À Charles Spon, le 8 mars 1644

Note [64]

Sous le titre de Quatrain xvii, c’est la dernière des trois courtes pièces en vers qui forment un libelle anonyme, attribué à Guy Patin :

Le Nez pourri de Théophraste Renaudot, grand Gazetier de France et espion de Mazarin, appelé dans les Chroniques Nebulo hebdomarius, de patria Diabolorum. {a} Avec sa vie infâme et bouquine, {b} récompensée d’une vérole euripienne, {c} ses usures, la décadence de ses Monts-de-piété, et la ruine de tous ses fourneaux et alambics (excepté celle de sa conférence, rétablie depuis quinze jours) par la perte de son procès contre les docteurs de la Faculté de médecine de Paris. {d}


  1. « Vaurien semainier, venu de la patrie des Diables » (Loudun).

  2. Débauchée (celle d’un vieux bouc).

  3. Euripienne est un adjectif forgé sur Euripe, détroit de Grèce, dont les eaux fluent et refluent sans cesse (v. note [4], lettre 483) ; une « vérole euripienne » est à comprendre comme invétérée et rechutant sans cesse.

  4. Sans lieu, ni nom, ni date [1644], in‑4o de huit pages.

Ledit quatrain (pages 5‑6) est sous-titré Extrait de la 22e Centurie de Michel Nostradamus, poète, mathématicien et médecin provençal {a}, prédisant la perte du procès du Gazetier, soi-disant médecin de Montpellier, contre les médecins de Paris, par un arrêt solennel prononcé en robes rouges, après cinq audiences, par Mr Messire Matthieu Molé, premier président, le 1er jour de mars 1644. Les clés en sont ainsi expliquées :

Ce quatrain se lit aussi dans La Conférence du cardinal avec le Gazetier… (1649, v. note [5], lettre 27). C’est sans doute pour cela que P. Paris a attribué cette mazarinade à Guy Patin (comme l’a mentionné P. Triaire dans sa note 1, page 99) ; mais plutôt qu’épiloguer sur cette spéculation, il vaut mieux transcrire le dialogue qui encadre les vers, qualifiés de « première prophétie » dans la Conférence…, où elle est suivie d’une « seconde prophétie , toutes deux attribuées à Nostradamus (pages 13‑17) :

« Gaz. […] J’ai pris un singulier plaisir à entendre discourir de l’astrologie judiciaire et, suivant le génie et la maladie des grands, quoique je ne sois qu’un ver de terre, j’ai voulu savoir quelle serait la suite et la fin de ma vie. Pour cet effet, je fis dresser mon horoscope par deux ou trois des mieux stylés en cet art, dont je me repens bien fort parce que cela m’afflige et m’empêche de dormir : lesquels, sans s’être communiqué l’un à l’autre, ont trouvé la même chose par leur supputation ; savoir que je serais fortuné et amasserais force bien sous le ministère de deux cardinaux, mais qu’à la mort de l’un, je recevrais un grand échec, et qu’à la disgrâce de l’autre, je serais entièrement maté. Or, le premier m’est infailliblement arrivé à la mort de défunt monseigneur de Richelieu, {a} et j’ai toutes les raisons du monde d’appréhender le second si la fortune vous tourne le dos. Car, outre les horoscopes dont je viens de vous parler, ce diable de Patin, que je n’ai jamais su ajuster à mon pied, depuis qu’il fit rire messieurs des Requêtes de l’Hôtel en m’appelant, à cause de mon nez puant, le Bonaze de saint Jérôme, {b} ce Patin, dis-je, trouva une prophétie dans Nostradamus qui prédisait ce qui m’arriva après la mort de défunt monsieur le cardinal ; et depuis huit jours en çà, on m’en a envoyé une autre qu’on dit qu’il a tirée de la sixième centurie d’un vieux manuscrit, laquelle me menace du gibet si votre fortune change. […] {c}

Le Card. À n’en point mentir, tu as raison de dire que c’est une prophétie ; mais plutôt une énigme, dont un seul Sphinx est capable de découvrir le sens et donner l’interprétation : ne veut-il pas dire que tu deviendras roi de Calicut {d} après avoir triomphé des Amazones ?

