À André Falconet, les 21, 23 et 25 décembre 1664

Note [8]

« “ Muse, tu connais l’endroit etc. ” {a} Combien de temps, à vrai dire, sera-t-il détenu là-bas ? C’est pour nous un secret : seuls Dieu et le roi savent la réponse à une si grande question. »


  1. Musa locum agnoscis, mons hic assurgit acutus… [Muse, tu connais l’endroit, ce mont se dresse aigu…] est un vers du long poème intitulé Lutetia, {i} où Raoul Boutray, {ii} déplore le sort des écoliers pauvres qui cultivaient les arts des Muses dans le Collège parisien de Montagu, au sommet de la Montagne Sainte-Geneviève : {iii} air vicé, pitoyable nourriture, vêture inadaptée aux rigueurs du froid et de la canicule… Guy Patin l’a tronqué pour cacher que ce lieu n’a aucun rapport géographique avec Pignerol, {iv} dont il entendait évoquer les rigueurs pour les prisonniers qu’on y enfermait.

    1. « Lutèce » : Paris, Petrus Chevalier, 1618, in‑8o, pages 21‑22.

    2. Rodolphus Botereius, v. note [36] du Borboniana 8 manuscrit.

    3. V. note [18], lettre 300.

    4. Forteresse du Piémont, v. note [6], lettre 46.

Louis xiv avait autoritairement aggravé en prison à vie la peine de bannissement à perpétuité prononcée par la Chambre de justice contre Nicolas Fouquet. D’Artagnan commandait les mousquetaires chargés d’escorter le condamné jusqu’à Pignerol ; {a} ils quittèrent la Bastille le 22 décembre, dès la sentence royale prononcée.

Mme de Sévigné a laissé un célèbre et poignant récit des dernières heurs de Fouquet à la Bastille (lettre à Pomponne, {b} datée du 22 décembre 1664, (tome i, page 79) :

« Ce matin a dix heures on a mené M. Fouquet à la chapelle de la Bastille. Foucault {c} tenait son arrêt à la main. Il lui a dit : “ Monsieur, il faut me dire votre nom afin que je sache à qui je parle. ” M. Fouquet a répondu : “ Vous savez bien qui je suis ; et pour mon nom, je ne le dirai non plus ici que je ne l’ai dit à la Chambre ; et pour suivre le même ordre, je fais mes protestations contre l’arrêt que vous m’allez lire. ” On a écrit ce qu’il disait, et en même temps Foucault s’est couvert < la tête > et a lu l’arrêt. M. Fouquet l’a écouté découvert. Ensuite on a séparé de lui Pecquet et La Vallée, {d} et les cris et les pleurs de ces pauvres gens ont pensé fendre le cœur de ceux qui ne l’ont pas de fer. Ils faisaient un bruit si étrange que M. d’Artagnan a été contraint de les aller consoler ; car il semblait que ce fût un arrêt de mort qu’on vînt de lire à leur maître. On les a mis tous deux dans une chambre à la Bastille ; on ne sait ce qu’on en fera.

Cependant M. Fouquet est allé dans la chambre < de M.> d’Artagnan. Pendant qu’il y était, il a vu par la fenêtre passer M. d’Ormesson, qui venait de prendre quelques papiers qui étaient entre les mains de M. d’Artagnan. M. Fouquet l’a aperçu, il l’a salué avec un visage plein de joie et de reconnaissance. Il lui a même crié qu’il était son très humble serviteur. M. d’Ormesson lui a rendu son salut avec une très grande civilité et s’en est venu, le cœur tout serré, me raconter ce qu’il avait vu. »


  1. Fouquet y mourut en 1680.

  2. Simon Arnauld d’Andilly, sieur de Pomponne, v. note [3], lettre 725.

  3. Joseph Foucault (v. note [1], lettre 992) était alors greffier de la Chambre du justice.

  4. La Vallée, domestique de Fouquet, et Jean Pecquet, son médecin, l’avaient tous deux accompagné dans ses prisons depuis 1661 : v. note [3], lettre 713.

Il existe une fort troublante ressemblance entre ce récit supposé écrit en décembre 1664 et celui d’Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, pages 285‑287), à la même date, mais qui n’a été publié qu’en 1860 par Adolphe Chéruel, auquel la marquise de Sévigné n’avait sûrement pas accès :

« Le lundi 22 décembre, Raveneau {a} me vint avertir que M. Foucault me viendrait prendre à huit heures pour aller à la Bastille. En effet, Foucault étant venu à huit heures, me dit que c’était pour décharger M. d’Artagnan de la garde des registres de l’épargne. {b} Étant allé devant, je me rendis à la Bastille peu après. M. d’Artagnan, étant revenu de chez M. Le Tellier {c} et m’ayant vu seul, m’embrassa et me dit à l’oreille que j’étais un illustre ; {d} qu’il n’entendait rien à toute cette affaire ici, et que, sitôt, qu’il serait de retour, il me viendrait entretenir. Il me parut chagrin du voyage qu’on lui faisait faire à Pignerol, dont on le pouvait dispenser. J’attendis quelque temps dans le pavillon, {e} tandis que Foucault alla faire lecture de l’arrêt à M. Fouquet.

