À Claude II Belin, le 28 octobre 1631, note 6.
Note [6]

Entraient ici en scène les deux héros antiques (sinon mythiques) de Guy Patin et de presque tous ses confrères de l’époque. Seuls en effet s’étaient écartés de cette vénération aveugle les médecins chimistes, tels Van Helmont (v. note [11], lettre 121), qui se référaient à Paracelse (v. note [7], lettre 7), et que Patin tenait ouvertement pour impies et hérétiques.

  • Hippocrate, « le père de la médecine », médecin grec du ve s. av. J.‑C. (c’est-à-dire contemporain de Socrate, Sophocle, Euripide ou Platon), naquit à Cos, île des Sporades, au sein de la dynastie médicale des Asclépiades, lignée mythique fondée par Machaon, autrement nommé Asclépiadès [fils d’Esculape] (v. note [4], lettre 663). On le disait lui-même descendu d’Esculape (v. note [5], lettre 551) par son père, Héraclide, et d’Hercule (v. note [3], lettre de Reiner von Neuhaus, datée du 21 octobre 1663) par sa mère, Praxithé. Sa vie a fait couler beaucoup d’encre, mais presque tout y est suspect d’invention hagiographique. Il voyagea beaucoup dans le monde grec pour recevoir l’enseignement des savants de son temps, enseigna à son tour la médecine et l’exerça jusqu’à un âge avancé. Le plus grand mérite d’Hippocrate est d’avoir le premier laissé une trace écrite de sa pratique et surtout de la méthode qu’il employait : d’abord colliger des faits par l’observation, puis rechercher des principes médicaux qu’on pouvait fonder sur ces faits.

    Le Corpus hippocratique, constitué à la Renaissance, est l’ensemble des ouvrages qui portent le nom d’Hippocrate, bien que le médecin de Cos n’ait mis la main qu’à une petite partie d’entre eux. En effet, au fil des ans puis des siècles, les disciples puis les commentateurs ne manquèrent pas d’amender et d’enfler les textes d’origine, si bien que leur authenticité est parfois bien difficile à restaurer. En outre, plusieurs médecins ont emprunté son nom à Hippocrate et bien des tomes du Corpus sont apocryphes. Émile Littré a publié le texte grec et la traduction française de ce qu’il a considéré comme étant les Œuvres complètes d’Hippocrate en dix volumes (parus entre 1839 et 1861, disponibles sur Medica) ; c’est la référence utilisée dans notre édition, mentionnée sous le titre abrégé de Littré Hip.

    Les principaux titres que Guy Patin a cités dans ses lettres sont : le Serment, les Aphorismes, le traité Des Airs, des eaux et des lieux, le Pronostic, les Épidémies, et les Prénotions coaques [c’est-à-dire de Cos]. Patin pensait sans doute ici au passage de l’Ancienne médecine (Littré Hip, volume 1, pages 571‑573) où Hippocrate dit que la médecine :

    « n’a aucun besoin d’une supposition vide, comme les choses occultes et douteuses, pour lesquelles, si on veut en discourir, il faut nécessairement se servir d’hypothèses : par exemple dans les dissertations sur les objets célestes ou souterrains, quand même celui qui parle prétendrait savoir ce que sont ces objets, ni lui, ni ceux qui écoutent, n’auraient aucune évidence de la vérité ou de la fausseté des assertions ; car toute vérification est impraticable. »

