À André Falconet, le 8 mai 1665, note 9.
Note [9]

L’auteur de l’anonyme Histoire amoureuse des Gaules (Liège, sans nom ni date [1665], in‑12 de 69 pages) était Roger de Bussy-Rabutin (Épiry, Nièvre 1618-Autun 1693), et causait le scandale. Soldat valeureux, il se livrait volontiers à son goût pour le libertinage et la littérature, qui ruina sa carrière militaire. En 1659, après la débauche de Roissy (v. note v. note [3] lettre 562), il avait été exilé sur ses terres pendant un an.

Ce roman à clef contait les aventures galantes de certaines dames de la cour et avait commencé à circuler en 1660. Jacques Prévot en a donné une excellente édition critique dans le tome ii des Libertins du xviie s. (La Pléiade, 2004). Parmi les « personnes de crédit » qui en sont les héros déguisés, on trouve le roi (Théodote), le prince de Condé (Tyridate), Mme de Beauvais (Polaquette), le cardinal de Retz (le Sous-Pontife), Mazarin (le Grand Druide), La Rochefoucauld (le duc de Coffalas), etc.

Le roi n’en fit pas « que rire » : Bussy-Rabutin, malgré toutes les précautions qu’il avait prises, était embastillé le 17 avril 1665 et mis au secret absolu ; en décembre, on le contraignit à démissionner de toutes ses charges militaires ; malade, il fut libéré en mai 1666 et banni à perpétuité dans ses terres de Bourgogne. Il eut là tout le temps d’écrire Les Mémoires de Messire Roger de Rabutin, comte de Bussy, lieutenant général des Armées du roi, et mestre de camp général de la Cavalerie légère (Paris, Jean Anisson, 1696, 2 tomes in‑4o). Dans sa Correspondance (très partiellement publiée en 1697), Mme de Sévigné, sa cousine, figure en bon rang parmi les destinataires des lettres. En mars 1665, Bussy-Rabutin avait été reçu à l’Académie française dans le fauteuil laissé vacant par la mort de Perrot d’Ablancourt. Mme de La Baume, une de ses amies éconduites, avait alors fait circuler des copies du manuscrit de l’Histoire des Gaules qu’il lui avait donné à lire, mais à laquelle, s’est-il défendu dans ses Mémoires, on avait ajouté des passages malveillants pour le roi et la cour. Pour prévenir toute injuste accusation contre lui, Bussy-Rabutin était allé lui-même présenter son manuscrit original au roi, mais cela ne suffit pas à le disculper.

Le billet qu’il écrivit à Louis xiv le 12 avril 1665 n’y changea rien (Mémoires, tome second, page 398) :

« S’il se trouve que j’aie jamais fait ou dit la moindre chose contre le respect que je dois au roi, aux reines, à Monsieur, à Madame, ni à pas un de la famille royale, je me soumets à toutes les plus rigoureuses punitions qu’il plaira au roi de m’ordonner. Mais si mes ennemis m’accusent de choses dont ils ne puissent me convaincre, je supplie très humblement Sa Majesté de les châtier des mêmes peines que je mériterais si j’étais convaincu. »

L’arrestation de Bussy-Rabutin ne tarda plus. Le récit qu’il en a laissé (ibid. pages 399‑406). est un intéressant témoignage sur les procédures policières de l’époque et sur le funeste destin du lieutenant criminel Tardieu (v. note [2], lettre 832) :

« Tout cela me faisait espérer que j’allais sortir glorieusement de cette affaire, quand on me vint arrêter le vendredi matin 17e d’avril dans mon logis, comme je m’en allai au lever du roi. Je ne fus pas trop surpris car, bien que j’eusse quelquefois des rayons d’espérance, ma mauvaise fortune, qui me faisait toujours craindre, me faisait toujours prendre tout au pis ; ainsi j’eus le cœur et la contenance ferme en cette rencontre. Ce fut un exempt des gardes du corps qui m’arrêta d’abord, et un moment après arriva le chevalier du Guet, Testu, homme de mérite, qui me dit qu’il avait ordre du roi de me fouiller, mais qu’il porterait à Sa Majesté ce que je lui donnerais. Je lui répondis que je lui donnerais tout hormis des lettres de ma maîtresse, si j’en avais ; et sur cela je vidai mes poches en sa présence. Il s’y trouva la copie d’un mémoire que j’avais donné au roi contre Mme de…, et une épître à Sa Majesté faite par Boileau, qu’il prit. Ensuite il lut quelques lettres d’affaires qui étaient sur ma table ; et comme je vis qu’il perdait du temps à cela, je lui dis qu’il vînt dans mon cabinet où je lui montrerais mes livres et mes manuscrits. Quand nous y fûmes, “ Tenez, lui dis-je, en lui donnant le manuscrit que le roi m’avait rendu, voilà la pierre de scandale, voilà pourquoi vous m’arrêtez ; le roi l’a eu quatre jours, reportez-le encore à Sa Majesté si vous voulez ”. Il le prit, après quoi il me mena dans son carrosse à la Bastille.

