurgium, sed tua moderatione diremtum[11][17] et certes très à propos, de peur de plus grand mal. Qui sait si le sieur Basset n’eût point voulu accuser notre Collège [18] de lui avoir suscité cet adversaire ? D’ailleurs, le sieur Boulanger aurait par cette action davantage animé contre son Collège [19] la rage du sieur Vallot, [20] qui a juré sa ruine à ce que nous apprenons de ce qu’en a mandé par deçà M. Robert, [21] notre collègue. Car il faut que vous sachiez que ledit sieur Robert s’avisa, il y a quelque temps, d’aller, proprio motu [12] et sans en avoir aucune charge de personne de notre Compagnie, rendre visite à mondit sieur Vallot, lui raconter le différend mû entre notre Collège et le sieur Basset, et implorer sa faveur pour notre Collège en cette cause. Sur quoi il fut très mal reçu par le sieur Vallot, en présence du sieur D’Aquin [22] qui s’y trouva par hasard, car il lui dit qu’il ne pouvait approuver l’action de notre Collège en ce rencontre, non plus que le renvoi du sieur Dourlens [23] par le Collège d’Amiens, quoiqu’il le lui eût envoyé et recommandé ; mais qu’ils s’en repentiraient et qu’il saurait bien trouver les moyens de détruire tous les collèges de France, qui n’étaient qu’autant de monopoles pour empêcher les jeunes médecins d’user et de jouir du bénéfice que les lettres doctorales émanées des universités leur accordaient à tous de pratiquer ubique terrarum ; [13] au reste, qu’il voulait accommoder ladite affaire d’entre notre Collège et le sieur Basset. Si jamais homme fut étonné, ce fut notre M. Robert, qui eût sans doute voulu être à cent lieues de là. Nous ne savons à quoi aboutira le tout, mais je vous puis dire avec sincérité que nous sommes tous bien fâchés du pas de clerc de notre député, d’être allé visiter cet homme sans ordre et nous avoir insensiblement engagés dans un pas si glissant auquel nous semblons à ceux qui tiennent un loup dangereux par les oreilles. [14] Le sieur Fourmy, [24] marchand libraire, m’a remis entre mains votre paquet des Corn. Celsus[25][26] dont je suis allé faire distribution tout à l’heure à MM. Gras, Guillemin et Falconet qui vous en remercient bien fort, comme je fais aussi très particulièrement pour l’exemplaire que j’ai gardé pour moi, ce petit livre, outre la beauté et netteté de l’impression, me devant être infiniment cher pour vous avoir été dédié de si bonne part. [15] Je n’ai rien pu apprendre du Fernel in‑fo de Rigaud [27][28] dont vous me parlez et ne puis croire qu’il soit sur la presse, n’attendant rien de bon de cette boutique. [16] Je verrai le sieur Fourmy sur son catalogue des œuvres de Th. Erastus [29] qu’il ne m’a point encore montré. L’Histoire de Savoie du sieur Guichenon, [30] avocat de Bourg-en-Bresse, s’imprime ici chez le sieur Guillaume Barbier, [31] mais ne saurait être achevée de longtemps à cause des tailles-douces auxquelles il faut donner temps au graveur de travailler. [17]

Je n’ai point encore vu cette nouvelle Méthode d’astrologie d’Allæus, Arabe chrétien[18][32] mais je crois avec vous que le monde s’en passerait fort bien, aussi bien que d’un tas d’autres méchants livres qui ne servent qu’à faire perdre misérablement le temps à la jeunesse follement curieuse. Je vous prie de présenter mes baisemains dans les rencontres à MM. Robert, Sorbière, Du Prat, Dinckel. Je voudrais avoir de grand cœur quelque chose de meilleur à vous communiquer pour la conclusion de cette année, vous souhaitant tout heur et prospérité pour la prochaine, que nous touchons du doigt et qui aura déjà fait son entrée quand le présent mot de lettre vous tombera entre les mains. Dieu me fasse la grâce de pouvoir pendant tout son cours vous témoigner par effet avec combien de zèle je demeure, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Spon, D. M.

Monsieur, [b]

L’on m’a assuré que le sieur Alexandre Morus [33] était fort malade en Hollande et que son mal était une phtisie [34] dont il ne pouvait guérir. Si vous en apprenez quelque chose, je vous prie de m’en faire part. J’ai fait écrire il y a longtemps à Gênes [35] pour savoir qu’est devenu le pauvre Alcide Musnier, [36] mais on n’en a encore aucune nouvelle. Si vous êtes plus heureux en cela que moi, tirez-moi de la peine où je suis et je vous en aurai une obligation extrême. Le Heurnius [37] s’avance fort et doit être achevé à Pâques pour tout assuré, il est fort demandé du côté d’Angleterre. Vale[19]


a.

