À Charles Spon, le 18 juin 1658, note 20.
Note [20]

Pour dire : dans la relation des faits.

Guy Patin venait enfin d’avoir en mains les Opera omnia de Pierre Gassendi (Lyon, 1658, 6 volumes in‑fo, v. note [19], lettre 442). Au début du premier tome, on trouve la longue préface (30 pages non numérotées) de Samuel Sorbière intitulée Ad virum illustrem Henricum Ludovicum Habertum Mon-Morium libellorum supplicum Magistrum integerrimum, Samuelis Sorberii Præfatio, in qua de vita et moribus Petri Gassendi dissertitur [Préface de Samuel Sorbière, où il est traité de la vie et des règles de Pierre Gassendi, adressée à Henri Louis Habert de Montmor, très intègre maître des requêtes].

Le récit détaillé que Sorbière y donne de la maladie et de la mort de Gassendi fustige sans ménagement l’acharnement que mirent ses médecins à saigner le malade, contre sa volonté et celle de son secrétaire, Antoine de La Poterie (v. note [13], lettre de Charles Spon, datée du 21 novembre 1656). En voici le long passage (7e‑9e pages) qui provoquait la fureur de Patin :

Totus erat Gassendus in adornado Philosophiæ suæ Sustemate post publicatam Tychonis et Copernici vitam, cum in morbum incidit anno m. dc. liv. quo levatus quidem fuit studiorum facta intermissione, et educta ex senili copore sat magna Sanguinis copia, qua fuere vires nonnihil infirmata. Sive enim morbi fomitem introrsum latentem, sive morbis remedium phlebotomiam, sive studiorum intemperentiam, sive ingravescentem ætatem incuses, certum est Gassendum prospera ex illo tempore non usum esse valetudine, nec perambulationes quibus in horto latabatur, nec longas cum Amicis confabulationes sustinuisse. Quare tandem anno sequentis inuente Autumno in morbum lethalem delabitur ; atque ab iisdem Medicis Lutetiæ celeberrimis eadem fuere adhibita remedia. Nec sane Galeni et Hippocratis auctoritates defuerunt Viris doctissimis, quibus erat cordis proculdubio Amici restauratio : verum tristissima comprobatum fuit experientia tritum illus : Interdum docta plus valet arte malum.

Cum repetitis iam novem sanguinis missionibus deiectas heu ! nimium vires suas sentiret Vir oprimus, et adessent Medici percelebres et Amici, dubitanter proposuit, ne in alienam messem falcem suam iniicere videretur, an consultum esset abstinere a Phlebotomia, cui tolerandæ imparem se existimabat. Assidebat ægroti Medicorum senior, qui arteriam consulens, et ad cætera attendens inclinabat iam cum sociorum suorum altero ut sanguini parceretur ; cum nescio quis alius granda passu cubiculum perambulans præfracte in contrarium contendit, et Collegas in sententiam suam veluti postliminio redeuntes pertraxit. Nec renuit Gassendus, qui non tanti ducens usuram vitæ in illa ætate adeo labefactæ, ut vix spes esse posset restaurandæ in integrum bonæ valetudinis, sine qua non tam vivere debeas aliquem dicere, quam ægre spiritum in pœnas et dolores trahere ; secum vero reputans nihil sine Numine contingere, providentiæ Divinæ committendum se statim deliberavit ; quæ quidem fines suos habet præstitutos, nobis nequicquam supremam moriendi necessitatem tardare nitentibus. Nec illa fuit ultima Phlebotomia, sed insequutæ sunt aliæ quatuor, quarum unam cum Poterius, conscio Gassendo, eludere voluisset ; quasi peracta iam fuisset ante adventum Medici qui impetraverat, officiosum istud mendacium nescio quomodo detectum nihil aliud profuit, nisi ut graviter fidus iste Amanuensis increparetur, et largior forsan copia liquoris ac cersito Chirurgo hauriretur. Quæ quidem recenseo historiæ, seu veritatis causa, non vero ut quemquam lacessam, vel ullius praxim Medicam inculpem : Amicus enim Socrates, amicus Plato, sed magis amica veritas. Si quid Lutetiæ vere eruditum et magni nominis fuit inter Medicos, totum illum adfuit sanando Gassendo ; nec alia methodo itum esset a Viris præstantissimis ad Medicinæ finem in persanandis sanguine coniunctis, vel Principibus ipsis morbo consimili laborantibus. Haud itaque in culpa sunt Medici propter celebratam paulo frequentius Phlebotomiam, quemadmodum innuere voluit Petrus Borellus, quum Observationum Physico-Medicarum, seu Medico-Physicarum Centuria iii., observatione xi. scribit, Possem hic Viri semper lugendi mortem dolorosam toti Europæ, immo Mundo recensere nimio illo remedio sanguineo, et verba eius ore deprompta referre, quibus ante obitum fassus est, se nimio obsequio periisse, et cum Heroë suo ad Inferos cum viridi et stante senectute descendisse. Sed nimirum commovit diligentissimum Scriptorem quod accepit dictum a Gassendo dum celebrandæ ultimæ Phlebotomiæ brachium præberet : Conversus enim ad Poterium, satius est, ait, ista virium infirmatione placide abdormire in Christo Domino, quam maiori cum sensu doloris, suffocatione vitam amittere. Ex illo tempore ferme obmutuit, cum non posset vocem attollere ut audiretur ab adstantibus Bernerio et Poterio extrema officia, quemadmodum in toto morbi decursu fecerant, ministrantibus.

