L. française reçue 21.  >
De Pierre Louvet,
le 22 janvier 1657

De Béziers, [1] ce 22e janvier 1657.

Monsieur,  [a][2][3]

Il y a quelque temps que je reçus à Toulouse celle qu’il vous a plu m’envoyer, [1] et laquelle m’a été si agréable que je la conserverai toute ma vie ; non pas tant pour les louanges que vous m’y donnez, que pour avoir toujours devant mes yeux la mémoire du plus excellent personnage de notre siècle. Il est vrai que les louanges que vous me donnez me sont indues. On dit que la flatterie est une dose de poison ; je ne la prends pas de cette façon, vous êtes trop bon Picard pour me mentir et trop candide pour être soupçonné d’un art, lequel je crois que vous n’avez < jamais > pratiqué ; mais quoique vous m’en ayez un peu trop donné, j’y ai pris goût selon < ce > que disait Nævius chez Plaute : Lætus sum me laudari abs te, pater, honesto viro, et en effet dit Cicéron, ea est profecto iucunda laus quæ ab iis proficiscitur qui singule in laude vixerunt[2][4][5] Voilà de quelle façon je la prends et de quelle façon j’en suis glorieux.

Je n’aurais pas tant tardé à vous faire réponse, puisque vous désirez que j’aie l’honneur de vous être quelquefois présent par mes lettres, si je n’eusse été embarrassé et gros d’un livre nouveau que j’enfante, [3] et que j’ai déjà présenté aux états généraux de Languedoc assemblés en cette ville le jour de Saint-Antoine dernier ; [4][6] où j’eus l’honneur d’entrer et d’haranguer avec assez d’applaudissement devant sept évêques, et 22 barons et autres de l’assemblée ; après quoi, on me députa le premier consul de cette ville, en chaperon, [5][7] pour me complimenter ; ce d’autant qu’en suite de quelques livres, tels que celui de maître Borel, [6][8] qui ont été présentés aux états sans avoir de gratifications, les états de Carcassonne [9] firent une ordonnance qu’on ne recevrait aucun livre dédié aux états, qu’il n’eût été examiné par des commissaires. Je l’ai présenté en manuscrit, et a été bien reçu car avant que de le présenter, il avait déjà été lu dans les états mêmes avant que me donner audience ; en suite de quoi, on me donna, pro forma, [7] quatre commissaires : M. de Comminges pour l’ordre ecclésiastique ; [8][10] M. le baron de Saint-Félix et M. le comte de Bioule, lieutenant de roi en la province, [9][11][12] pour la noblesse ; et les consuls de Nîmes et de Narbonne pour le tiers-état. Quand le livre sera imprimé, vous serez le premier à qui j’aurai l’honneur de l’envoyer, c’est une autre production que le précédent et plus curieuse, in‑4o de 40 ou tant de feuilles. [10]

Vous m’avez marqué par la vôtre de vous dire si je suis de Beauvais [13] et si je suis parent de feu M. Louvet. J’ai à vous dire que je suis né dans la ville de Beauvais et non pas parent de feu M. Louvet, quoique le bon homme, que Dieu absolve, m’eût aimé comme son fils. Feu mon père était sorti d’Amiens, et M. Louvet était de Reinville [14] à deux lieues dessus Beauvais, où il y en a encore plusieurs de ce nom. [11][15] J’ai étudié sous M. Pichard, que vous avez connu, qui demeurait chez Mme Pons. J’ai demeuré à Paris avec M. Manessier, [12][16] qui avait été régent à Beauvais, et M. Carron, avec qui j’avais fait toutes mes classes à Beauvais ; je crois qu’il a pris la même vacation de médecine, [13] quoiqu’il eût été destiné à l’église par son frère curé. J’ai fait ma philosophie sous M. Tristan, [12][17] où j’ai eu l’honneur de vous voir sonner lorsque son frère Nicolas était malade, et n’ai pas eu l’honneur de vous parler jamais, si bien vu plusieurs fois en court manteau sur votre cheval occupé à la rue Saint-Jacques [18] autour de la boutique de quelque libraire ; c’était le lieu où il vous fallait voir, car c’est de quoi je ne m’étonne pas si vous avez une si belle bibliothèque. Vous dites que M. de Toulouse et M. de Sisteron ont été voir ladite bibliothèque. [14][19][20][21] J’ai l’honneur de les connaître tous deux, M. de Toulouse particulièrement, car c’est un homme qui m’aime ; pour M. de Sisteron, il me considère assez, mais je n’ai pas ce même abord chez lui que chez le premier.