Gaz. Monseigneur, ne le prenez pas par-là, il n’y a point de quoi rire pour moi, non plus qu’il n’y a rien de plus clair quand vous saurez l’histoire ; et si je croyais que la seconde prophétie {e} dût arriver aussi certainement, je n’attendrais pas qu’on me pendît ; je les préviendrais et me pendrais moi-même afin d’éviter l’infamie que mes enfants appréhendent, et que beaucoup de gens désirent parce que je ne les ai pas traités comme ils méritaient dans mes Gazettes, que je n’ai composées que pour satisfaire aux ministres et aux favoris. Or pour l’intelligence de cette prophétie, V.É. {f} doit savoir que les médecins de Paris m’ont toujours fait la guerre et n’ont jamais voulu souffrir que je fisse la médecine dans la ville, tant à cause que je ne suis pas docteur de leur Faculté, ni capable de l’être, qu’à cause de la profession de gazetier, qui n’est pas plus honorable que celle de courtier d’amour. {g} À cette fin il y eut grand procès entre nous, qui demeura indécis par la faveur de Monseigneur le cardinal ; {h} car tant qu’il vécut, je pratiquai la médecine, en faisant la nique aux médecins, sous son autorité ; mais il ne fut pas sitôt passé que ces Messieurs reprennent leurs brisées. {i} Il fallut plaider à la Grand’Chambre où, quoi que le sieur Bataille, mon avocat, sût dire en ma faveur, et des services que je rendais au public à l’occasion de mon Bureau de rencontre, M. Talon, avocat général, ne se contenta pas de conclure contre moi en faveur des médecins ; mais encore, remontrant l’impiété de mon mont-de-piété et l’usure abominable que j’exerçais sous le prétexte des prêts et ventes à gage, il demanda que me fût interdit sous de grièves {j} peines de n’en plus user à l’avenir. Et ses conclusions suivies de point en point, je me vis en un moment privé de l’exercice de la médecine, dont je ne me souciais pas beaucoup ; mais encore de celui des prêts sur gage, dont je tirais plus de profit en une semaine que trois courtiers de change en un mois, des inventions dont ils se servent dans leur métier. Or que V.É. {f} voie maintenant si la prophétie n’est pas bien claire, dans laquelle même les avocats qui ont parlé en la cause sont nommés ; et s’il pouvait mieux exprimer la mort de Monsieur le cardinal que par le premier vers. Car le nommant le grand Pan, il fait allusion au dieu des Faunes et des Satyres, comme son Éminence l’était des maltôtiers aussi bien que la vôtre. Au second vers, il me dit venir du côté d’Aquilon, parce que Loudun, lieu de ma naissance, est aquilonaire {k} à l’égard de Marseille où Nostradamus faisait sa demeure ; et pour les autres deux vers, on ne saurait exprimer plus clairement les vains efforts du sieur Bataille contre les médecins, sous le nom d’Esculape, ni la plaie que me fit Monsieur Talon par ses conclusions à la gloire de mes ennemis, et à mon grand dommage et regret tout ensemble. Par-là V.É. {f} peut voir si je n’ai pas sujet d’appréhender le succès de la seconde prophétie par celui de la première.

Le Card. À la vérité, elle est plus claire que je la croyais pas. Néanmoins, pour avoir rencontré en l’une, il ne faut se persuader qu’il {l} l’ait fait infailliblement en l’autre : toutes ces sentences sont faites à plaisir, et ce sont plutôt les événements qui font les prophéties, que les prophéties les événements. Voyons encore la seconde et jugeons par l’état présent des choses s’il y a apparence d’en craindre le succès.

Gaz. Monseigneur, si j’osais, je supplierais V.É. {f} de me dispenser de la lui dire ; néanmoins, puisqu’elle le désire, la voici avec prière que je fais à Dieu qu’elle se trouve autant fausse pour elle que je souhaite qu’elle le soit pour moi-même.

Au temps que Nirazam ayant gagné la poule,
coq et poulets plumé, fera gille drilleux :
 {m}
Lors puant roi crétois, faisant saut périlleux,
Par infâme licol
 {n} fera chanter la foule.

Le Card. Celle-ci est encore plus difficile que l’autre, puisqu’elle parle de noms barbares et de rois de Crète. Pour mon particulier, je n’ai point de passion de porter de couronne, si ce n’est celle de France ; et pour ton regard, je n’estime pas que tu doives quitter Paris pour aller en un pays inconnu où les peuples ne sont pas si badauds que de t’enrichir pour des sornettes. Va, quitte ces imaginations de royauté, tu es trop vieil pour un si haut dessein.

Gaz. Ah ! Monseigneur, que V.É. {f} parlerait autrement si elle y avait un peu pensé. Ce nom que vous appelez barbare, et non pas sans raison, c’est le vôtre, car si vous lisez Nirazam à l’envers, et à la façon des Hébreux, vous trouverez Mazarin. La poule, c’est la reine, et pour le coq et poulets plumés, cela signifie le roi et les peuples, dont vous avez tellement épuisé les finances que sa cuisine, faute d’argent, a été deux fois renversée, {o} et le royaume n’est plus qu’un hôpital de gueux. Et c’est ce qui a excité les Français à demander votre éloignement, à se raidir contre votre tyrannie et à protester de n’être jamais satisfaits que vous ne fussiez hors de l’État. Voyez s’il se peut rien dire de plus facile en matière de prophétie, et si je n’ai pas sujet de craindre le funeste événement qui est prédit par les autres vers.

