Pièces liminaires
Sign. * 3

disparut complètement, assurément sans doute parce que les médecins avaient cessé de pratiquer les dissections, mais surtout parce que ceux aux mains desquels elles étaient laissées étaient trop ignorants pour comprendre les écrits des professeurs d’anatomie. Tant s'en faut que ce genre d'hommes ait conservé pour nous cet art si difficile et si abstrus qui avait été transmis par écrit ; au contraire, ce démembrement lamentable de l’art de guérir a introduit dans les écoles la détestable habitude de confier aux uns la dissection du corps humain, aux autres la description des parties du corps. Ces derniers, du haut de leur chaire, avec une rare suffisance, croassent[8] comme des corneilles et parlent de choses dont ils ne se sont jamais approchés, mais qu’ils récitent par cœur d’après les livres écrits par d’autres, ou en lisant des descriptions qu’ils ont sous les yeux. Les autres sont si ignorants des langues qu’ils ne peuvent ni expliquer aux spectateurs les parties qu’ils ont disséquées ni couper proprement ce qui doit être montré selon les indications du médecin physicien, qui (puisqu’il n’a jamais mis la main à une dissection) mène sa barque avec superbe, à partir d'un commentaire. Et c’est ainsi que tout est enseigné de travers dans les écoles et que des jours entiers passent en discussions ridicules ; dans une telle confusion, les spectateurs voient moins de choses que ce qu'un boucher pourrait montrer à un médecin sur un marché ; et je ne parle pas de ces écoles où on commence à peine à envisager la possibilité de disséquer un corps humain : tant l'ancienne médecine s'est écartée depuis plusieurs années de son éclat primitif! Mais, depuis quelque temps, dans la prospérité que connaît notre siècle (les dieux ont voulu qu’il fût placé sous Votre sage gouvernement), en même temps que toutes les autres sciences, l'anatomie avait commencé à renaître et à relever la tête des profondes ténèbres où elle était plongée, au point que dans quelques universités, elle semblait presque, sans conteste, avoir retrouvé son antique éclat et qu'il ne lui manquait que de retrouver la connaissance des parties du corps humain ; aussi, incité par l’exemple de tant d’hommes éminents, je décidai pour ma part de lui apporter mon aide avec tous les moyens dont je disposais. Alors que tous les autres faisaient des efforts couronnés de succès dans l’intérêt de nos études communes, je ne voulus pas être le seul à ne rien faire ni me montrer indigne de mes ancêtres[9], et je décidai qu'il fallait rappeler des Enfers ce membre de la philosophie naturelle, et faire en sorte que, même elle n'était pas aussi parfaite à notre époque que jadis chez les anciens professeurs d’Anatomie, elle atteindrait cependant un point qui nous permettrait de dire sans honte que notre méthode de dissection soutient la comparaison avec l'antique, et que rien, à notre époque, n’a pu à la fois tomber et être aussi rapidement restauré dans son intégrité que l’Anatomie. Mais ce projet n'aurait jamais abouti, si, au cours de mes études de médecine à Paris, je n’avais mis personnellement la main à cette activité, et si je m’étais contenté des quelques viscères que des barbiers très inhabiles nous montraient, à moi et à mes camarades, à la hâte, sans s'y arrêter, au cours d'une ou deux séances publiques de dissection. Si grande était la négligence avec laquelle on enseignait l’Anatomie à Paris, là même où nous avons vu la médecine renaître et prospérer, qu'après m'être exercé dans quelques dissections d'animaux, *sous la direction de Jacques Dubois, un maître renommé et qu’on ne louera jamais assez*[10], au cours de la troisième séance à laquelle il m’était donné d’assister, et avec les encouragements de mes camarades et de mes professeurs, j’exécutai moi-même une dissection publique, plus proprement qu’on n’y était habitué. Lorsque j'entrepris ma deuxième dissection (*les barbiers avaient déjà été écartés du travail*), je m’efforçai de montrer les muscles de la main et de faire une dissection plus soignée des viscères. En effet, à part huit muscles de l’abdomen, honteusement lacérés et présentés sans aucun ordre, jamais auparavant personne (pour parler franchement) ne m’avait montré un muscle, ni même un os, et encore moins l'enchaînement exact des nerfs, des veines ou des artères. Peu après, les troubles de la guerre m’obligèrent à retourner à Louvain où les médecins n'avaient même plus songé à l'anatomie depuis dix-huit ans ; pour rendre service aux étudiants de cette université et aussi pour me perfectionner dans un domaine encore mystérieux, mais, pour moi, absolument indispensable à l'ensemble de la médecine, j’expliquai un peu plus soigneusement encore qu’à Paris la fabrique du corps humain pendant que je disséquais. Aussi, aujourd’hui, il semble que les jeunes professeurs de cette université s'efforcent très sérieusement d'apprendre les parties du corps humain, comprenant fort bien quelle remarquable matière à philosopher cette connaissance leur procurera. Enfin, à Padoue, dans la plus célèbre école du monde entier, et parce que l’étude de l’Anatomie y est rattachée à l'enseignement de la chirurgie (*sur laquelle je fais des lectures depuis cinq ans déjà, afin de ne pas me couper du reste de la médecine, en étant rémunéré pour cela par l’Illustrissime Conseil de Venise, de loin le plus généreux pour les études savantes*[11]), j’ai continué mes recherches sur la structure du corps humain : j'ai pu la montrer par la dissection assez souvent, ici et à Bologne et, en abandonnant les usages ridicules des écoles, je l'ai enseignée de telle sorte que rien de ce que les Anciens nous ont transmis ne nous fasse défaut *et que nous n'ayons plus rien à rechercher dans la structure des parties du corps*[12]. Mais la paresse des médecins est cause qu'ils se sont peu souciés de nous conserver les écrits d’Eudème, d’Hérophile, de Marinus, d’André, de Lycus et de bien d’autres maîtres en anatomie[13]; il ne subsiste même pas un fragment de page de tant d’auteurs illustres, et cependant Galien en cite plus de vingt dans son second Commentaire au traité d’Hippocrate sur La nature de l’Homme ; et encore, à peine la moitié des traités anatomiques de Galien a été sauvée de la destruction. Quant à ses successeurs, parmi lesquels je compte Oribase, Théophile, les Arabes et tous ceux de nos contemporains qu’il m’a été donné de lire jusqu’à aujourd’hui, même s'ils ont laissé quelque chose qui vaille la peine d'être lu, ils se sont tous écartés de Galien.

×Expression reprise par Ambroise Paré : « Je croy aussi, mon petit maistre, que ne scavez autre chose que caqueter en une chaire », Œuvres complètes (Apologie et Voyages), Paris, Nicolas Buon, 1585, p. 1213.
×Ajout en 1555 : non obscuris sane medicis (« des médecins assurément bien connus») .
×L'éloge de Jacques Dubois disparaît dans l'édition de 1555, ainsi que l'allusion à la mise à l'écart des barbiers.
×Suppression du texte de la parenthèse dans l'édition de 1555.
×Passage modifié en 1555 : suppression des références aux dissections faites à Bologne ; la suppression de la dernière affirmation (*...*) est un signe de modestie acquise par les découvertes anatomiques entre 1543 et 1555.
×Cf. Introduction au livre I : les sources textuelles.