Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Patiniana I‑3 (1701), note 25.
Note [25]

L’Histoire d’Adrienne du Fresne, qui passe pour possédée (Histoire universelle de Jacques-Auguste i de Thou, livre cxxxii, règne de Henri iv, année 1604, Thou fr, volume 14, pages 326‑329) est le récit d’un savoureux scandale impliquant un jésuite, qui a connu un grand succès chez les ennemis de la Société :

« Je me dispenserais volontiers de rapporter ici une chose qui ne paraît qu’une farce ridicule ; je ne crois pas néanmoins la devoir passer sous silence parce qu’elle donna pour lors matière à bien des discours. Une pauvre fille nommée Adrienne du Fresne, native du village de Guerbigny, à deux lieues d’Amiens, {a} était venue à Paris, le rendez-vous des spectacles de toute espèce. Elle était logée dans la rue des Bernardins et on l’y faisait voir comme une fille possédée du démon. On la menait souvent à Saint-Victor, abbaye célèbre dans le faubourg qui est proche de ce quartier. {b} Elle ne faisait pas moins de bruit qu’en avait fait Marthe Brossier : {c} pendant deux mois, la malice de cette fille, ou du démon, exerça la curiosité de toutes sortes de gens qui la venaient voir.

Un de ceux-là fut Pierre Cotton, jésuite, qui ne se flatta de rien moins que de faire désemparer l’esprit immonde ; {d} mais il voulut en tirer parti auparavant : et comme il avait un esprit curieux et étendu, qui embrassait tout, il prétendit s’éclaircir, par Adrienne ou par le démon, de bien des articles qu’il désespérait de pouvoir savoir d’ailleurs. Pour cet effet, il avait emprunté d’un de ses amis, homme savant et pieux, {e} le livre des exorcismes ; et pour soulager sa mémoire, il y avait ajouté en latin, de sa propre main, une table des questions qu’il voulait faire. Après l’exorcisme, il rendit le livre à son ami sans songer à en ôter la table. Celui-ci, qui ne connaissait pas l’écriture de Cotton et qui ne le croyait pas auteur de cette liste ridicule, la donna à un autre ami. Après avoir passé par bien des mains, elle tomba enfin dans celles du marquis de Rosny, {f} qui en fit part au roi. En voici le contenu.

Questions que le P. Cotton devait faire à la possédée.

Cotton conjurait Adrienne, ou l’esprit malin, de lui dire ce que Dieu voulait bien qu’il sût sur le R.R. ; {g} sur le séjour que lui, père Cotton, faisait à la cour ; sur ses remontrances publiques et particulières ; sur son voyage ; sur sa demeure chez les jésuites ; sur la confession générale du R.R. ; sur le comte de Laval ; {h} sur les vœux, le sacrifice, les cas de conscience ; sur la conversion des âmes ; sur la canonisation de…, {i} s’il devait la presser ; sur la guerre contre les Espagnols et les hérétiques ; sur la mission dans la Nouvelle-France {j} et le long de toute la côte de l’Amérique ; sur la route qu’il devait tenir pour persuader efficacement ; sur ce qu’il devait faire pour s’abstenir de pécher.

Il y avait aussi des questions de science et d’érudition : si Dieu est l’auteur des langues ? quel est le passage de l’Écriture le plus clair pour prouver le purgatoire et l’invocation des saints ? comment tous les animaux ont pu tenir dans l’arche de Noë ? ce que c’est que ces enfants de Dieu, que l’Écriture dit avoir conçus de l’amour pour les filles des hommes et avoir eu commerce avec elles ? {k} si le serpent avait des pieds avant le péché d’Adam ? combien de temps les anges rebelles sont restés dans le ciel, et nos premiers parents, dans le Paradis terrestre ? quels sont ces sept esprits qui sont sans cesse devant le trône de Dieu ? {l} si les archanges ont un roi ? par quelle voie les hommes et les animaux sont passés dans les îles depuis Adam ? où était le Paradis terrestre ? quelle partie des anges a prévariqué ? comment Dieu est adoré des chérubins ? quel est le plus grand péril par rapport à nous ? quelle restitution le roi est obligé de faire ? s’il est avantageux que la mère Pasithée vienne ? {m} qu’est-ce qu’on pouvait espérer de la conversion de D.R. ? {n} quels étaient les hérétiques de la cour les plus disposés à recevoir la foi ? quels dangers les démons causaient à la Société et à lui-même ? quel était le meilleur expédient pour la conversion de tous les hérétiques ? quelles étaient la personne et la chose qui mettaient le plus grand obstacle à la fondation du collège de Poitiers ? comment s’y prendre pour avoir une paix durable avec les Espagnols ? si Dieu veut qu’il sache dans quel temps l’hérésie de Calvin sera éteinte ? ce qu’il pouvait savoir de l’Esprit, au sujet du receleur de Genève ? {o} sur le voyage du père général en Espagne ? {p} sur le moyen le plus sûr et le plus facile pour ramener le roi, la reine et le royaume d’Angleterre au sein de l’Église, pour chasser le Turc et pour convertir les infidèles ? sur la santé du roi ? sur la réconciliation du roi et des grands seigneurs ? sur les places fortes ? sur Lesdiguières et sa conversion ? {q} qu’est-ce qui empêchait l’établissement du collège d’Amiens et de celui de Troyes ? {r} combien durerait l’hérésie ? Il demandait encore comment on pourrait seconder les vues de M. de Verdun, qui aspirait dès lors à la dignité ecclésiastique où il est parvenu depuis. {s}