[Après avoir publié les vies de Tycho et de Copernic, {a} Gassendi était tout entier occupé à embellir sa doctrine de philosophie, lorsqu’il tomba malade en 1654. Le cours de ses travaux s’en trouva donc interrompu et on saigna assez copieusement ce corps vieillissant, et cela ne manqua pas d’en affaiblir les forces. En effet, qu’on eût accusé ou le feu de la maladie qui le tenait, ou la saignée qu’on employait pour la soigner, ou l’excès de ses études, ou son âge avancé, toujours fut-il qu’à partir de ce moment Gassendi ne jouit plus d’une santé prospère et ne fut plus en état, comme il y prenait plaisir, de se promener au jardin {b} ni de disserter longuement avec ses amis. Cela fit que l’année suivante, au commencement de l’automne, il tomba dans un mal plus grave encore et les mêmes médecins fort célèbres de Paris usèrent des mêmes remèdes. Ces très doctes personnages ne furent certes pas en manque des autorités de Galien et d’Hippocrate quand la guérison d’un ami leur tenait sans doute à cœur : la très triste expérience a confirmé la vérité du proverbe, Interdum docta plus valet arte malum. {c}

Comme notre excellent homme sentait que neuf saignées itératives avaient hélas déjà profondément épuisé ses forces et qu’amis et médecins fort éminents se tenaient à son chevet, il proposa timidement, pour ne pas sembler jeter sa faux dans la moisson d’autrui, que, si on lui demandait son avis, on s’abstînt de la phlébotomie qu’il s’estimait incapable de supporter davantage. Le plus vieux des médecins {d} était au chevet du malade, lui tâtant le pouls, et quand il eut tout bien considéré, il fut enfin d’avis, avec un autre de ses collègues, qu’on cessât de saigner ; quand je ne sais quel autre, {e} arpentant la chambre à grands pas, soutint opiniâtrement l’avis contraire et en convainquit ses collègues, qui revinrent sur leur première opinion. Et Gassendi n’eut pas la force de refuser : à son âge, il ne voyait plus l’intérêt de mener une existence tellement délabrée qu’il n’avait presque plus espoir de pouvoir recouvrer une complète santé, état sans lequel tout homme parle plutôt de subir misérablement peines et douleurs que de vraiment vivre ; pensant en son for intérieur que rien n’arrive sans l’assentiment de Dieu, il décida alors de se recommander à la divine providence, car c’est elle qui fixe notre destin, sans nous laisser la moindre volonté de retarder l’ultime nécessité de mourir. Et cette saignée ne fut pas la dernière : quatre autres la suivirent encore. La Poterie, avec la complicité de Gassendi, aurait voulu éviter l’une d’elles, prétextant qu’elle avait déjà été faite avant l’arrivée du médecin qui l’avait ordonnée ; mais, je ne sais comment, ce pieux mensonge fut éventé. Alors, le prescripteur ne trouva rien de mieux à faire que gourmander ce fidèle secrétaire et convoquer un chirurgien pour qu’il tirât le plus de sang qu’il pouvait. Je ne relate cela que pour le respect de l’histoire ou plutôt de sa vérité, mais non pour offenser quiconque ou pour blâmer sa pratique médicale : Amicus enim Socrates, amicus Plato, sed magis amica veritas. {f} S’il avait existé, chez les médecins de Paris, quelque véritable érudit de grand renom, il aurait été appelé au chevet de Gassendi et aurait tout fait pour le guérir ; tant qu’on n’a pas atteint la limite de la médecine, il existe d’autres recours pour guérir les plus éminents personnages auxquels on est uni par les liens du sang, aussi bien que les grands princes souffrant de la même maladie. Les médecins qui recourent un peu moins fréquemment à la phlébotomie ne sont donc pas dans l’erreur, comme Pierre Borel l’a voulu faire entendre, dans l’observation xi, centurie iii de ses Observationes physico-medicæ ou medico-physicæ, quand il écrit : {g} « Je pourrais ici rapporter que l’abus de ce remède sanguinaire a provoqué la mort d’un homme dont on pleurera toujours le souvenir ; elle a plongé toute l’Europe et même le monde entier dans le chagrin ; je pourrais relater les paroles qu’il a prononcées avant de mourir, disant qu’il succombait à un excès de soins et que, comme son héros, il descendait sous terre, ayant jusque là joui d’une vieillesse encore verte et vigoureuse. » {h} À la vérité, en narrateur tout à fait scrupuleux, l’émotion m’a saisi en entendant Gassendi, tandis qu’il tendait le bras pour subir l’ultime saignée, s’adresser à La Poterie, et lui dire que, dans cet épuisement de ses forces, il préférait s’endormir paisiblement dans les bras du Christ notre Seigneur, que rendre l’âme en suffoquant, tourmenté d’atroces souffrances. {i} À partir de ce moment, il resta entièrement muet, incapable de prononcer un mot intelligible par Bernier {j} et La Poterie qui étaient à son chevet pour lui prodiguer les derniers soins, après l’en avoir entouré pendant tout le cours de sa maladie].