Vous désirez savoir mon état et ma vacation, je m’en vais vous le décrire. Après mes études de philosophie à Paris, le père Louvet, jacobin, [15][22] m’amena à Lyon avec lui pour essayer de me loger quelque part. Je demeurai là environ huit mois ; après quoi, je pris la résolution d’étudier en médecine. Je vins à Valence et delà à Aix, et ensuite à Montpellier. [232][24][25] Après quoi, je retournai à Beauvais, où n’ayant pas grande commodité, je résolus de retourner en Provence où d’abord que je fus arrivé, je trouvai d’emploi à enseigner la rhétorique, que j’ai enseignée en les humanités pendant huit ou neuf ans ; [16] pendant lesquels je fus conseillé de me marier à Sisteron, [17] où j’étais pour lors et dont était évêque feu M. de Glandèves, [26] qui avait présidé à l’Assemblée du Clergé de Mantes et qui m’affectionnait extrêmement. [18][27] J’y ai donc famille, c’est-à-dire femme et enfants, au nombre de trois et de deux qui sont morts. Après avoir eu quitté et déserté la régence, voyant que ce n’était pas un lieu où je travaillais en la médecine, je m’adonnai de moi-même à la géographie et à l’histoire. En régentant la rhétorique à Digne, j’eus la conversation de M. Gassendi, [28][29] avec qui je profitai beaucoup.

Je quittai la régence et m’en allai de plain saut [19] à Marseille, où j’ai paru avec honneur en de beaux rencontres et sur le champ, [20] où je fis ma belle action la veille de l’éclipse dernière [30] avec qui je profitai beaucoup contre un Damascène, [21][31] qui avait fait assembler tout ce qu’il y avait de beau de beau monde à Marseille, et avait harangué et traité de la médecine, crises, [22][32] magie, [33] astrologie, [34] éclipses et prédictions d’icelles. Après qu’il eut achevé, je repris son discours d’un bout à l’autre en preste ; [23] je réussis si bien en en faisant voir le faussetés que toute la ville en fut alors huée ; et je ne saurais vous exprimer l’honneur que j’en reçus de toute part où je me rencontrais incognito, et même de Messieurs les médecins, de qui j’avais pris la partie.

Après quoi, je vins à Montpellier où j’ai été bien reçu de tous les Messieurs les médecins, et ai enseigné la géographie à beaucoup de Messieurs les présidents et conseillers de la Cour des aides. [24][35] Après ceci, je pressens de m’en retourner en Provence où ma maison est toujours et où vous avez des serviteurs ; et moi particulièrement, qui vous suis sans retenue très humble serviteur

Louvet.

Avec votre permission, je prendrai la hardiesse de saluer Messieurs vos enfants et vous prier vouloir agréer que je me dise à jamais,

Monsieur,

votre très humble serviteur,

Louvet.


a.

Lettre autographe de Pierre Louvet « À Monsieur/ Monsieur Patin » : ms BIU Santé no 2007, fo 376 ro‑377 vo ; original écrit d’un seul tenant, que j’ai ici scindé en plusieurs paragraphes pour faciliter la lecture.

1.

Lettre aujourd’hui perdue.

2.

Cicéron (Lettres familières, livre xv, épître 6) :

“ Lætus sum laudari me ”, inquit Hector, opinor apud Nævium, “ abs te, pater, a laudato viro ; ” ea est enim profecto iucunda laus, quæ ab iis profiscitur, qui ipsi in laude vixerunt.

[« J’aime à être loué par vous, mon père, par un homme qu’on loue » dit, je crois, l’Hector de Nævius. En effet, si les éloges ont du prix, c’est dans la bouche de ceux qui en ont su mériter eux-mêmes].

Cnæus Nævius est un dramaturge romain du iiie s. av. J.‑C., dont il ne reste que de rares fragments, avec quelques vers d’une pièce intitulée Hector proficiscens [Le Départ d’Hector], tel celui qu’a cité Cicéron. Je n’ai pas trouvé pourquoi Louvet mêlait Plaute à cette citation (en pouvant laisser croire au lecteur que Nævius était le personnage d’une de ses comédies).

3.

Remarques sur l’Histoire de Languedoc, des princes qui y ont commandé sous la seconde et troisième lignée de nos rois jusques à son entière réunion à la Couronne : des États généraux de la province et des particuliers de chaque diocèse. Par M. Pierre Louvet de Beauvais, docteur en médecine (Toulouse, François Boude, 1657, in‑4o), ouvrage dédié à Pierre de Marca, archevêque de Toulouse.

4.

