À Nicolaas Heinsius, le 20 juin 1647, note 4.
Note [4]

Nicolaas Heinsius était venu à Paris en 1645, âgé de 25 ans, pour y étudier les manuscrits d’Ovide et de Claudien ; il avait été très bien acueilli par le duc de Montausier, {a} à qui il avait dédié son :

Elegiarum liber. Accedunt varia diversi argumenti poematia, eodem auctore.

[Livre d’Élégies ; avec poésies variées sur divers sujets par le même auteur]. {b}


  1. V. note [10], lettre 272 ; précisions fournies par Philippe Tamizey de Larroque dans son édition des Lettres de Balzac, Paris, 1873, page 334.

  2. Paris, veuve de Jean Camusat et Pierre le Petit, 1646, in‑4o.

Guy Patin lui signalait la lettre vi (pages 413‑420) du livre troisième des Lettres choisies du sieur de Balzac (Paris, 1647, seconde partie, v. note [35], lettre 146). C’est un bel échantillon du style de celui qu’on tenait pour la plus élégante plume de son temps :

« À Monsieur Heinsius.

Monsieur,

Vos beaux vers sont de ces esprits séducteurs, qui viennent tenter les anachorètes. {a} Ils ont failli à me faire perdre en un moment le mérite de plusieurs années de solitude, et je vous avoue que j’ai eu envie de revoir un monde qui produit de si excellentes choses. Mais la tentation n’a pas duré. Comme c’est la coutume, les secondes pensées ont été plus sages que les premières. La considération de mon honneur m’a rattaché ici de nouveau, je me suis imaginé qu’il serait dangereux de vous donner moyen de vous détromper ; et j’ai cru que je ne devais point porter une perspective, qui doit toute sa beauté à la distance des lieux, et à la passion de Monsieur Ménage. {b} Il vaut bien mieux que je conserve par mon éloignement la bonne opinion que vous avez de moi, que si je m’allais rendre auprès de vous de mauvais offices par ma présence. {c} Sans doute après m’avoir trouvé, vous me chercheriez encore. Ne voyant en ma personne rien qui soit digne de mon nom {d} et de votre curiosité, vous demanderiez raison à la renommée de son témoignage, et à Monsieur Ménage de son amour. Peut-être que j’ai eu autrefois quelque chose qui n’a pas déplu. Mais autrefois n’est pas aujourd’hui. La vieillesse qui n’arrive jamais seule, m’accable de tant de maux, que de moindres ruines briseraient de bien plus grands ornements que ceux que je puis avoir reçus d’un peu d’art et d’un peu de naturel. Le temps est un étrange faiseur de métamorphoses. Les monstres de ce règne étaient les miracles du siècle passé ; et telle qui a été mise sur les autels, et qu’on a montrée par rareté, n’a plus de place qu’à un coin de cheminée, et se cache pour ne pas faire peur. Ce fameux lutteur, qui portait tous les autres par terre dans le parc des exercices, c’est ce pauvre paralytique, qui est cloué à son lit, et qui fait pitié à tout le monde. Je ne suis pas encore réduit à une si déplorable extrémité. Mais elle me menace, et j’en approche. La force me manque ; ma vivacité en est allée ; j’ai commencé à mourir par la mémoire ; je perds pièce à pièce mon esprit. Si la Sirène de la France, ainsi vous plaît-il de me nommer, {e} n’est pas tout à fait muette, outre que la plupart du temps elle est enrhumée, il ne lui reste qu’un petit filet de voix, qui ne serait pas capable d’endormir le plus assoupi matelot de votre pays. C’est vous, Monsieur, qui êtes en âge et en état de charmer ; et non seulement les compagnons d’Ulysse, mais Ulysse même. Je veux dire que vous avez de quoi plaire également au peuple et aux sages ; de quoi donner de la volupté aux oreilles et de la satisfaction à l’esprit. Vous avez à vingt-quatre ans {f} tout ce qu’une exquise nourriture peut ajouter à une heureuse naissance. Et cette fleurissante jeunesse est accompagnée d’un si grand nombre d’autres dons du Ciel, qu’il faudrait que j’eusse dans le cœur plus de trois plaques d’airain, pour n’y pas laisser faire impression à tant de Vénus, et à tant de Grâces ? Celles que j’ai trouvées dans les hendécasyllabes {g} que j’ai reçus, chatouilleraient l’âme du monde la plus ennemie des vers et de la musique ; apprivoiseraient la plus farouche bête du désert. Vous me faites la faveur de me croire plus humain et plus raisonnable ; et par conséquent, vous ne doutez point de l’estime que je fais d’un présent que je ne saurais assez estimer. Je ne vous en dirai que ce petit mot, et voici l’opinion que j’ai de vos hendécasyllabes. Ils sont si doux, si amoureux, si charmants, que je crois qu’ils m’empêcheraient de sentir le coup des plus rudes, des plus cruels ïambes que Monsieur votre père pourrait décocher contre moi, si j’avais irrité son indignation ****. {h} Ne vous repentez point, je vous prie, de m’avoir rendu heureux. Faites durer ma bonne fortune, par la continuation de vos bonnes grâces. Je les vous recommande de tout mon cœur, et veux être toute ma vie avec passion, Monsieur, votre, etc.