  1. Troisième et dernière édition de l’Institutio anastromica [Institution astronomique] de Gassendi, publiée un an après sa mort (La Haye, 1656, v. note [43], lettre 46), contenant les vies de Tycho Brahé et Nicolas Copernic.

  2. Allusion à Épicure et sa « philosophie du Jardin », v. seconde notule {a}, note [17] du Naudæana 4.

  3. « Le mal est quelquefois plus fort que la science » (Ovide, Les Pontiques, livre i, iii, vers 18).

  4. Jean ii Riolan.

  5. Guy Patin.

  6. « Socrate m’est cher, Platon m’est cher, mais la vérité m’est plus chère encore » : Amicus Plato, sed magis amica veritas est un adage latin qu’Érasme a commenté :

    Istud seu proverbium, seu apophtegmata, innuit nullum hominem tam carum nobis esse debere, ut in illius gratiam veritas ullo supprimatur modo. Galenus.

    [Ce proverbe, ou cet apophtegme, veut dire que nul homme ne doit nous être cher au point que nous trahissions, si peu que ce soit, la vérité pour lui faire plaisir. Galien].

  7. V. note [35], lettre 387, pour Pierre Borel, médecin de Castres que Patin méprisait profondément, et ses quatre « Centuries d’observations médico-physiques » ou « physico-médicales » (Paris, 1656, v. note [7], lettre latine de Thomas Bartholin, datée du 25 septembre 1662).

    Le passage cité se trouve dans l’observation indiquée, intitulée De glacie, sur l’emploi médicinal de la glace (page 204). Il est précédé d’une digression où Borel fustige rudement les médecins pour qui la saignée est une panacée.

  8. Gassendi est mort dans sa 64e année ; « son héros », Épicure, avait, dit-on, 71 ans quand il succomba au 14e jour d’une rétention d’urine : il se plongea dans un bain chaud, demanda du vin, le but et rendit l’âme.

  9. Affligé d’une double défaillance, cardiaque et rénale, Gassendi était atteint d’œdème pulmonaire opiniâtre et irrémédiable : les phlébotomies pouvaient seules en soulager les accès suffoquants, mais au prix de pertes sanguines itératives, avec une menace de plus en plus grande de syncope mortelle.

  10. François Bernier, v. note [69], lettre 332.

Patin, bien qu’il n’y fût pas nommé, était directement mis en cause, et s’en trouvait profondément meurtri. Il suffit pourtant de relire ses lettres de novembre-décembre 1654 et de mars à octobre 1655 pour se convaincre de la véracité du récit de Sorbière : Patin y a tenu le compte exact des saignées qu’il prescrivait, tout en brocardant gentiment l’hématophobie de son malade. Les trois autres médecins qui vinrent au chevet de Gassendi furent l’abbé Bourdelot, René Moreau et Jean ii Riolan, de loin le plus ancien des quatre ; en dernier, contre la volonté de Patin, intervint Élie Béda des Fougerais qui choisit vainement d’appliquer un cautère plutôt que saigner (v. lettre à Spon, datée du 26 octobre 1655).

Plus loin dans la préface (25e‑28e pages), Patin (« très docte professeur royal ») figure dans la longue énumération des hommes que Gassendi aimait ; pour les médecins, on l’y trouve aux côtés des Lyonnais Pierre Guillemin et Charles Spon, et des Parisiens Jean ii Riolan, René Moreau, Claude Martin, Jacques Jouvin, Jacques Mentel ; mais l’hommage le plus appuyé est réservé à Jean Pecquet, pour son immortelle découverte des voies du chyle, et aux Fouquet, ses mécènes.

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 18 juin 1658, note 20.

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0528&cln=20

(Consulté le 16/04/2024)

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