À Claude II Belin, le 15 mai 1641, note 6.
Note [6]

Le Gazetier était alors Théophraste Renaudot (Loudun 1586-Paris 25 octobre 1653), la plus célèbre des nombreuses bêtes noires de Guy Patin. Au travers de la Gazette de France qu’il avait créée en 1631, le nom de Renaudot est resté attaché à l’invention du journalisme en France.

De religion protestante, Renaudot était venu en 1602 à Paris. Il y avait étudié la chirurgie au Collège de Saint-Côme et contracté, paraît-il, une infection (tuberculose, lèpre ou syphilis) qui lui avait attaqué le visage et laissé le nez camus que Patin et bien d’autres ont cruellement raillé. Son portrait, dessiné en 1644, à l’âge de 58 ans, le fait bien paraître. Il est accompagné de sa noble devise :

Invenisse juvat ; magis exequi ; At ultima laus est
Postremam inventis apposuisse manum
.

[Il est utile d’avoir fait des découvertes ; plus utile encore de les avoir développées ; mais l’ultime gloire vient de les avoir menées au bout].

Sa religion lui fermant les portes de la Faculté de médecine de Paris, Renaudot s’était rendu à Poitiers pendant un an, puis à Montpellier où il s’était fait recevoir docteur en 1606 après six mois d’inscription ; ce qui n’avait alors rien de rare, mais qui mena plus tard ses détracteurs à le qualifier de « docteur à la petite mode » (v. note [52] de L’ultime procès de Théophraste Renaudot…).

Après avoir voyagé en Angleterre, puis probablement en Italie et en Allemagne, Renaudot était revenu dans sa ville natale pour s’y marier (en 1608 avec une Loudunaise nommée Marthe Dumoustier, v. note [2], lettre 284) et s’y installer médecin. Il y avait lié connaissance avec le P. Joseph (la future Éminence grise, v. note [8], lettre 19) qui l’introduisit auprès de Richelieu, alors évêque de Luçon : une trentaine de kilomètres séparent Loudun de l’abbaye de Lencloître où résidait le capucin ; le château de Coussay, où aimait venir se reposer le prélat, se situait à mi-chemin entre les deux. Grâce à cette influence encore modeste, Renaudot avait été convoqué au Louvre en 1612, où on le nomma médecin ordinaire du roi (titre honorifique, mais qui lui permettait en principe d’exercer la médecine à Paris quand il servait effectivement auprès de la personne royale) avec l’autorisation, qu’il sollicitait, de tenir « bureaux et registres d’adresse en tous lieux du royaume ».

Une longue chicane s’était alors engagée pour empêcher un projet qui intriguait beaucoup de monde, et dont l’auteur dut ronger son frein en restant à Loudun. Pour faire patienter Renaudot, on l’avait nommé en 1618 commissaire général des pauvres du royaume. Richelieu, devenu cardinal, était entré au Conseil royal en 1624, et Renaudot, désormais certain de sa bonne fortune, était arrivé l’année suivante à Paris, avec femme et enfants, pour fréquenter la cour et se consacrer entièrement à l’aboutissement de son projet.

En 1628, il s’était converti avec tous les siens au catholicisme et, tous les obstacles étant levés, il s’était installé rue de la Calandre (aujourd’hui disparue, dans le périmètre occupé par la Préfecture de police sur l’île de la Cité) pour y fonder « de par le roi », sous l’enseigne du Grand Coq, un Bureau d’adresse et de rencontre, c’est-à-dire une agence de petites annonces, de renseignements et de placement (excluant les femmes, pour ne pas être taxé de proxénétisme) ; pour Furetière :

« On appelle, Bureau d’adresse, {a} un bureau établi à Paris par Théophraste Renaudot, fameux médecin, où on trouve les avis de plusieurs choses dont on a besoin. C’est aussi le bureau où se fait la Gazette ; d’où vient qu’on appelle figurément un bureau d’adresse les maisons où on apprend beaucoup de nouvelles. Montaigne dans ses Essais a donné le premier avis de ce bureau d’adresse. » {b}


  1. V. note [26] du Faux Patiniana II‑1 pour le système des adresses parisiennes qui, au xviie s., était encore fondé sur le nom de la rue et sur l’enseigne du marchand (ou l’édifice) le plus proche.

