Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Borboniana 2 manuscrit, note 28.
Note [28]

« Voyez de Thou, sous Henri iv, page 1060. » (note écrite dans la marge de gauche).

Le mathématicien français François Viète ou Viette (Franciscus Vieta ; Fontenay-le-Comte 1540-Paris 1603), sieur de La Bigotière, a été l’un des fondateurs de la géométrie, de l’algèbre et de l’analyse modernes. Jacques-Auguste i de Thou (Histoire universelle, livre cxxix, année 1603 ; Thou fr, volume 14, pages 162‑166) a commémoré sa mort et composé son long éloge. Outre ce que contient cet article du Borboniana, on y lit ces trois passages remarquables :

« Adrianus Romanus ayant proposé un problème à tous les mathématiciens du monde, Viète le résolut à l’instant, et l’envoya à Romanus avec des corrections et des additions, auxquelles il joignit un Apollonius Gallus. {a} Romanus fut si surpris de ce prodige qu’il partit sur-le-champ de Wurtzbourg, où il demeurait depuis qu’il avait quitté Louvain, vint en France, pour voir cet homme si admirable, dont il n’avait jamais entendu parler, et lia avec lui une amitié très étroite. Lorsqu’il arriva à Paris, Viète était en Poitou, {b} où il avait fait un voyage pour voir si l’air natal ne rétablirait point sa santé. Cependant, quoiqu’il restât cent lieues de chemin à faire pour le joindre, Romanus entreprit ce voyage avec beaucoup de courage, après avoir mandé à Viète qu’il allait le trouver. Il demeura un mois entier avec lui, et pendant ce séjour, il lui proposa un grand nombre de questions, dont il avait eu soin de se fournir avant son départ ; mais il trouva encore plus qu’il ne croyait dans Viète, qui était un homme simple et sans ostentation, et il en était dans un étonnement qu’il ne pouvait exprimer. Enfin, après s’être embrassés et s’être dit avec regret le dernier adieu, Viète, voulant reconnaître l’honneur qu’il avait reçu de ce voyage de Romanus, le fit reconduire et le défraya jusque sur la frontière. […]

Peu de temps avant sa mort, Viète travailla sur le calendrier grégorien et, y ayant trouvé quantité de défauts, que d’autres avaient déjà remarqués, il pensa sérieusement à une réforme nouvelle qui pût être reçue par l’Église romaine. Dans cette vue, il dressa un calendrier nouveau qu’il appelait le vrai calendrier grégorien, et qu’il accommoda aux fêtes et aux rites de l’Église ; il le fit imprimer en 1606, avec une explication de sa méthode, qu’il adressait au Clergé. {c} Cet ouvrage fut présenté à Lyon au cardinal Aldrobandin, que le pape envoyait pour négocier un traité de paix entre Sa Majesté et le duc de Savoie, mais on n’en fit aucun usage. {d} Il m’avait parlé de son dessein avant son départ, et je l’avertis en bon ami qu’il allait prendre une peine inutile : qu’il ne fallait pas s’attendre qu’une réforme du calendrier qu’on avait insinuée avec tant d’affectation aux princes chrétiens, et qu’on n’avait enfin fait recevoir qu’à force d’intrigues et de manège, pût être changée, même en mieux, par des gens qui ont pour maxime fondamentale de leur gouvernement de n’avouer jamais qu’ils aient erré, ni qu’ils puissent même errer. […]