Quand on fera réflexion sur cet événement, on trouvera qu’il est inouï qu’on ait jamais arrêté un homme de qualité, qui a bien servi, et longtemps à la guerre, et qui est pourvu d’une grande charge, pour avoir écrit (par manière de divertissement et sans dessein que cela devînt public) les amours de deux dames que tout le monde savait, {a} et sur la simple accusation, sans preuves, d’avoir écrit contre le roi et contre la reine sa mère. Cependant si j’eusse été convaincu d’intelligence avec les ennemis de l’État, et qu’on eût appréhendé l’effet de la conspiration, on ne fût pas allé plus vite, et je n’eusse pas été traité plus rudement. On me donna un Allemand pour me servir, et deux heures après on m’apporta un assez bon dîner en apparence, dont l’état où j’étais ne me permit pas de goûter.

Le dimanche matin 19e d’avril, Baisemaux, gouverneur de la Bastille, entra dans ma chambre, et me dit que le lieutenant criminel allait monter pour m’interroger de la part du roi.

Quoique ce fût là à un homme innocent le chemin de sortir bientôt d’affaires, il me parut de l’aigreur dans ce procédé, et je me défiai que si on ne me trouvait pas coupable après ces démarches-là, on ne les voulût justifier en me laissant en prison. Je ne laissai pas de témoigner à Baisemaux que c’était une grâce que le roi me faisait ; et un moment après je vis entrer Tardieu, lieutenant criminel, accompagné de son greffier et de l’un des commis de M. Le Tellier appelé Vrevins. Le lieutenant criminel commença par me dire qu’il était bien fâché de me voir là, mais qu’il fallait que je prisse cette touche comme venant de la main de Dieu, et que tout le monde disait que ma manière de vie l’avait bien mérité. Je trouvai ce discours impertinent en tout temps, et particulièrement alors où je recevais assez de mal sans recevoir encore des reproches. “ Je ne suis point dévot, lui dis-je, mais je ne suis pas impie, et il y a plus de vingt ans que je porte cela, en lui montrant un chapelet. Je ne suis pas plus méchant que les autres, ajoutai-je, en rougissant de colère, mais je suis plus malheureux ; et si tous ceux qui valent moins que moi étaient à la Bastille, il y aurait peu de gens de reste pour les interroger. — J’en conviens, me répondit-il, en rougissant à son tour ; mais le monde est médisant, et il faut dire la vérité, Monsieur : on vous traite comme vous avez traité les autres ; on ne vous épargne point. — On le peut bien faire de moi en mon absence, lui répliquai-je, puisqu’on le fait des plus grands princes ; il me suffit qu’on ne l’ait jamais osé faire devant moi. Mais, Monsieur, ajoutai-je, est-ce sur cette matière que vous avez ordre de me parler ? — Non, Monsieur, me répondit-il, j’ai d’autres choses à vous dire. ” Et sur cela nous étant assis tous quatre autour de la table, car Baisemaux était sorti, “ D’abord, je viens ici par ordre du roi, continua le lieutenant criminel, et afin que vous n’en doutiez pas, Monsieur, voilà ma mission ”. En disant cela il me présenta une lettre de cachet. “ Je n’ai que faire de la voir, lui répondis-je, car bien que vous ne soyez pas mon juge, j’ai tant de respect pour les volontés du roi que s’il m’avait envoyé un valet-de-pied pour m’interroger, je répondrais devant lui comme devant un chancelier ; à plus forte raison, Monsieur, devant un magistrat de votre importance. ”