Réflexions du public au sujet de cette liste ridicule.

Chacun raisonnait à sa manière sur ces interrogations du bon père. C’était pour les uns un sujet de railleries, et de reproches amers et piquants ; car, disaient-ils, < si > c’est l’amour de la vérité qui le conduit, pourquoi s’adresse-t-il au père du mensonge ? {t} Demander au démon des passages de l’Écriture pour prouver des articles reconnus par l’Église, n’est-ce pas douter de ces mêmes articles, ou méconnaître le démon, qui se plaît à pervertir le sens de l’Écriture Sainte ? D’autres le condamnaient sérieusement : Dieu n’a-t-il pas défendu, disaient ceux-ci, de consulter les magiciens, d’observer les augures, de croire aux songes, de faire des maléfices et des enchantements, de s’adresser aux devins, d’évoquer les ombres des morts pour chercher la vérité ? Le Seigneur, ajoutaient-ils, n’a que de l’horreur pour toutes ces choses ; en punition de ces crimes, il détruira les nations. De plus, à quoi bon toutes ces interrogations curieuses sur la vie du prince, à moins qu’on n’ait formé quelque dessein contre lui, ou qu’on ait fondé des espérances sur sa mort ? {u} C’est une curiosité dangereuse et criminelle que de vouloir pénétrer dans l’avenir les secrets de l’État : tous ceux qui interrogent les astrologues, les magiciens, les aruspices, les devins, sur le salut du prince ou de l’État méritent la mort aussi bien que leurs oracles. Saint Thomas d’Aquin, poursuivaient-ils, a très sagement décidé qu’il n’est pas permis de conjurer les démons par forme de prière, parce que la prière suppose amitié et que Dieu nous défend d’être amis des démons ; mais qu’il est seulement permis de les chasser en les conjurant par la vertu du nom de Dieu, pour les empêcher de nuire, et non pas pour en tirer quelque connaissance ou quelque avantage. D’autres enfin, et c’était le plus petit nombre, excusaient ce jésuite et prétendaient qu’il fallait étouffer cette indiscrétion, qui n’était, après tout, que l’effet d’un zèle mal entendu.

Le roi, qui n’en paraissait pas fort content dans le particulier et qui avait fort recommandé à Rosny de garder l’original, sans le communiquer à personne, fut très fâché qu’on en eût répandu des copies ; car il était persuadé que cet éclat allait décréditer le P. Cotton dans l’esprit des gens de bien, ce qui affaiblirait l’effet des services qu’il croyait tirer en bien des choses de l’activité de ce jésuite adroit. Ainsi, pour fermer la bouche aux courtisans, il affectait de traiter la chose de bagatelle, et en témoignait au dehors de tout autres sentiments que ceux qu’il en avait en particulier. »


  1. Je n’ai rien trouvé de plus sur la biographie d’Adrienne du Fresne.

    Guerbigny est un village de Picardie (Somme), au sud-est d’Amiens, à mi-chemin entre Montdidier et Roye.

  2. La rue des Bernardins existe toujours dans ve arrondissement de Paris. V. note [2], lettre 877, pour l’abbaye Saint-Victor.