Lettre autographe de Charles Spon « À Monsieur/ Monsieur Patin,/ Docteur en Médecine de/ la Faculté de Paris,/ Coner Médecin, et lecteur/ ordine du Roy, dans la/ place du Chevalier du guet/ À Paris » : ms BIU Santé no 2007, fo 297 ro‑299 ro ; Pic no 14 (256‑261).

b.

ms BIU Santé no 2007, fo 298 ro et vo. Ce post‑scriptum est un billet non daté, avec au verso : « À Monsieur/ Monsieur Patin, Docteur en/ Médecine de la Faculté de Paris,/ Coner Médecin, & lecteur ordine/ du Roy, dans la place du chevalier/ du guet/ À Paris. »

1.

Dans sa lettre suivante, datée du 28 décembre (v. sa note [8]), Guy Patin a commenté le décès de Mathieu Spon, âgé de 13 ans, fils aîné de Charles (dont la lettre du 18 décembre n’a pas été conservée).

2.

« avec vomissements violents et répétés, et sueurs froides, urines rouges et troubles, légère strangurie ».

Strangurie (Furetière) :

« Involontaire émission d’urine {a} fort fréquente et en petite quantité ou goutte à goutte, quelquefois sans douleur et quelquefois avec douleur. Elle vient ou d’avoir bu une trop grande quantité d’eau froide, ou lorsqu’il a coulé des humeurs froides sur les parties qui reçoivent l’urine, qui les rendent paralytiques ; car alors le muscle {b} qui serre la vessie est relâché et amolli, en sorte qu’il ne peut tenir le col de la vessie serré. Ce mot est grec et composé de stranx, qui signifie goutte, et de ouron, qui signifie urine. » {c}


  1. Il ne s’agit pas d’une incontinence urinaire, mais d’une envie impérieuse, que ne peut dominer la volonté.

  2. Sphincter.

  3. On préfère dire aujourd’hui le mot de pollakiurie (de pollakhou, souvent).

3.

« de mon propre chef ».

4.

« après que les grands orages se sont épanchés, le beau temps arrive » ; v. note [29], lettre 155, pour l’Oneirocritica [Interprétation des rêves] d’Artémidore d’Éphèse, dont Charles Spon citait ici un extrait du livre ii, chapitre 8.

5.

Pompeia Paulina, épouse de Sénèque le Jeune, qui se trancha les veines en même temps que lui, mais lui survécut quelques années.

6.

Dorothée Spon était le 11e enfant du couple Spon (et sixième enfant alors en vie) ; baptisée le 30 décembre, elle allait mourir le 20 juillet 1658.

7.

Louis Voisin, était le troisième fils de Daniel i, frère de Charles et de Daniel ii (v. note [17], lettre 604) (Popoff, no 2498). Longtemps redoutable prédicateur jésuite, il s’était défroqué sur la fin de sa vie.

Théophile de Viau (Clairac 1590-Paris 1626), archétype de l’épicurien et du libertin de l’époque dite baroque, eut une vie tourmentée. Jugé licencieux, son Parnasse satirique déclencha les foudres de l’Église et lui valut d’être brûlé en effigie en 1623. Ami de Guez de Balzac et amant de Jacques iii Vallée des Barreaux (v. note [13], lettre 868), il termina sa vie à Chantilly sous la protection du duc de Montmorency.

Parmi une multitude d’autres, il fut l’auteur de deux vers (Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, 1621) qu’Edmond Rostand a rendus célèbres par son Cyrano de Bergerac (Tirade des nez, acte 1, scène 4) :

« Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement. Il en rougit, le traître ! »

Sa riche et sulfureuse production poétique faisait, comme on le voit ici, l’un des délices libertins de Charles Spon et de Guy Patin. L’Apologie au roi (Paris, sans nom, 1626, in‑8o ; reprise dans les nombreuses éditions des œuvres complètes) est un texte en prose écrit pendant la longue incarcération de Théophile, victime du scandale que son Parnasse satirique avait provoqué ; il y réfute les calomnies qui l’ont fait condamner :

« Ce qui a longtemps entretenu ces bruits infâmes dont on a déguisé ma réputation n’est autre chose qu’une grande facilité que mes ennemis ont trouvée à me persécuter. Le peu de nom que les lettres m’ont acquis et le peu de rang que ma condition me donne dans la fortune ont exposé mon esprit et mon honneur sans défense au pouvoir insolent de ceux qui l’ont attaqué. Mon impuissance leur a continué cette impunité et poussé leur hardiesse si avant que, perdant le respect de l’Église et profanant la chair de vérité, ils en ont fait un théâtre de diffamation. On a vu mes accusateurs en leurs sermons faire de longues digressions et quitter la prédication de l’Évangile pour prêcher au peuple leurs méditations frénétiques, et par des injures d’athée, d’impie et d’abominable, imprimer dans l’âme de leurs auditeurs l’aigreur et l’animosité particulières qu’ils avaient contre moi. »

Spécifiquement, on lit plus loin au sujet du P. Voisin :