  2. Essais (1580), livre premier, chapitre 35 :

    « Feu mon père, homme, pour n’être aidé que de l’expérience et du naturel, d’un jugement bien net, m’a dit autrefois qu’aux commandements qui lui étaient tombés en mains, il avait désiré de mettre en train qu’il y eût certain lieu désigné, auquel ceux qui eussent besoin de quelque chose se pussent rendre et faire enregistrer leur affaire à un officier établi pour cet effet, comme : tel cherche compagnie pour aller à Paris ; tel cherche un serviteur de telle qualité ; tel cherche un maître ; tel demande un ouvrier ; qui ceci, qui cela, chacun selon son besoin. Et semble que ce moyen de nous entre-avertir apporterait non légère commodité au commerce public. Car, à tous les coups, il y a des conditions qui s’entrecherchent et, pour ne pouvoir se rencontrer, laissent les hommes en extrême nécessité. »

    La Vie de Théophraste Renaudot (Paris, 1929, v. infra) a benoîtement commenté cet emprunt (page 84) :

    « Sans enlever à Théophraste Renaudot le mérite d’avoir conçu une belle idée et d’avoir employé sa vie entière à la faire entrer dans la pratique, on ne peut nier que Montaigne l’ait exprimée là, tout entière. Le grand sceptique enfermé dans sa “ librairie ” en avait bien d’autres qu’il semait avec une nonchalante simplicité en “ dictant ses songes ” au troisième étage de sa tour. Lui-même les empruntait souvent aux Anciens en feuilletant Plutarque ou les Commentaires de César. Bienfaisante action des Humanités où chaque esprit solide trouve une nourriture substantielle et l’occasion de créer. »

Dès l’ouverture du Bureau, un décret avait interdit de faire payer plus de trois sols un enregistrement dans ses livres ou un extrait de registre, mais c’était largement de quoi faire vivre Renaudot et sa famille, car le succès fut immédiat et immense.

Lassé des pamphlets et libelles qui l’attaquaient, Richelieu conçut l’idée d’y répondre par une publication régulière et en fit confier la réalisation à Renaudot. L’affaire s’était sans doute éventée car deux libraires parisiens, Jean Martin et Louis Vendôme, avaient pris tout le monde de vitesse en publiant le 16 janvier 1631 le premier numéro d’un journal (quatre pages in‑4o) portant le titre de Nouvelles ordinaires de divers endroits. Le premier numéro de la Gazette de Renaudot (sans nom ni adresse d’imprimeur), qui ressemblait fort à un plagiat hâtif des Nouvelles, ne parut que le 30 mai suivant. Imprimée chaque vendredi et vendue deux liards à la criée, elle tirait son nom de l’italien gazzetta, la pièce de monnaie qui était le prix ordinaire du cahier des nouvelles courantes (fogli avvisi) vendu à Venise dès le xvie s. Ayant mis son nom au bas de sa Gazette du 4 juillet 1631, Renaudot, imprimeur sans licence, avait eu à affronter les attaques de Martin et Vendôme, et de l’Université ; mais le roi était intervenu en personne pour interdire les Nouvelles (qui cessèrent de paraître le 19 décembre) et autoriser la Gazette avec privilège exclusif (lettre patente du 18 novembre 1631). Renaudot avait même eu l’impudence, à dater du 28 novembre, d’ajouter à son journal un supplément intitulé Nouvelles ordinaires de divers endroits.

Imprimée rue de la Calandre, la Gazette contenait les nouvelles de France et surtout du reste du monde, communiquées par les services du cardinal ou recueillies par Pierre d’Hozier (v. note [13], lettre 655) grâce à l’abondante correspondance qu’il entretenait en France et à l’étranger ; Louis Epstein, l’ancien rédacteur des Nouvelles de Martin et Vendôme, était même venu grossir l’équipe. En 1637, Renaudot avait élargi les services de son Bureau d’adresse en y important d’Italie le prêt sur gage, dit « à grâce » (mont-de-piété).

Vers 1638, il y avait adjoint des consultations charitables (gratuites), officiellement approuvées par lettres patentes du 25 septembre 1640 (v. infra note [7]), avec le dessein d’« égaler le traitement des pauvres et plus misérables personnes à celui des grands », mais sans refuser les malades payants, disant, pour s’en justifier, « Que les riches aident aux pauvres ! » Aucun médecin de Paris n’ayant répondu à l’appel, Renaudot en avait fait venir de Montpellier ; alors les malades s’étaient mis à affluer et les consultations hebdomadaires avaient rapidement dû devenir quotidiennes. Enhardi par son succès, Renaudot était allé jusqu’à placarder par les rues de Paris : « Entouré de la faveur royale, [mon établissement] finira tôt ou tard par détrôner la vieille Faculté, déjà en retard par bien des côtés sur les besoins nouveaux du siècle. »

La Faculté de médecine de Paris avait vu là ses prérogatives (exercice exclusif à Paris des médecins qu’elle avait dûment gradués) et son honneur bafoués. Non sans avoir aussi ouvert une consultation charitable dans ses locaux de la rue de la Bûcherie (le samedi de dix heures à midi, v. note [38] de L’ultime procès…), elle avait assigné une première fois Renaudot (23 octobre 1640) devant le Châtelet, qui lui avait interdit d’exercer la médecine à Paris (sentence du 6 novembre suivant) ; mais le roi avait ordonné de surseoir aux poursuites (Delavault et Gilles de la Tourette).