Le 17 janvier 1657 ; les états de Languedoc ont siégé à Béziers du 17 novembre 1656 au 1er juin 1657.

5.

Chaperon : « ancien habillement de tête, tant pour les hommes que pour les femmes. Le chaperon à l’égard des hommes était une coiffure de drap bordée de fourrure par devant, qui avait une longue queue pendante par derrière. C’était l’habillement de tête que les officiers portaient autrefois. Les magistrats en avaient de rouges fourrés de peaux blanches, et les avocats, de noirs fourrés des mêmes peaux. L’aumusse des chanoines était aussi une espèce de chaperon qu’ils portaient en tête, qu’on appelait capulare. Depuis, les gens de robe l’ont mis sur l’épaule, et les chanoines sur le bras. Borel remarque que ce fut un nommé Patrouillet qui changea l’usage des chaperons et qui amena la mode des bonnets carrés. […] En général, les chaperons étaient portés tant par les grands seigneurs que par le peuple, et on saluait en le reculant un peu, comme font maintenant les moines. Cette mode a duré en France […] jusqu’à Charles v, vi et vii, sous le règne desquels on portait encore ces chaperons à longue queue, que les docteurs et licenciés ont retenu pour marque de leurs degrés, et qu’ils ont fait descendre de leur tête sur l’épaule » (Furetière).

6.

Les Antiquités, raretés, plantes, minéraux, et autres choses considérables de la ville et comté de Castres d’Albigeois, et des lieux qui sont à ses environs, avec l’Histoire de ses comtes, évêques, etc. Et un recueil des inscriptions romaines, et autres antiquités du Languedoc et Provence. Avec le rôle des principaux cabinets et autres raretés de l’Europe ; comme aussi le catalogue des choses rares de Maître Pierre Borel, docteur en médecine, auteur de ce livre (Castres, Arnaud Colomiez, 1649, in‑8o), ouvrage dédié « À Monsieur Me Guillaume de Masnau, seigneur de Bousignac, etc. et conseiller du roi en la Grand’Chambre du parlement de Toulouse », dont Pierre Borel (v. note [35], lettre 387) implore la bienveillance et la protection.

7.

Pour la forme.

8.

Gilbert de Choiseul du Plessis-Praslin, évêque de Comminges (v. note [20], lettre 334).

9.

Philippe de Saint-Félix (1610-1673), baron de Maurémont et de Clapiers, et Louis de Cardaillac de Lévis, comte de Bioule (v. notule {a}, note [17], lettre de Charles Spon, datée du 15 janvier 1658).

10.

On peut en fait considérer les Remarques sur l’Histoire de Languedoc… (v. supra note [3]) comme une réédition de l’Abrégé de l’Histoire de Languedoc et des princes qui ont commandé sous la seconde et troisième race des rois de France jusques à l’entière réunion de à la Couronne sous Philippe le Hardy. Par Me Pierre Louvet de Beauvais, docteur en médecine à Montpellier (Nîmes, Jean Plasses, 1655, in‑8o), dédié au prince de Conti.

11.

Né en 1569 ou 1574, cet autre Pierre Louvet était avocat en Parlement, conseiller et maître des requêtes de la reine Marguerite (dite Margot, première épouse de Henri iv, v. note [4], lettre latine 456). Au dire de Moréri, il :

« était de Reinville, village à deux lieues au-dessus de Beauvais. Il n’était point parent de Pierre Louvet, docteur en médecine et historiographe […], comme plusieurs l’ont cru. Celui-ci le dit expressément dans une de ses lettres manuscrites, écrite de Béziers à Guy Patin, le 22 janvier 1657. Comme ils demeurèrent l’un et l’autre à Beauvais, que le docteur en médecine abandonna néanmoins de bonne heure pour passer une grande partie de sa vie en Languedoc et surtout en Provence, ils se connurent et s’aimèrent. Mais l’avocat était déjà âgé quand l’autre fut en état de former cette liaison. Le premier s’appliqua de bonne heure à la jurisprudence et à l’histoire, et il s’y rendit assez habile. »

Pierre Louvet, mort en 1646, a laissé plusieurs ouvrages sur l’histoire du Beauvaisis, dont le premier parut en 1618.

Reinville est probablement la petite commune qui porte aujourd’hui le nom de Rainvillers, dans la vallée de l’Avelon, 8 kilomètres à l’ouest de Beauvais.

12.