« Un homme qui fait profession de religieux, et qui a fait le dernier vœu, s’avisa de corriger votre clémence et n’étant hardi que de ma timidité, s’aventura de me tendre les pièges dont il se trouve encore enveloppé. Il avait à sa dévotion un lieutenant du prévôt de la connétablerie nommé Le Blanc, son confident particulier ; celui-là prit un tel soin de lui rendre cette complaisance et se trouva si puissant dans cette commission qu’une place qui peut soutenir des sièges royaux se trouva faible pour ma protection. Ce religieux qui disposa si absolument de cet officier de justice et qui trouva le gouverneur de votre citadelle si facile, c’est, Sire, le Père Voisin, jésuite qui, par une fantaisie déréglée et par un caprice très scandaleux, s’est jeté dans la vengeance d’un tort qu’il n’a point reçu et s’est forgé des sujets d’offense pour avoir prétexte de me haïr. Je dirais à Votre Majesté les secrètes maladies de cet esprit si ce n’était une incivilité criminelle que de vous entretenir : cet homme-là, égaré de son sens, très ignorant du mien, a fait glisser dans des âmes faibles une fausse opinion de mes mœurs et de ma conscience ; et prostituant l’autorité de sa robe à l’extravagance de sa passion, il a fait éclat de toutes ses infâmes accusations, dont il fait aujourd’hui pénitence. Il a pénétré tous les lieux de ses connaissances et des miennes pour y répandre la mauvaise odeur qui avait rendu ma réputation si odieuse. Il a suborné le zèle d’un père étourdi qui a vomi tout un volume pour décharger la bile de son compagnon : c’est l’auteur de la Doctrine curieuse {a} et de quelques autres livres outrageux, à qui ma seule disgrâce semble avoir donné des privilèges et dont les crimes n’ont trouvé de l’impunité qu’en la faveur de cette animosité publique qui autorise tout ce qui peut injurier. »


  1. De François Garasse (Paris, 1624, v. note [1], lettre 58).

L’Apologie se termine par ces phrases :

« Je laisserai cependant mes ennemis sans réplique et ne tâcherai point, par ma vengeance, ni d’empêcher, ni d’irriter l’humeur ou le plaisir qu’ils ont à médire de moi. Si leur fureur leur fait faire des injustices, je ne veux point faillir à leur exemple. J’ai l’esprit froid à la médisance, je n’aime point les affronts, c’est pourquoi je n’en fais point. S’ils ont fait des méchants livres, qu’ils les défassent eux-mêmes. Leurs folies m’apprennent d’être sage. Et pour les assurer que je ne prendrai jamais la peine de leur en faire, je leur promets de ne commencer jamais à les reprendre qu’après que j’aurai assez loué Votre Majesté. »

8.

« en paix ». En religion, on appelait in pace la « prison rigoureuse où étaient enfermés les moines coupables d’une grande faute ; l’expression vient du latin pax, par un jeu de mots cruels sur la paix d’une prison » (La Curne de Sainte-Palaye).

9.

« On dit malgré lui, malgré ses dents, pour dire : quelque empêchement qu’il y puisse mettre ou apporter » (Furetière).

10.

Imperscrutable : « qui ne peut être scruté ; on dit aujourd’hui inscrutable » (Littré DLF).

Le P. Voisin avait sans doute quitté la soutane pour vivre avec une femme.

11.

« Ce fut une insigne altercation, mais interrompue par votre arbitrage » ; Tacite, Histoires, livre ii, chapitre liii) :

Notabile iurgium fuit quo Licinius Cæcina Marcellum Eprium ut ambigua disserentem invasit.

[Ce fut une insigne altercation quand Licinius Cæcina attaqua Marcellus Eprius pour l’ambiguïté de ses propos].

V. lettre de Guy Patin à Charles Spon, le 18 décembre 1657, pour la confrontation entre Boulanger et Basset.

12.

« de sa propre initiative ».

13.

« partout sur terre ».

14.

Charles Spon employait « semblons » pour « ressemblons » ; v. note [72], lettre 219, pour le loup qu’on tient par les oreilles.

15.

V. note [20], lettre de Charles Spon datée du 28 août 1657, pour l’édition récente de Celse (De Re medica) par Johannes Antonides Vander Linden (Leyde, 1657). Écrite au mois d’août 1657, l’épître dédicatoire de Linden est adressée à Guy Patin, amico suo magno [son grand ami]. Sans fioritures flatteuses pour son dédicataire, elle est entièrement vouée à la médecine de Celse :

V. note [3], lettre à Spon datée du 5 mars 1658, pour un autre extrait de cette épître.

16.

Le projet du libraire Pierre Rigaud de Lyon était de réimprimer l’Universa medicina de Jean Fernel à partir de la dernière édition faite en Hollande, préparée par Otto Heurnius (Utrecht, 1656, v. note [3], lettre 463). Il y eut une impression de ce livre à Paris en 1657, in‑4o, chez Th. Jolly, mais l’édition de Lyon ne vit jamais le jour.

17.

V. notes [8], lettre 358, pour le projet sans lendemain que Guy Patin avait de faire éditer les œuvres complètes de Thomas Lieber, dit Éraste, et [26], lettre de Charles Spon, datée du 28 août 1657, pour l’Histoire de Savoie de Samuel Guichenon (Lyon, 1660).

18.

V. note [37], lettre 508.

19.

V. note [12], lettre 446, pour les Opera omnia de Jan i van Heurne.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – De Charles Spon, le 28 décembre 1657

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(Consulté le 28/03/2024)

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