À André Falconet, le 3 novembre 1651

Note [13]

Guy Patin a fort vilipendé Jean Chartier (Paris 1610-ibid. 7 juillet 1662) dans ses lettres. Fils aîné de René Chartier (v. note [13], lettre 35), Jean avait d’abord été reçu docteur en droit canonique pour devenir, sans avoir reçu les ordres, prieur conventuel de Saint-Étienne-de-Monnoye en Anjou, ordre de Gramont, diocèse d’Angers. En 1631, il avait résigné la commande de son prieuré en faveur de Louis Théandre Chartier, son frère puîné (Lehoux, page 99). En 1634, Jean avait été reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris grâce à 3 000 livres que lui avait avancées son père (ibid. page 103). Le 9 avril 1635, René Chartier avait obtenu que la survivance de sa charge de médecin ordinaire du roi par quartier fût assurée à Jean, qui s’engagea à la lui payer 12 000 livres. Ayant entamé un procès contre son père en 1638, après qu’il se fut remarié (v. note [5], lettre 151), Jean ne lui paya pas ladite somme, mais avait obtenu de lui en 1639 qu’il résignât sa charge en sa faveur « à condition de survivance et non autrement ». Il avait prêté serment le 13 avril entre les mains de Charles i Bouvard, premier médecin de Louis xiii (ibid. page 336). En 1643, à l’issue du long procès qui avait déchiré la famille, Jean avait obtenu la charge de professeur au Collège de France dont son père avait démissionné vingt ans auparavant. Sur ses traces érudites, il avait traduit du grec en latin le Traité des fièvres de Palladius (v. notule {c}, note [6], lettre 68) [Palladii de febribus concisa synopsis (Paris, Jacques de Senlecque, 1646, in‑4o)] ; mais tout son renom lui est venu d’un autre ouvrage bien plus audacieux, paru depuis quelques mois au moment où Patin écrivait sa lettre :

La Science du plomb sacré des sages ou de l’antimoine, où sont décrites ses rares et particulières vertus, puissances et qualités. Par J. Chartier, écuyer, conseiller et médecin ordinaire du roi, et son professeur de médecine au Collège royal de France, docteur régent en la Faculté de médecine de Paris. {a}


  1. Paris, Jacques de Senlecque et François Le Cointe, 1651, in‑4o de 56 pages ; avec privilège du roi daté du 26 juin 1651.

Étant donné son immense retentissement au sein de la Faculté de médecine de Paris, ce livre mérite une attention particulière. Il a la forme d’un discours adressé à « Mon cher philiatre » (terme consacré à l’époque pour désigner un étudiant en médecine avant le baccalauréat), divisé en 19 articles (balisés et intitulés en marge des pages) :

  1. « Que la médecine est dite par Hippocrate la Science des dieux » (page 2) ;

  2. « Que la chimie est cette partie de médecine dite la Science sacrée des sages » (page 3) ;

  3. « L’origine, l’antiquité et l’étymologie de la chimie, et qu’elle est la science d’Égypte » (page 4) ;

  4. « Que les Anciens ont caché sous les noms de leurs dieux les métaux, et l’antimoine sous celui de Vulcain » (page 7) ;

  5. « Les rares vertus que l’antimoine communique aux métaux » (page 9) ;

  6. « La connaissance que les Hébreux, Chaldéens et Arabes ont eue de l’antimoine » (page 13) ;

  7. « Comment Galien a connu l’antimoine (chapitre 12, livre 6 de la Conservation de la santé) » (page 15) ;

  8. « Diverses descriptions des collyres antimoniaux desquels se sont servis Galien [v. note [11], lettre latine 38] et les autres médecins de son temps » (page 18) ;

  9. « Que les hommes ont deux infirmités qui les empêchent de juger d’un remède proposé, le péché [envie, jalousie, haine, passion] et l’ignorance » (page 31) ;

  10. « Que l’antimoine est dit το τετραγωνον [tetragonum, v. note [7], lettre 54] par Hippocrate » (page 32) ;

  11. « Explication de Basile Valentin (v. note [2], lettre latine 31) touchant les vertus de l’antimoine » (page 35) ;

  12. « Que le Tetragωnon ne peut être un errhine [remède à prendre par le nez] » (page 39) ;

  13. « Quel est le tempérament de l’antimoine » (page 42) ;

  14. « Que l’antimoine est un agréable purgatif » (page 46) ;

  15. « Que l’antimoine ne peut être poison » (page 47) ;

  16. « Que le savant médecin est comparé à un pilote » (page 50) ;

  17. « Que Messieurs les docteurs de la Faculté de Paris en médecine ont reconnu que l’antimoine est un excellent remède » (page 51) ;

  18. « Pourquoi l’antimoine est joint au salpêtre » (page 53) ;

  19. « Conclusion, que l’antimoine est le tetragωnon d’Hippocrate et la médecine la plus sublime » (page 55).