Ce que je vais ajouter est peu de chose au jugement même de Viète, mais je suis persuadé qu’il y a bien des gens qui n’en jugeront pas de même. Les différentes parties dont la monarchie d’Espagne est composée sont dispersées et si éloignées l’une de l’autre que, pour établir une communication et une espèce de concert entre tous ces membres, ceux qui gouvernent ont besoin d’un secret impénétrable. {e} Comme ils ont naturellement une prudence vaste et qui ne pèche que pour porter ses vues trop loin, pour dérober leurs lettres à la connaissance des autres nations, ils se servent de caractères qui ne sont plus en usage et qui sont tout à fait inconnus, et ils les font fort courtes quand ils n’écrivent qu’à une seule personne, et beaucoup plus longues lorsqu’ils les adressent à toute une province ou à tout un corps en général. De temps en temps même, ils s’amusent à changer l’ordre et la figure de leurs caractères : ils les tournent et retournent en différentes manières, de peur qu’avec le temps leur secret ne se découvre. Du reste, il leur faut beaucoup de temps pour faire ces changements, parce qu’ils sont obligés d’en donner avis aux gouverneurs qui sont dans les Indes. Tel était ce chiffre, composé de plus de cinq cents figures, dont ils se servaient contre nous pendant cette funeste guerre qui a duré dix ans. {f} On intercepta plusieurs de leurs lettres, qui étaient fort longues et qui contenaient le détail des desseins qu’ils avaient formés, et des mesures qu’ils prenaient pour les exécuter. Mais cette multitude de caractères embarrassaient tellement nos déchiffreurs qu’ils n’y <re>connaissaient rien. Le roi ordonna donc qu’on envoyât ces lettres à Viète, qui ne pensait à rien moins et qui aurait bien mieux aimé s’occuper à ses études ordinaires. Viète, accoutumé à méditer sur des matières bien plus importantes, eut bientôt trouvé la clef ; et depuis, il en déchiffra beaucoup d’autres qui étaient de grande conséquence ; ce qui déconcerta pendant deux ans entiers tous les projets des Espagnols. Cependant, comme ils surent à leur tour, par nos lettres qu’ils interceptèrent, que nous avions trouvé la clef de leur chiffre, qu’ils croyaient inexplicable, ils furent bien fâchés de se voir obligés d’en chercher un autre ; et, comme rien ne leur coûte pour décrier leurs ennemis et pour les rendre odieux, ils publièrent à Rome et dans toute l’Europe que le roi l’avait découvert par le secours de la magie, parce qu’il n’était pas possible, disaient-ils, de le trouver autrement. Mais tout l’avantage qu’ils retirèrent de cette calomnie fut qu’ils s’attirèrent le mépris et l’indignation de toutes les personnes raisonnables. »


  1. Adrianus Romanus est le nom latin du mathématicien Adriaan van Roomen (Adrien Romain, Louvain 1561-Mayence 1615). Le problème qu’il soumettait était la résolution d’une équation de degré 45. La Responsum [Réponse] de Viète fut publiée en 1595 (Paris, Jamet Mettayer, in‑4o).

    Viète ne publia que cinq ans plus tard son :

    Apollonius Gallus, seu, exsuscitata Apollonii Pergæi περι Επαφων Geometria. Ad V. C. Adrianum Romanum Belgam.

    [Apollonius français ou la Renaissance de la Géométrie des Contacts [ii} d’Apollonius de Perge. {ii} Au très distingué Flamand Adrianus Romanus] {iii}

    1. Contact (Furetière) : « action par laquelle deux corps se touchent. Le contact de deux globes parfaitement sphériques ne se fait qu’en un point ; et pareillement, le contact de la ligne tangente et du cercle est supposé ne se faire qu’en un point, géométriquement parlant. »

    2. Mathématicien grec du iiie s. av. J.‑C. dont certaines démonstrations avaient été perdues.

    3. Paris, David le Clerc, 1600, in‑4o illustré de de 25 pages.

    L’affaire fit tant de bruit que Tallemant des Réaux en a brodé une historiette (Viète, tome i, pages 191‑192) :