On en était alors là de cette querelle qui devait encore beaucoup s’envenimer. Les lettres de Patin en ont partialement décrit les méandres, que détaillent aussi deux annexes de notre édition, intitulées Un manuscrit inédit de Patin contre les consultations charitables de Renaudot et L’ultime procès de Renaudot contre la Faculté de médecine de Paris, perdu le 1er mars 1644. Elles ont aussi parlé des trois fils de Théophraste Renaudot : Isaac (né en 1610), docteur régent de la Faculté de médecine de Paris, Théophraste ii (1611), conseiller de la Cour des monnaies, et surtout Eusèbe (1613), lui aussi docteur régent (v. note [16], lettre 104). La mère de ses enfants, Marthe Dumoustier, mourut en 1639, er Renaudot se remaria 1651 avec Louise de Mâcon.

Depuis la publication de sa Vie par Georges Gilles de la Tourette en 1884 et l’érection de sa statue au cœur de l’Île de la Cité en 1893 (v. note [21] de Paul Triaire, éditeur des Lettres en 1907), Renaudot est loué comme l’inventeur du journalisme et des œuvres charitables laïques en France, soit le précurseur des grandes vertus républicaines. Le prix littéraire qui porte son nom lui assure une célébrité saisonnière depuis 1926, année de sa création « pour occuper les loisirs que l’Académie Goncourt laisse chaque année aux informateurs littéraires pendant qu’elle délibère sur l’attribution de son prix », comme ont écrit les dix journalistes fondateurs du Prix Renaudot dans l’Avant-propos de leur Vie de Théophraste Renaudot (Paris, Gallimard, NRF, 1929). Ce livre m’a aussi fait découvrir (pages 109‑110) une baroque gravure intitulée « La Gazette » (Gallica) (dessinée en 1630-1632) et je lui emprunte en partie la description qui suit, à laquelle j’ai ajouté les sept quatrains, à la gloire du Gazetier, qui commentent l’image.

La Gazette y figure sous les traits d’« une forte belle aux fermes appats », vêtue d’« une robe flottante brodée de langues et d’oreilles ». {a} Elle trône sur une estrade et, à sa gauche, les diverses nations (dont un cavalier français, « un Castillan à la longue rapière, aux moustaches retroussées, et un Indien coiffé de plumes », etc.), à la queue leu leu, lui tendent des lettres porteuses de nouvelles. {b} Debout à la droite de la Gazette, le mensonge ôte son masque et « lui lance des regards chargés de haine ». Assise à ses pieds, la vérité, toute nue, les bras croisés, semble admirer la Gazette avec confiance. {c} Au bas de la tribune dont les marches sont jonchées de dépêches refusées, le greffier de la Gazette, Renaudot, assis derrière son écritoire, rédige son journal. {d} Sans dissimuler son nez ici particulièrement hideux, il détourne hautainement la tête des cadets de la faveur qui essaient de le soudoyer en lui offrant de l’argent ; {e} tandis que le crieur de gazette s’apprête à partir vendre les feuilles qui emplissent son panier. {f}


  1. « La Gazette

    Mille peuples divers parlent de mon mérite,
    Je cours dans tous les lieux de ce vaste univers,
    Mon sceptre fait régner la prose et les vers,
    Et pour mon trône seul, la terre est trop petite. »

  2. « Les diverses nations

    Sa cour du monde entier occupe les provinces,
    Elle voit librement les pauvres et les rois,
    Les Mores, les chrétiens, les Turcs et les Français
    Entrant aux cabarets comme aux palais des princes. »

  3. « La Vérité

    Je suis cette vertu des seuls sages connue.
    Belle, j’enfante un monstre abhorré des mortels.
    La Gazette me souffre enfin dans ses autels
    Et se plaît aujourd’hui de me voir toute nue. »

  4. « Le greffier de la Gazette

    De mes divers écrits la Fortune est la base,
    Ses divers mouvements, des miens le piédestal ;
    Elle me porte plus haut que Pégase
    Et sa roue est pour moi d’un précieux métal. » {i}

    1. L’écritoire de Renaudot porte en façade une effigie ailée de la Fortune (ou plus exactement, me semble-t-il, du dieu Favor, la Faveur, v. note [9], lettre 138), debout sur sa roue.

  5. « Les cadets de la faveur

    Plus que de triompher, nous brûlons de paraître
    Ennemis des combats et serfs d’un faux honneur.
    Vous aurez de notre or en nous faisant faveur :
    Dites que nos grands coups font des Mars disparaître. »

    « Le greffier de la Gazette

    Je suis universel peintre, poète, orateur.
    Je crie ce que l’on fait ou qu’en veillant on songe.
    Les faux avis souvent me font nommer menteur.
    Malgré moi secrétaire et non serf du mensonge. »

  6. « Le crieur de gazette

    Monsieur l’historien, donne-moi des emplâtres
    Pour nourrir les cancers des cerveaux curieux,
    Ces beaux contes fardés des nouveaux demi-dieux
    Dont, pour notre profit, les fous sont idolâtres. »

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 15 mai 1641, note 6.

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0057&cln=6

(Consulté le 29/03/2024)

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