Notice biographique de Moréri sur Pierre Louvet :

« Il fit toutes ses classes inférieures dans le lieu de sa naissance, où il y avait dès lors quelques personnes habiles. M. Pichard lui enseigna les humanités. Il demeura ensuite à Paris, principalement avec M. Manessier, dont il est si souvent parlé dans le Journal de Louis Gorin de Saint-Amour, {a} et qui a passé pour un des bons théologiens de son temps ; il avait été régent à Beauvais. M. Louvet fit sa philosophie à Paris sous Claude Tristan, qui fut depuis un des vicaires généraux du diocèse de Beauvais, sous M. Nicolas Choart de Buzenval. » {b}


  1. V. note [22], lettre 752, pour le Journal de Louis Gorin de Saint-Amour (1662).

    Nicolas Manessier, natif d’Abbeville, licencié (1650) puis docteur de Sorbonne (1652), mort en 1694, fut l’un des députés augustiniens qui se rendit à Rome en 1653, et l’un des défenseurs d’Antoine ii Arnauld en 1655.

  2. Le Dictionnaire de Port-Royal ajoute que Claude Tristan (Beauvais ? 1614-ibid. 1692), docteur de Sorbonne (en théologie) en 1640, puis chanoine de Beauvais, dut aux solides défenses qu’il apporta à Antoine ii Arnauld d’être radié de la Sorbonne en 1656.

13.

Vacation : « profession d’un certain métier auquel on vaque, on s’exerce. On appelle un artisan, un homme de vacation. De quelle vacation est cet homme-là ? pour dire, de quel métier est-il ? On dit aussi : il est d’une honnête vacation, comme la marchandise, la pratique, la médecine » (Furetière).

Il n’y a pas de médecin nommé Carron dans les listes de Baron (Paris) et de Dulieu (Montpellier).

14.

L’archévêque de Toulouse était Pierre de Marca. L’évêque de Sisteron (Alpes-de-Haute-Provence) était Antoine d’Arbaud (1602-1666), qui occupa le siège épiscopal de cette ville de 1648 à sa mort.

15.

Les recherches menées par Loïc Ducasse (v. la biographie de Pierre Louvet) ont abouti à un second homonyme de Pierre Louvet : père dominicain (jacobin) natif du diocèse de Langres, mort en 1642.

16.

Dans les collèges, les humanités étaient les classes de seconde et de rhétorique (première).

17.

En 1644, Pierre Louvet avait épousé Marguerite Achard, fille unique de François, marchand de Sisteron (Loïc Ducasse, vBiographie de Pierre Louvet).

18.

Toussaint de Glandevès de Cuges (Marseille 1584-1647) occupa le siège épiscopal de Sisteron de 1606 à sa mort. Voici ce que dit de lui l’Abrégé de l’Histoire de Provence, contenant l’état ecclésiastique du pays. Par Pierre Louvet, de Beauvais D.M. et historiographe de S.A.R. souveraine des Dombes, tome ii (Aix, Léonard Tétrode, 1676, in‑12, page 287) :

« Toussaint de Glandevès, de Marseille, des seigneurs de Cuges, homme éloquent et capable de grandes affaires, fut sacré évêque par la cession de son devancier au mois de juillet 1606. Il reçut les capucins à Manosque l’an 1609 et les minimes à Mane en 1615. Il fut aux assemblées du Clergé en 1614, 1625, et à Mantes en 1641. Il mourut le 17 janvier 1647 en son château de Lurs et fut enseveli à Sisteron. »

19.

Brusquement.

20.

Champ : « lieu où on donne quelque bataille ou combat » (Furetière).

21.

En 1657, la dernière éclipse du soleil datait du 12 août 1654 (v. note [10], lettre 365).

Damascène (Damascenus en latin) signifie primitivement originaire de Damas ; mais sans doute s’agissait-il ici, plus spécifiquement, du charlatan Jean-Baptiste Damascène, dont Guy Patin a parlé dans sa lettre du 16 septembre 1653 à Charles Spon (note [6]).

22.

Phases résolutives, favorables ou défavorables, de la maladie (v. note [3], lettre 228).

23.

Prestement (mais la transcription du mot est incertaine).

24.

Fondée en 1437, la Cour des aides du Languedoc avait fusionné avec la Chambre des comptes de Montpellier en 1629 pour former la Cour des comptes, aides et finances de Montpellier ; laquelle, avant 1659, comptait 10 présidents, 44 conseillers-maîtres, 14 correcteurs, 22 auditeurs et trois gens du roi (Pierre Vialles, Études historiques sur la Cour des comptes, aides et finances de Montpellier, d’après ses archives privées, Montpellier, Firmin et Montane, 1921, in‑8o).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – De Pierre Louvet, le 22 janvier 1657

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(Consulté le 28/03/2024)

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