Le plus frappant de l’ouvrage est la gravure imprimée sur ses première et dernière pages, représentant le Hibou de Khünrath (Heinrich Khünrath, chimiste allemand, vers 1560-1605) : dessiné de face, portant des lunettes, les ailes repliées et les pattes écartées, l’oiseau est perché sur un cep de vigne portant deux grappes de raisins ; il a au brechet un cercle surmonté d’une croix, sous lequel se croisent deux torches qui flambent en fumant ; un chandelier avec une bougie allumée est posé de chaque côté de lui. La légende de l’image (en dernière page) est composée de quatre vers :

« Le hibou fuit la clarté vivifique,
Et bien qu’il ait lunettes et flambeaux,
Il ne peut voir les secrets les plus beaux
De l’antimoine et du vin émétique ».

L’explication est fournie à la fin du texte :

« C’est assez (mon cher philiatre) antimonier ces doutes et éclaircir ces difficultés, n’avez-vous pas l’anatomie de ce minéral, vous reste-t-il encore quelque difficulté à lever ? Vous pouvez conjecturer que par les diverses préparations et travaux philosophiques, il se trouve une essence antimoniale qui rend la perfection aux métaux, avec lesquels il a une grande alliance et affinité par son soufre incombustible, et la santé aux hommes, les délivrant de ces états déplorables et misérables où ils seraient réduits sans son secours, comme vous pourrez voir dans les particuliers travaux de l’antimoine en notre cours chimique. Concluez donc que non est sub cælo Medicina sublimior, {a} tant pour les hommes que pour les métaux ; et si après ces raisons et ces expériences, confirmées par l’autorité de si grands philosophes et chimistes, vous n’êtes assez illuminé, vous pouvez prendre les lunettes, les torches et les flambeaux du hibou de Khünrath pour vous conduire puisque, au récit d’Aristote, la plus grande partie des hommes est de la nature des chats-huants et ne peut voir clair en pleine lumière ; même aux choses qui naturellement et visiblement tombent d’elles-mêmes en leur connaissance »


  1. « il n’y a pas sous le ciel une médecine plus excellente » (Basile Valentin).

Le livre n’est pas dédicacé, mais il y a au commencement un sonnet, signé Charles Beys (poète satirique parisien, 1610-1659) :

« Chartier, ce Plomb Sacré, ce remède sublime,
À toute la science imposera des lois,
Comme tu le décris, et comme en fait estime
Le premier médecin du plus puissant de tous les rois. {a}

L’ignorant par son art ne fera plus de crime,
Si du présent céleste il sait faire le choix.
Ce divin minéral tous les mourants anime,
Et répand dans les corps cent baumes à la fois ;

Il s’unit aux métaux, les suce et purifie ;
Il fait suer, vomir, il purge, il fortifie,
Tirons-le de la terre, et l’élevons aux cieux.

Puisqu’en lui les vertus des métaux se rencontrent,
Si les métaux sont dieux, comme leurs noms le montrent,
Doit-on pas avouer qu’il est le dieu des dieux ? »


  1. François Vautier.

Avec son brûlot plutôt bien troussé, Chartier donnait son premier élan véritable à la « guerre de l’antimoine » qui s’était jusque-là limitée à quelques escarmouches (principalement entre les maîtres de Paris et de Montpellier, avec Théophraste Renaudot pour prétexte principal). À Paris, le différend couvait assez gentiment sous la cendre depuis que la publication du Codex medicamentarius en 1638 (v. note [8], lettre 44), contenant le vin émétique, était venue atténuer l’arrêt de la Faculté qui en 1566 avait classé l’antimoine parmi les poisons à ne pas utiliser pour soigner les malades (v. note [8], lettre 122). La Faculté censurait toujours officiellement le médicament, mais chacun pouvait penser et faire à sa guise, s’il avait le bon goût de rester discret. La Science du plomb sacré… souleva l’ire immédiate de la Faculté, dont évidemment Chartier n’avait pas sollicité l’approbation pour publier. Patin était doyen et sous sa houlette, la réplique de la Compagnie fut rapide et cinglante ; v. note [35] des Décrets et assemblées de 1650‑1651 dans les Commentaires de la Faculté de médecine de Paris, pour le début des hostilités, le 11 août 1651. Leur longue suite est relatée dans les Commentaires de Guy Patin sur son décanat (Actes et Décrets et assemblées de 1651‑1652) et dans le Procès opposant Jean Chartier à Guy Patin en juillet 1653.

V. note [2], lettre 276, pour la riposte de Claude Germain au livre de Chartier.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 3 novembre 1651, note 13.

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(Consulté le 29/03/2024)

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