  • Sept siècles ont séparé Hippocrate de Galien, son plus prolifique zélateur et commentateur au cours de l’Antiquité. Médecin gréco-romain du iie s. de notre ère (Pergame, aujourd’hui Bergama en Turquie dans la province d’Izmir, vers 131-ibid. vers 200), à qui certains ont prêté un prénom, Claude, et même inventé un portrait, Galien (Galênos en grec, Galenus en latin) était le fils de l’architecte Nicon qui l’initia très jeune à la philosophie d’Aristote. Un songe que fit Nicon aurait déterminé Galien à étudier la médecine, ce qu’il fit auprès de plusieurs maîtres appartenant aux diverses sectes de l’époque (pneumatique, hippocratique, empirique, etc.). Ses voyages d’étudiant le menèrent notamment à Alexandrie où l’on avait pratiqué la dissection humaine cinq siècles plus tôt (v. note [10], lettre 8). À 28 ans, Galien commença à exercer son art dans sa ville natale qu’une révolution lui fit quitter quatre ans plus tard pour gagner Rome. Là, il vola de succès en succès et s’acquit une solide réputation d’habile praticien auprès des plus grands, jusqu’à Verus (empereur de 161 à 169, v. note [20], lettre 104) qui le tint en haute estime. Cela ne se fit pas sans éveiller la jalousie des médecins de Rome. Six ans après que Galien y fut arrivé, une épidémie l’en fit fuir. Rappelé par l’empereur Marc-Aurèle (v. note [1], lettre 671), il revint à Rome quelques années plus tard. On ignore la date exacte de son retour définitif à Pergame où il acheva sa carrière. Les biographes de Galien ont tous reconstruit sa vie à partir des bribes qu’on trouve dans ses propres ouvrages ; sans manquer de se copier les uns les autres, jusqu’à créer ce qui ressemble fort à une légende (v. note [5], lettre 612).

    Doté d’une très vaste érudition Galien sut échafauder un corpus complet de la médecine de son temps, formé sur les débris de toutes les doctrines qui l’avaient précédé, en privilégiant celle d’Hippocrate. Son œuvre constitue une véritable encyclopédie de la médecine antique. Relayés et enrichis par les Arabes, les enseignements de Galien ont exercé une influence extraordinairement durable sur la théorie et la pratique de la médecine en Europe : ses conceptions, anatomiques en particulier, étaient encore vénérées du temps de Guy Patin, malgré tous les préjugés et toutes les erreurs, contraires à l’observation, qu’elles contenaient, dont le plus flagrant exemple est celui de la circulation du sang.

    Aucun écrivain de l’Antiquité n’a été aussi prolifique que Galien : on lui a attribué près de 500 traités de médecine (tous écrits en grec) ; plus de la moitié a été perdue, mais ce qui reste représente une somme considérable. Écrites, pour autant qu’on sache, par une seule et même plume, les œuvres de Galien touchent au gigantisme : elles représentent un volume plus de dix fois supérieur au Corpus hippocratique complet et totalisent à elles seules le huitième de toute la littérature grecque antique qui est parvenue jusqu’à nous ; elles n’ont encore jamais été entièrement traduites en une de nos langues vivantes. V. note [13], lettre 35, pour les éditions bilingues complètes, grecques et latines, qu’ont publiées René Chartier au xviie s. (en les mêlant aux œuvres d’Hippocrate) et Karl Gottob Kühn au xixe s. (celle dont j’ai principalement utilisé le latin pour mon travail). Charles Daremberg a traduit en français (1854-1856) quelques traités de Galien (notamment les 17 livres sur l’Utilité des parties du corps humain).

    Lors de la conférence qu’il a donnée le 27 janvier 2017 à la Faculté de médecine Paris Descartes (Master Class d’Histoire de la médecine) John Scheid, historien spécialiste de l’Antiquité romaine et professeur émérite au Collège de France, a remarqué qu’aucune inscription ni aucun ouvrage contemporains de Galien ne le mentionnent. Sans mettre absolument en doute la réalité du personnage (comme on peut se le permettre, pour la même raison, au sujet de Quinte-Curce, v. note [22], lettre 197), il semble que sa célébrité posthume ait très largement dépassé le renom qu’il aurait dû avoir de son vivant. V. note [9], lettre latine 186, pour le silence de saint Augustin sur Galien, quand il dissertait (au ve s.) sur l’authenticité des écrits d’Hippocrate ; tandis que saint Bernard de Clairvaux, écrivant au xiie s., n’ignorait plus Galien.