Du 15 janvier 1646. »


  1. Ermite : las des querelles littéraires parisiennes et plutôt veule de tempérament, l’épistolier vivait alors retiré dans son château charentais de Balzac (v. note [7], lettre 25).

  2. Aux agitations de l’esprit de Gilles Ménage.

  3. Vous importuner par ma présence.

  4. Renom.

  5. Mot que Balzac a écrit à l’ancienne, « Serene » : « être fabuleux, moitié femme, moitié poisson [ou oiseau], qui, par la douceur de son chant, attirait les voyageurs sur les écueils de la mer de Sicile où ils périssaient » (Littré DLF) ; notamment rencontré par Ulysse dans l’Odyssée.

    Le poème de Nicolas Heinsius Ad J. Ludov. Balzacium ruri viventem [À Jean-Louis de Balzac qui vit à la campagne] (page 40, édition de Leyde, 1653, v. note [24], lettre 327) se temine par ces cinq vers :

    Ni te videro, Gallicana Siren,
    Quamvis videro quicquid hic venusti,
    Cum jam scilicet ad meos revertar,
    Quidni jure mihi fuisse visa
    Possint Gallica regna pernegare ?

    [Quand je rentrerai bientôt en mon pays, si je ne t’ai pas vu, Sirène de la France, bien que j’aie ici vu bien de belles choses, comment les sommités françaises pourront-elles légitimement nier que je ne les ai pas toutes vues ?].

    V. notule {b}, note [2], triade 1 du Borboniana 11 manuscrit, pour les sirènes.

  6. Balzac en avait alors le double ; il était réputé pour son tempérament hypocondriaque.

  7. Vers de 11 syllabes, comme ceux du poème de Nicolaas Heinsius (v.  supra notule {e}), où se lisent les noms de Vénus et de Suada (v. note [7], lettre 33).

  8. Il est impossible de deviner le ou les mots que Balzac a remplacés par quatre astérisques. Les ïambes sont les pieds de vers grecs ou latins dont la première syllabe est brève et la seconde longue, ou les vers qui en sont composés.

    V. note [4], lettre 96, pour l’Herodes infanticida [Hérode l’infanticide] (1632) de Daniel Heinsius, père de Nicolaas, tragédie contre laquelle Balzac avait publié un Discours critique (1636).

Imprimer cette note
Citer cette note
x
Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Nicolaas Heinsius, le 20 juin 1647, note 4.

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=1045&cln=4

(Consulté le 28/03/2024)

Licence Creative Commons