    Du temps de Henri iv, un Hollandais, nommé Adrianus Romanus, savant aux mathématiques, mais non pas tant qu’il croyait, fit un livre où il mit une proposition qu’il donnait à < ré>soudre à tous les mathématiciens de l’Europe ; or, en un endroit de son livre, il nommait tous les mathématiciens de l’Europe, et n’en donnait pas un à la France. Il arriva, peu de temps après, qu’un ambassadeur des États vint trouver le roi à Fontainebleau. Le roi prit plaisir à lui en montrer toutes les curiosités et lui disait les gens excellents qu’il y avait en chaque profession dans son royaume. “ Mais, Sire ”, lui dit l’ambassadeur, “ vous n’avez point de mathématiciens, car Adrianus Romanus n’en nomme pas un de français dans le catalogue qu’il en a fait. – Si fait, si fait ”, dit le roi, “ j’ai un excellent homme : qu’on aille me quérir M. Viète. ” M. Viète avait suivi le Conseil et était à Fontainebleau ; il vient. L’ambassadeur avait envoyé chercher le livre d’Adrianus Romanus. On montre la proposition à M. Viète, qui se met à une des fenêtres de la galerie où ils étaient alors, et, avant que le roi en sortît, il écrit deux solutions avec du crayon. Le soir, il en envoya plusieurs à cet ambassadeur et ajouta qu’il lui en donnerait tant qu’il lui plairait, car c’était une de ces propositions dont les solutions sont infinies. »

  2. À Fontenay-le-Comte, capitale du Bas-Poitou.

  3. Erreur de de Thou sur la mort de Viète (1606 pour 1603), dont les recherches sur le calendrier sont intitulées :

    Francisci Vietæ Fontenæensis libellorum supplicum in Regia magistri Relatio kalendarii vere Gregoriani. Ad Ecclesiasticos Doctores. Exhibita Pontifici Maximo Clementi viii. anno Christi 1600. iubilæo.

    [Relation {i} de François Viète, maître de requêtes de l’Hôtel du roi, {ii} sur le calendrier véritablement grégorien, {iii} à l’intention des docteurs ecclésiastiques. Présentée à Clément viii, souverain pontife, {iv} en l’année jubilaire 1600].

    1. En 41 propositions.

    2. D’abord conseiller au parlement de Bretagne (reçu vers 1570), Viète avait été nommé maître des requêtes en 1580.

    3. V. supra notule {b}, note [2].

    4. De 1592 à 1605, v. note [2], lettre 47.

    5. Paris, Ioannes Mettayer, sans date, in‑4o, de 80 pages ; la lettre 3 de Joseph Scaliger citée dans la note [30] infra déclare que ce livre a paru en 1600.
  4. V. notes [10], notule {a}, du Patiniana I‑1, pour le cardinal Pietro Aldobrandini, [2], lettre 47, pour son oncle Ippolito, le pape Clément viii, et [10], lettre 45, pour le duc Charles-Emmanuel ier de Savoie, père de Victor-Amédée ier.

  5. Cette technique de codage secret porte toujours le nom de chiffre (Furetière) :

    « certains caractères inconnus déguisés et variés, dont on se sert pour écrire des lettres qui contiennent quelques secrets, et qui ne peuvent être entendus que par ceux qui sont d’intelligence et qui sont convenus ensemble de se servir de ces caractères. On en a fait une science qu’on appelle polygraphie ou stéganographie, {i} c’est-à-dire écriture diversifiée et obscure […]. On appelle chiffre à simple clef celui où on se sert toujours d’une même figure pour signifier une même lettre, ce qui se peut deviner aisément avec quelque application. Un chiffre à double clef est celui où on change d’alphabet à chaque ligne ou à chaque mot, et celui où on met des nulles {ii} et autres déguisements qui le rendent indéchiffrable. On appelle aussi chiffre {iii} l’alphabet que chacun des correspondants garde de son côté, qui leur sert à écrire et à déchiffrer leurs lettres. »

    1. Ou cryptographie.

    2. Lettres ou mots dénués de sens, ajoutés au texte pour en compliquer le décodage.

    3. Ou clé.
  6. Succession des guerres de Henri iv contre la Ligue (1589-1594) puis contre l’Espagne (1595-1599).

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Borboniana 2 manuscrit, note 28.

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(Consulté le 23/04/2024)

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