Pièces liminaires
[Sign. *2 v]

des chirurgiens, mais qu’ils considèrent à peine comme leurs serviteurs ; ce faisant, ils abandonnèrent honteusement la branche la plus essentielle et la plus ancienne de la médecine, la seule (je doute qu’il y en ait une autre) à être fondée sur l’observation de la nature. Pourtant, aujourd’hui encore, en Inde, la chirurgie est pratiquée essentiellement par les rois ; les Perses, en vertu d’un droit héréditaire, la transmettent à leurs enfants, comme autrefois l'ensemble de l'art des Asclépiades ; les Thraces, comme beaucoup d’autres nations, la tiennent en grand honneur et la vénèrent, alors qu’ils ont presque complètement négligé une autre partie de l'art, celle que les Romains, autrefois, bannirent de leur État, sous prétexte qu'elle avait été inventée pour tromper les hommes et les tuer, car, selon eux, cette partie [l'usage des médicaments] n’avait aucune efficacité sans l’aide de la Nature, et bien plus, en cherchant à seconder cette dernière dans sa lutte contre la maladie, il lui arrivait plus d'une fois de ruiner ses efforts et de les rendre vains. C’est cette dernière partie surtout qui est cause que notre cet art si sacré soit tourné en dérision par tant d'invectives lancées contre les médecins, alors que la chirurgie, dont des hommes formés aux disciplines libérales se laissent honteusement dépouiller, ne cessera de donner à la médecine un éclat sans égal. En effet, quand Homère, source de toute inspiration, affirme qu'un médecin vaut davantage que beaucoup de guerriers, et qu’avec tous les poètes de la Grèce, il rend hommage à Podalyre et à Machaon, il les appelle « fils du divin Esculape », non pas pour avoir mis fin à une petite fièvre et à des maux que la Nature seule peut guérir plus facilement sans le secours d'un médecin qu'avec son assistance, ni pour avoir fait absorber des médicaments en cas de maladies obscures et graves, mais parce qu’ils excellaient dans les traitements des luxations, des fractures, des blessures, et autres ruptures dans la continuité du corps, comme dans le traitement des hémorragies, et parce qu’ils délivraient les magnanimes guerriers d’Agamemnon des pointes, flèches et autres maux de ce genre (qui sont inhérents à la guerre et qui exigent toujours l’intervention rapide d’un médecin). Mais je n'ai nullement l'intention, Très vénérable Empereur Charles, de donner la préférence à un instrument de la médecine sur les autres, puisque le triple système de soins dont j’ai parlé ne peut être ni séparé ni disjoint : toutes les parties de la médecine intéressent un seul et même praticien, et pour être efficaces, elles doivent être organisées et établies à égalité, de telle sorte que chacune d'elles sera utilisée avec d’autant plus de profit qu'elle aura été mieux associée aux autres. Il est très rare, en effet, de rencontrer une maladie qui ne requière pas sur le champ un triple arsenal de remèdes : il faut établir un régime approprié, et intervenir avec des médicaments puis enfin avec la main. Aussi, il faut par tous les moyens exhorter les débutants dans notre art à mépriser les bourdonnements[4] de ces fameux physiciens (que les dieux me pardonnent !) à l'exemple des Grecs, et, comme la nature et la méthode de notre art le recommandent, à se servir de leurs mains pour soigner, s’ils veulent éviter de faire d'une méthode de soins, désormais morcelée, un fléau pour la vie de tous les hommes. Et il faut les y encourager avec d'autant plus de force que nous voyons aujourd’hui des étudiants très avancés en médecine se détourner de la chirurgie comme de la peste, de crainte que leurs maîtres[5] ne les fassent passer pour des barbiers auprès d’un peuple peu instruit, et qu'un jour leurs honoraires ne deviennent l'équivalent de celui de ces barbiers, ces moitiés de médecins, sans compter qu'ils perdraient la notoriété et l'estime dont ils jouissent auprès de la masse ignorante[6]. En effet, c'est cette détestable opinion du vulgaire qui nous empêche encore aujourd'hui d'assumer l’art de guérir dans sa totalité et d'être des médecins à part entière, puisque nous nous restreignons seulement aux soins des affections internes, et ceci pour le grand dam de l’humanité (je le dis sans détours). À partir du moment où toute la préparation des médicaments fut laissée aux apothicaires, les médecins perdirent rapidement la connaissance des médicaments simples, connaissance cependant indispensable pour eux ; ils furent la cause que tant de termes barbares et même de faux remèdes pullulent dans les officines, et qu'en même temps nous avons perdu tant d'admirables compositions des anciens, dont beaucoup restent inconnues à ce jour. Ils ont ainsi donné une peine infinie aux plus grands savants de notre temps et à ceux qui les ont précédés de quelques années, qui s'attachent à l’étude des médicaments simples avec une telle application que leurs efforts pour rendre à cette partie de la médecine son ancien éclat paraissent dans l’ensemble avoir réussi. *Une preuve de ce travail est donnée, parmi tant d’hommes éminents, par Gerhard van Weltwyck, secrétaire de Votre Majesté, un exemple rare de notre époque, un homme remarquable par l’étendue de son érudition dans plusieurs disciplines et langues, et le plus habile de nos contemporains pour décrire les plantes*[7]. Par ailleurs, cette répartition si insensée des instruments de soins entre plusieurs praticiens a causé la perte bien plus abominable et l'abandon ô combien plus cruel de la partie essentielle de la philosophie naturelle, celle qui embrasse la description du corps humain et qui doit donc être considérée à juste titre comme le fondement le plus solide de tout l’art médical et le principe de sa constitution. Hippocrate et Platon lui ont attribué une telle importance qu’ils n’ont pas hésité à lui donner la première place parmi les disciplines médicales. En effet, alors qu'autrefois elle était particulièrement en honneur auprès des médecins qui mettaient tous leurs efforts à en acquérir la maîtrise, l'Anatomie commença à décliner misérablement, quand les médecins abandonnèrent son étude et renvoyèrent les opérations chirurgicales à d'autres. En effet, aussi longtemps qu'ils ont affirmé que seul le soin des affections internes était de leur compétence, ils ont considéré que la connaissance des viscères leur suffisait bien, et ils ont négligé la fabrique des os, des muscles, des nerfs, des veines et des artères qui parcourent les os et les muscles, comme si elle ne les concernait pas. Et à partir du moment où les médecins laissèrent aux barbiers toute la gestion de la dissection, non seulement ils perdirent la vraie connaissance des viscères, mais l'habileté à disséquer

×Le terme susurrus désigne le bourdonnement continu des abeilles.
×Le terme rabinus est un calque de l’hébreu rabbi, « maître, docteur ». L'expression Rabini medicorum se trouve déjà dans les Institutionum anatomicorum ...libri quatuor de Guinter von Andernach, un des maîtres parisiens de Vésale, publiés à Bâle, en 1536 (Præfatio, p. 7 ).
×Ajout en 1555 : et principes quoque (« et même auprès des princes »).
×Cf. introduction. : l'éloge de Gérard van Veltwijck mort en janvier 1555 est supprimé dans la lettre à Charles Quint dans l'édition de la même année.