Après cette petite escarmouche, il commença de procéder à l’interrogatoire. Il me demanda mon nom, mon âge, le lieu de ma naissance ; et puis en prenant de Vrevins mon manuscrit original qu’il avait sous son manteau, il me demanda si je connaissais bien cela. Je lui répondis que je pouvais bien le connaître puisque je l’avais fait, écrit de ma main, et fait donner au roi par le duc de Saint-Aignan, qui me l’avait rendu quatre jours après. Il me dit que ce même manuscrit courait par le monde, et que M. le Prince y était fort maltraité. Je lui répondis que ce n’était donc pas le même, et que dans celui-là qu’il me montrait, M. le Prince y était traité avec le respect que je lui devais, et même avec les éloges qu’il méritait. “ Mais, Monsieur, ajoutai-je, j’ai ouï dire qu’on faisait lever la main à ceux que l’on voulait interroger, et vous ne m’avez pas fait observer cette formalité. ” Cela l’embarrassa un peu, mais comme il avait de l’esprit, il se remit aussitôt, et me dit, qu’ayant affaire à un gentilhomme de qui l’honneur était attaché à dire toujours la vérité, il n’avait pas cru nécessaire de m’en faire faire serment ; que néanmoins si je le voulais faire, il le recevrait ; ce que je fis, et reprenant ma réponse où je l’avais laissée, je lui dis où, quand, et dans quelle pensée j’avais écrit cette histoire, les gens à qui je l’avais lue, l’infidélité de Mme de… à qui seule je l’avais prêtée, et que, sur l’emportement que j’avais eu contre elle, elle y avait ajouté assurément les choses qui étaient contre M. le Prince, afin de m’attirer sa haine.

Il me demanda si je n’avais rien écrit contre le roi, je lui dis qu’il m’offensait de me faire cette question. Il me répliqua qu’il avait ordre de me le demander ; et sur cela je lui répondis que non, et que, sur la même demande que le duc de Saint-Aignan m’avait faite il y avait huit jours, je lui avais donné un billet, dont je lui dis la teneur, et je l’avais prié de le porter au roi ; qu’il n’y avait pas trop d’apparence qu’ayant servi trente et une années sans avoir reçu aucune grâce, étant depuis douze ans mestre de camp général de la cavalerie légère, et attendant tous les jours des récompenses de Sa Majesté, je voulusse lui manquer de respect ; que pour détruire ce vraisemblable là, il fallait de mon écriture ou des témoins irréprochables.

Après m’avoir fait lire mes réponses par le greffier et m’avoir demandé si je n’y voulais rien ajouter ou diminuer, le lieutenant criminel me les fit signer, et chaque feuillet de mon manuscrit, en me disant qu’il allait porter tout cela à Sa Majesté, et qu’il n’y aurait qu’Elle qui le verrait. Je le priai de Lui dire que j’avais le plus grand déplaisir du monde d’avoir été assez malheureux pour Lui déplaire ; il me le promit, et j’appris qu’il m’avait tenu parole. Cependant, huit jours après, lui et sa femme furent assassinés en plein midi dans leur maison par deux gentilshommes frères, qui leur étaient allés demander de l’argent par pure nécessité, et qui les tuèrent sur ce qu’en leur en refusant ils avaient crié au voleur.

Les secrets de la Providence sont tellement impénétrables qu’il y a de la témérité de juger de la conscience des hommes par les biens ou par les maux qui leur arrivent. Comme il est certain que les adversités sont quelquefois la punition divine de la mauvaise vie, elles sont quelquefois des épreuves de la vertu et des occasions de mériter, et nous voyons encore tous les jours des gens de bien misérables, et des scélérats heureux ; mais à quoi l’on ne se trompe point, c’est au jugement des actions. Le lieutenant criminel avait si publiquement trafiqué de la justice toute sa vie, surtout en sauvant le coupable, que la manière de sa mort pouvait servir d’exemple et être prise pour un châtiment de Dieu. Et même l’infâme avarice de sa femme et de lui, qui ne leur permettait pas, avec de grands biens qu’ils avaient, d’avoir seulement un valet, fut cause de leur mort. On disait pourtant à sa justification, qu’il n’avait jamais fait périr l’innocent. »


  1. Mmes d’Olonne et de Châtillon.

Les ouvrages attribués à Bussy-Rabutin allaient valoir bien des déboires à Guy Patin, et plus encore à son fils Charles (v. note [9], lettre 930, et Les déboires de Carolus).

Imprimer cette note
Citer cette note
x
Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 8 mai 1665, note 9.

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0822&cln=9

(Consulté le 28/03/2024)

Licence Creative Commons