Le Card. Et quand cela serait pour les premiers, qu’en peux-tu conclure pour ton regard des seconds ? T’imagines-tu d’être roi de Crète, aussi bien que cet autre, roi d’Éthiopie ? {p} En ce cas, nous te préparerons un palais aux Petites-Maisons. {q}

Gaz. Monseigneur, si vous aviez autant lu saint Paul comme vous avez fait un auteur de votre pays, qui ne se croyait point Dieu, {r} vous auriez trouvé que la qualité qu’il donne à ces peuples, c’est de ne dire jamais la vérité, et d’être toujours menteurs, Cretenses semper mendaces. {s} Ainsi, être roi des Crétois est être roi des menteurs, ma véritable profession. Pour le reste, vous l’entendez assez, et le chant de la foule est celui du Salve Regina, et de la joie que le peuple aura de me voir finir ainsi de cette façon. »


  1. Le 4 décembre 1642.

  2. Référence à l’audience du 14 août 1642 qui est décrite dans la note [3], lettre 90 ; l’allusion au Bonaze (sic pour Onasius) de saint Jérôme est citée dans sa notule {e} et expliquée dans la note [15], lettre 642.

  3. Suit la transcription du quatrain publié par Guy Patin en 1644, après le verdict de l’Ultime procès de Théophraste Renaudot contre la Faculté de médecine de Paris, perdu le 1er mars 1644 commenté dans la note [64], lettre 101.

  4. Calicut (Kozhikode dans l’État de Kerala) était le plus grand port et comptoir de la côte occidentale de l’Inde. Déjà lié aux commerçants Arabes, le roi de Calicut n’avait pas réservé le meilleur accueil au navigateur portugais Vasco de Gama en 1498.

    V. notes [28], lettre 226, et [33] des triades du Borboniana manuscrit pour la résolution de l’énigme du Sphinx (ou de la Sphinge) par Œdipe dans la légende antique.

  5. Lire plus bas.

  6. Votre Éminence.

  7. Maquereau.

  8. Richelieu.

  9. Recommencent à me poursuivre.

  10. Lourdes.

  11. L’Aquilon étant le Nord, aquilonaire veut dire septentrional.

  12. Nostradamus.

  13. Fuira en haillons.

  14. Corde qui sert à étrangler les pendus.

  15. Ruinée.

  16. Allusion à l’imposteur Zaga-Christ qui se prétendait roi d’Éthiopie (v. note [9], lettre 40).

  17. L’hôpital des fous (v. note [29], lettre 97).

  18. Nicolas Machiavel, auteur du Prince (v. note [64], lettre 150).

  19. « Crétois toujours menteurs » (v. note [5], lettre latine 75).

La Préface de la première édition des Lettres (1683) et ses auteurs (Charles Patin et Jacob Spon) attribue sans ambages à Guy Patin la paternité du premier quatrain et par conséquent, celle de tout le libelle. Les deux premiers poèmes du Nez pourri… sont bien plus méchants encore :

« Sur le nez pourri de Théophraste Renaudot, alchimiste, charlatan, empirique, usurier comme un Juif, perfide comme un Turc, méchant comme un renégat, grand fourbe, grand usurier, grand Gazetier de France,

Rondeau.

C’est pour son nez, il lui faut des bureaux
Pour attraper par cent moyens nouveaux
Des Carolus, {a} incaguant {b} la Police ;
L’on y hardait {c} office et bénéfice,
L’on y voyait toutes gens à monceaux,
Samaritains, Juifs, garces, maquereaux ;
L’on y portait et bagues et joyaux,
Pour assouvir son infâme avarice,
C’est pour son nez.
Qu’il fit beau voir ces pieux {d} animaux
entrer en lice, et courir par troupeaux,
Pour soutenir la bande curatrice :
Mais tout d’un coup, ma foi, Dame Justice
Jeta par bas alambics et fourneaux :
C’est pour son nez.

Autre rondeau sur le même sujet.

Un pied de nez servirait davantage
À ce fripier, docteur du bas étage,
Pour fleurer {e} tout, du matin jusqu’au soir ;
Et toutefois on dirait à le voir,
Que c’est un Dieu de la chinoise plage. {f}
Mais qu’ai-je dit ? c’est plutôt un fromage,
Où sans respect, la mite a fait ravage ;
Pour le sentir, il ne faut point avoir
Un pied de nez.
Le fin camus touché de ce langage,
Met aussitôt un remède en usage,
Où d’Esculape il ressent le pouvoir :
Car s’y frottant, il s’est vu recevoir
En plein Sénat, tout le long du visage,
Un pied de nez. »


  1. Ancienne monnaie de Charles viii valant dix deniers.

  2. Défiant, emmerdant.

  3. Troquait.

  4. « Martin, avocat, intervenant pour ceux de Montpellier, les appela animaux charitables et muets ».

  5. Flairer.

  6. « Les Dieux de la Chine ont le nez écaché [écrasé et aplati] » ; plage est à prendre pour rivage, ou pour désert.

S’ils sont bien de sa plume, ces deux rondeaux n’ajoutent guère à la gloire de Patin.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 8 mars 1644, note 64.

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(Consulté le 19/04/2024)

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