Pièces liminaires
Sign. * 2
Au divin Charles Quint, Magnanime et Invincible Empereur, Préface d’André Vésale à ses livres sur la Fabrique du Corps humain

Quelles que soient la diversité et la gravité des obstacles qui se présentent dans la conduite des sciences et des arts et qui empêchent qu'on les étudie à fond et qu'on les mette en pratique avec succès, très clément Empereur Charles, je pense cependant que le plus grand préjudice est causé par le morcellement excessif des disciplines qui servent à l'accomplissement d'un art, et encore plus par le fait que la pratique de ce dernier ait été réparti entre divers artisans de façon si lamentable que ceux qui s'étaient fixé un but dans cet art n'en embrassent qu'une seule de ses parties sans plus pouvoir s'en dégager, et laissent de côté d'autres parties qui ont précisément trait à ce but ; aussi, ils ne produisent plus rien de remarquable, et, n’atteignant jamais le but qu’ils s’étaient fixé, ils s’écartent définitivement de la véritable nature de l’art. Par exemple, pour ne rien dire des autres et parler un peu plus longuement de celui qui gouverne la santé des hommes, il est évident que, de tous ceux que le génie humain a conçus, l’art de la médecine est le plus utile, de loin le plus nécessaire, mais aussi le plus difficile et le plus exigeant ; rien de plus funeste ne pouvait arriver, surtout après l’invasion des Goths et le règne de Mansor[1], roi de Perse (sous lequel fleurissaient les Arabes, qui, avec les Grecs, nous étaient alors à bon droit familiers), que ce moment où la médecine commença à être morcelée, et où son instrument principal dans le traitement, l'opération manuelle[2], fut négligé au point d'être abandonné, comme il semble, à des gens du commun et à des personnes qui n’avaient reçu aucune instruction dans les disciplines au service de l’art médical. Bien que trois Écoles médicales[3] aient autrefois existé, la Logique, l’Empirique et la Méthodique, leurs maîtres avaient donné à l'art tout entier un but unique : conserver la santé et exterminer les maladies. Aussi, ramenant à ce but tout ce que chacun dans sa propre École estimait être l'essentiel de son art, ils utilisaient un triple système de remèdes : le premier est le régime de vie, le deuxième tout l'ordinaire des médicaments, le troisième est la chirurgie qui montre mieux que les autres que la médecine consiste à suppléer à ce qui manque et à enlever ce qui est en excès ; et dans le traitement des affections, la chirurgie se montre toujours utile toutes les fois où nous recourons à elle en tant que remède, grâce à quoi le temps et l’expérience nous ont appris qu'elle est la plus salutaire pour l’humanité. Cette triple méthode de soin était également familière aux médecins de chaque École, et utilisant leurs propres mains pour soigner les affections en fonction de la nature de celles-ci, ils ne se montraient pas moins appliqués dans l'acte chirurgical que dans la prescription d’un régime de vie ou dans le choix et la composition des médicaments. Parmi tous ses autres livres, les chefs d'œuvre que le divin Hippocrate écrivit sur L’officine du médecin, les Fractures des os, les Luxations des articulations et autres maux de ce genre, le montrent clairement. Sans oublier Galien, prince de la médecine après Hippocrate, qui ‑ outre qu’il se vante assez souvent qu’à lui seul avait été confié le soin des gladiateurs de Pergame, et qu'en dépit de son âge déjà avancé, il n'aurait jamais accepté de confier à des serviteurs le soin d’écorcher les singes qu’il allait disséquer ‑ rappelle à maintes reprises quel plaisir lui procurait la chirurgie et avec quelle passion il l’avait pratiquée avec d’autres médecins en Asie. Enfin, tous les anciens semblent avoir transmis à la postérité, avec un soin égal, le traitement par la main et ceux effectués par le régime et par les médicaments. Mais principalement après les ravages causés par les Goths, toutes les sciences, autrefois si admirablement prospères et pratiquées comme il convenait, se mirent à décliner, d’abord en Italie, où des médecins des plus distingués regardèrent la chirurgie avec mépris, imitant en cela les Romains de l’antiquité, et commencèrent à ordonner à leurs serviteurs d'opérer les actes chirurgicaux qu'ils jugeaient nécessaires pour les malades, en se contentant d'y assister, comme des architectes [sur un chantier]. Peu à peu, tous les autres également refusèrent les désagréments de l'exercice de la vraie médecine, sans pour autant réduire leurs honoraires ou leur notoriété, et ils se montrèrent rapidement indignes de l’ancienne médecine, abandonnant les techniques de cuisson et toute la préparation des régimes aux garde-malades, la composition des médicaments aux apothicaires et les opérations chirurgicales aux barbiers. Au fil du temps, les méthodes de soins furent si lamentablement morcelées que les médecins, se parant du titre de « physiciens », s'arrogèrent pour eux seuls le droit de prescrire les médicaments et les régimes pour des affections internes, et abandonnèrent le reste de la médecine à ceux qu’ils appellent

×Al-Mansûr, né en 714, mort en 775, fut le deuxième calife abbasside. Protecteur des sciences, il fit construire Bagdad et en fit sa capitale. L'édition de la Fabrica de 1555 mentionne le titre suivant : Mansorem Bocharæ in Persia regem (« le roi Mansor de Bouchara de Perse »).
×Manus opera (l'opération manuelle) est la traduction littérale du terme grec et désigne tout acte de chirurgie.
×La littérature ancienne et moderne sur les écoles médicales dans l'antiquité est abondante, voir les textes sources de Galien, De sectis, et Celse, De Medicina, Prœmium.