    Selon Vivian Nutton, Emeritus Professor, Centre for the History of Medicine, University College London (avec qui j’ai eu le privilège de discuter le 20 octobre 2017), les textes grecs de Galien aujourd’hui connus n’égalent pas en volume tous ceux que les Arabes (v. note [4], lettre 5) ont traduits dans leur langue et qui n’ont pas encore été défrichés. V. Nutton m’a aussi ingénument confié préférer Galien à Hippocrate, « parce qu’on comprend ce qu’il dit » (avis que je partage volontiers). Il est notamment auteur de :

    • Galen in the eyes of his contemporaries [Galien vu par ses contemporains] (Bull. Hist. Med., 1984, 58 : 315‑324), constatant qu’aucun auteur latin n’a parlé de lui avant Cassius Felix, écrivain médical chrétien du ve s., et que le témoignage grec d’Alexandre d’Aphrodisée (v. note [3] du Traité de la Conservation de santé, chapitre ii), contemporain de Galien, est d’authenticité débattue ;

    • Galen. A Thinking Doctor in Imperial Rome [Galien. Un docteur penseur dans la Rome impériale] (Londres et New York, Routledge, 2020), érudite biographie critique du médecin de Pergame, tirée de ses propres écrits (comme tous les autres essais de ce genre).

    Je laisse à plus savant que moi le soin de disserter sur la troublante homonymie existant entre Γαληνος (Galênos), le nom grec de Galien, et γαληνη (galênê), premier nom qu’Andromaque l’Ancien a donné à sa thériaque, au ier s. de notre ère (v. note [2], lettre 1001). Pour abréger badinement un doute iconoclaste qui me tarabuste, je me demande si une encyclopédie médicale moderne, qui aurait le volume du Corpus galénique, ne pourrait pas être signée Morphée et intitulée Morphine

    Sans penser à tout cela (car ç’aurait été prêter trop d’importance aux Arabes), Patin prisait tout particulièrement les très nombreux commentaires de Galien sur le Corpus hippocratique et ses deux traités sur la saignée (Περι φλεβοτομιας, De venæ sectione [Sur la phlébotomie], et Περι φλεβοτομιας προς Ερασιστρατον, De venæ sectione adversus Erasistratum [Sur la phlébotomie contre Érasistrate]). Avec d’autres, il était pourtant d’avis (surtout quand ça l’arrangeait) que Galien n’a pas écrit tous les traités qu’on lui attribue, notamment les deux qui traitent de la thériaque (à Pison et à Pamphilien, v. notes [6], lettre 213, et [6], lettre latine 129) ; mais ce pouvait être par détestation de cette mixture extravagante et hors de prix (v. note [9], lettre 5, et l’observation xi), jugée indigne du grand génie gréco-romain de la médecine.

    Dans ses lettres, pour qualifier ce qui se rapporte à Galien, Patin a employé deux adjectifs, galénique et galéniste, mais avec une nuance : il attachait le premier à la médecine (doctrine) et aux écrits de Galien, et le second, aux médecins qui la pratiquaient et l’enseignaient. J’ai suivi la même règle dans mes commentaires. Une seule fois, Patin a utilisé galénien (v. note [43], lettre 101), mais péjorativement, pour blâmer l’abus des mélanges médicamenteux. La galénique est à présent l’art pharmaceutique (devenu industriel) de préparer les médicaments pour assurer la stabilité de leur conservation, de leur absorption et de leur action.

  • La médecine occidentale n’a pas hérité en ligne directe des enseignements hippocratiques et galéniques : recueillis par les Arabes (v. note [4], lettre 5) au viie s., ils mûrirent entre leurs mains à Bagdad, en Perse, au Maghreb et en Espagne, pour pénétrer lentement l’Europe grâce à l’École de Salerne qui commença à fleurir au sud de l’Italie au xe s. (v. note [4], lettre 12).

    La chronologie et l’authenticité des sources médicales gréco-latines antiques posent de vertigineuses questions que j’ai effleurées dans la note [9] de la lettre latine 61, à propos d’Oribase.

    Les corpus hippocratique et galénique n’ont surtout exercé leur immense influence en Europe qu’à partir du xvie s., après l’invention de l’imprimerie. Les œuvres complètes de Galien traduites en latin ont été publiées pour la première fois par les Junte à Venise en 1541, suivies de 8 rééditions qui se sont échelonnées jusqu’en 1625 (v. note [1], lettre 716. Les éditions bilingues (gréco-latines) ultérieures, dont celles de René Chartier (avec les œuvres d’Hippocrate, 1638-1689) et de Kühn (1821-1833), en ont repris le latin (v. notule {c}, note [3], lettre 710).