Cela étant fait et m’ayant fait avertir d’aller où étaient les papiers, il me dit ce qui s’était passé : qu’il avait fait descendre M. Fouquet dans la chapelle ; que d’abord, il lui avait demandé son nom ; que M. Fouquet lui avait répondu qu’il n’avait point droit de lui demander son nom, et qu’il ne l’avait point dit à la Chambre < de justice > ; au contraire, déclarait qu’il protestait, comme il avait fait, contre tout ce qui avait été fait contre lui ; que lui, Foucault, lui avait répliqué qu’il était nécessaire qu’il dît son nom pour savoir à qui il parlait ; qu’il n’était pas là pour recevoir des protestations, mais pour lui faire lecture de l’arrêt ; et ensuite, qu’il avait pris l’arrêt sur la petite table ; et ayant mis son bonnet, et M. Fouquet étant demeuré nue tête, il lui avait lu l’arrêt ; que M. Fouquet lui avait parlé après civilement, et l’avait prié de croire qu’il avait été et qu’il était son serviteur ; {f} qu’ensuite, il avait été conduit dans la chambre de M. d’Artagnan, et qu’aussitôt M. de Besmot {g} avait fait sortir Pecquet, médecin, et La Vallée, valet de chambre de M. Fouquet, et les avait fait conduire dans une autre chambre de la Bastille ; que ces deux domestiques affectionnés fondaient en larmes de se voir séparés de leur maître, et ne sachant ce que l’on voulait faire de lui ni si on allait le faire mourir, ils se tiraient aux cheveux ; que M. d’Artagnan avait eu l’humanité de leur envoyer dire qu’ils ne se missent point en peine, et qu’il n’était question que du bannissement.

Après cette relation, je fis dresser un procès-verbal pour décharger M. d’Artagnan des papiers de l’Épargne en présence des commis, et en charger M. de Besmot ; et ensuite j’entrai dans la chambre de M. Fouquet et fis prendre tous les papiers de M. Fouquet, qui ne sont que des copies des pièces de son procès, et je les fis mettre dans quatre coffres et sur iceux apposer mon scellé, dont je chargeai M. Foucault. En me retirant, M. Fouquet, qui était à la fenêtre de M. d’Artagnan, me fit mille signes de civilité par la fenêtre et cria même qu’il était mon seviteur ; {h} et moi, je le saluai sans rien dire. {i} […]

Après le dîner, Drouet {j} me dit avoir vu partir M. Fouquet sur le midi, seul au fond de son carrosse et trois hommes devant, paraissant le visage fort gai, et tout le peuple lui donnant des bénédictions. Il sortit par la porte Saint-Antoine pour aller coucher à Villeneuve-Saint-Georges, et delà prendre le grand chemin de Lyon. On le mène sans aucun domestique à lui ; ce qui paraît fort dur de lui ôter son médecin et son valet de chambre. »


  1. Maître écrivain (scribe) employé au greffe.

  2. Outre la garde de Fouquet, d’Artagnan avait aussi celle des registres de l’Épargne (trésor royal, conservé à la Bastille), qu’il fallait confier à une autre, puisqu’il allait accompagner son prisonnier à Pignerol.

  3. Michel Le Tellier, secrétaire d’État à la Guerre (v. note [89], lettre 166).

  4. Un homme incomparable.

  5. Hôtel où résidait le gouverneur de la Bastille.

  6. « “ Je suis votre serviteur ”, pour dire “ Je ne suis pas de votre advis, je ne ferai pas ce que vous me proposez ” » (Furetière).

  7. Gouverneur de la Bastille.

  8. Dans cet autre emploi, l’expression « être votre serviteur » a le sens non ironique de « vous remercier et dire adieu ».

  9. La première édition complète des Lettres de Mme de Sévigné date de 1873 et a été établie à partir de copies, dont les originaux ont été perdus. Cet échantillon me semble suggérer que toutes peuvent ne pas être authentiques. La présente ne figure pas dans les éditions du xviiie s. où les plus anciennes lettres sont datées de 1670.

    Chéruel se contente de noter la ressemblance entre les deux récits : « on y trouve la preuve que les renseignements < de Mme de Sévigné > venaient quelquefois d’Olivier d’Ormesson. »

  10. Greffier du « petit criminel » du Parlement, mentionné dans la note [98], lettre 166.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, les 21, 23 et 25 décembre 1664, note 8.

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(Consulté le 28/03/2024)

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