  3. V. note [10], lettre 37, pour Marthe Brossier dont la supercherie démoniaque avait été condamnée en 1599.

  4. Désemparer, sortir ; v. note [9], lettre 128, pour le P. Pierre Cotton.

  5. Les Mémoires de Sully (publiés pour la première fois en 1632, soit 12 ans après l’Histoire universelle de de Thou ; v. note [4], lettre 208) racontent la même histoire (Paris, 1837, pages 158‑159) et donnent ici le nom de Jacques Gillot (v. note [22] du Borboniana 3 manuscrit).

  6. Sully, baron de Rosny et ministre de Henri iv, écrit dans ses Mémoires (v. supra notule {e}), que c’est à lui, et non à son fils, le marquis de Rosny, que le mémoire du P. Cotton fut transmis : « Il [Gillot] me l’apporta, et m’ayant fait promettre que je ne le nommerais en rien dans cette affaire, il me le remit pour en faire tel usage que je jugerais à propos. »

  7. « Le roi régnant [Henri iv] » (note de l’éditeur).

  8. V. note [31] du Borboniana 7 manuscrit.

  9. Les Mémoires de Sully donnent une traduction des Questions du père Cotton, par lui faites à une possédée, mais il n’y est pas question d’une personne à canoniser ; dans l’édition latine de Genève, 1630 (tome v, page 1136) : quidquid circa canonizationem, utrum urgere se velit ? [tout sur la canonisation, s’il devait la presser].

  10. Au Canada (Acadie), v. note [8], lettre 380.

  11. Passage de la Genèse (6:4) qui a donné lieu à d’inépuisables gloses :

    « Les géants étaient sur la terre en ces temps-là, après que les fils de Dieu furent venus vers les filles des hommes, et qu’elles leur eurent donné des enfants : ce sont ces héros qui furent fameux dans l’Antiquité. »

  12. Apocalypse (4:5) :

    « Du trône sortent des éclairs, des voix et des tonnerres ; et sept lampes ardentes brûlent devant le trône : ce sont les sept esprits de Dieu. »

  13. Obscure allusion à une religieuse inspirée portant ce curieux nom, qui est celui d’une des Charites de la mythologie grecque (équivalant aux Grâces romaines, v. note [27] du Faux Patiniana II‑7). Les Mémoires de Sully parlent aussi en cet endroit de ce que Dieu « veut qu’on dise à la dame Acarie » (v. supra note [23]).

  14. « Monsieur de Rosny » (Domini Rosnii en latin) dans les Mémoires de Sully.

  15. Genevæ plagiarium dans l’édition latine (v. supra notule {i}, page 1137, 8e ligne) : « usurpateur » serait une meilleure traduction ; il ne s’agissait pas de Calvin (mort en 1564), mais des prétentions du duc Charles-Emmanuel ier de Savoie sur Genève ; après l’échec de son « escalade », en 1602 (v. note [1], lettre 387), il ne renonça définitivement à ses ambitions qu’en 1610.

  16. Claudio Acquaviva, supérieur général des jésuites de 1581 à 1615.

  17. François de Bonne, maréchal-duc de Lesdiguières (mort en 1626, v. note [26] du Naudæana 1), chef de guerre protestant, fut nommé connétable de France après sa conversion au catholicisme en 1622.

  18. Les jésuites peinaient à établir leurs collèges d’enseignement dans de nombreuses villes : v. note [2], lettre 37, pour leurs échecs répétés à Troyes.

  19. Éric de Lorraine-Chaligny (1576-1623), nommé évêque de Verdun en 1593, avait désiré devenir jésuite en 1597, mais n’en reçut pas l’autorisation papale. Il y parvint d’une manière curieuse : secrètement marié à la dame dont il était amoureux, il allait être suspendu en décembre 1605 et condamné par l’Inquisition à être relégué chez les jésuites de Pont-à-Mousson, pour retrouver son siège épiscopal en 1608. Deux ans plus tard, il démissionna et se fit capucin.

  20. Expression reprise par le Patiniana : pater mendacii (édition latine, v. supra notule {i}, page 1137, 19e ligne).

  21. V. note [25], lettre 478, pour les doutes qui ont plané sur l’implication du P. Cotton dans l’assassinat de Henri iv en 1610.

Cet article du Patiniana figure dans le manuscrit de Vienne (page 66).

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Patiniana I‑3 (1701), note 25.

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(Consulté le 19/04/2024)

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