    Adulés ou contestés, Hippocrate et Galein ont été les indiscutables géants de la Renaissance médicale. Pour éviter les anachronismes, en croyant qu’au temps de Patin, tout le monde avait accès à leurs œuvres, il est utile d’avoir en tête une liste de ce qui en avait été traduit en français au xvie s. :

    1. Le deuxième livre de Claude Galien intitulé l’Art curatoire à Glaucon, auquel est spécialement raité des différences d’inflammation et de leur cure (Lyon, Guillaume de Guelques, 1538, in‑8o) ; v. note [6], lettre latine 412), pour l’inflammation ;

    2. Le Quatorzième livre de la Méthode thérapeutique de Claude Galien (Lyon, Guillaume de Guelques, 1538, in‑8o) ;

    3. Le livre des Présaiges, Prévisions ou Prénostiques du Divin et Maîtres des Médecins Hyppocras de l’île dite Cos divisé en trois parties ou particules. Translaté de latin en français. Par M. Pierre Verney de Semur en l’Auxois, professeur en Médecine et Astrophile concordant les trois translations et comment. de Claude Galien. Item la protestation promesse et jurement dudit Hyppocras qu’il faisait aussi faire à ses Écoliers. Dont est faite mention en sa légende, précédant ledit jugement… (Lyon, Jean Monsnier, 1539, in‑8o) ;

    4. Du Mouvement des muscles, livres deux. Auteur Galien. Nouvellement traduit de latin en français, par Monsieur Maître Jean Canappe, docteur en médecine (Lyon, Étienne Dolet , 1541, in‑8o, v. note [47] du Patinian 1 pour Étienne Dolet) ;

    5. L’Œuvre de Claude Galien des choses nutritives, contenant trois livres, traduit en français par Maître Jehan Massé, médecin champenois, habitant de Saint-Florentin. Le lecteur pourra aisément connaître par ces livres les viandes propres pour le temps de santé et de maladie, et les qualités d’icelles (Paris, Vivant Gaultherot, 1552, in‑8o) ; v. notes [2] (notule {d}) et [46] du Traité de la Conservation de santé, chapitre ii pour deux échantillons de cette traduction, aujourd’hui devenue très difficile à comprendre, et qui m’ont dissuadé de me référer aux autres versions anciennes ;

    6. Deux livres des simples de Galien. Le ve et le ixe. Traduits par Monsieur Maître Jean Canape, docteur en médecine (Paris, Jean Ruelle, 1555, in‑8o) ;

    7. Le Médecin chirurgien d’Hippocrate le Grand. Par M. François le Fevre docteur en médecine de Bourges en Berry… (Paris, Jacques Kerver, 1559, in‑8o) ;

    8. v. seconde notule {a}, note [5] du Borboniana 7 manuscrit, pour les 17 livres de Galien De l’Usage des parties du crops humain (Paris, 1566) ;

    9. Les six principaux livres de la Thérapeutique de Claude Galien, avec le deuxième de l’Art curatoire à Glaucon, auxquels est ajouté le livre des Tumeurs contre nature, necessaires à tous chirurgiens. Revu et corrigé de nouveau (Paris, Jean Ruelle le Jeune, 1570, in‑8o) ;

    10. Les Aphorismes d’Hippocrate, avec le commentaire de Galien sur le premier livre. Traduits de grec en français par M. J. Breche. Avec Annotations sur ledit premier livre, ensemble certaines paraphrases servant de bref commentaire, depuis le second livre, jusques à la fin du septième, par ledit Breche. Plus les Aphorismes de J. Damascène, médecin arabe. Ensemble une Épitomé sur les trois livres des Tempéraments de Galien (Paris, Jean Ruelle, 1570 ou 1571, in‑4o).

    Cette liste ne s’est guère allongée au xviie s. Sans la connaissance du grec ou du latin, l’accès direct au Corpus hippocratico-galénique était alors impossible.

    Les Belles Lettres (Collection des universités de France, série grecque, dite Collection Budé), ont entrepris des éditions bilingues (grec et français) des œuvres complètes :

    • d’Hippocrate, sous la direction de Jacques Jouanna (16 tomes parus en 2019) ;

    • et de Galien, sous la direction de Véronique Boudon-Millot (8 tomes parus), qui est aussi auteur d’une biographie intitulée Galien de Pergame, un médecin grec à Rome (Les Belles Lettres, 2012).

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 28 octobre 1631, note 6.

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0006&cln=6

(Consulté le 19/04/2024)

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