Pièces liminaires
[Sign. *3 v]

Et, par Jupiter, quiconque s'intéresse à l'art de la dissection se rend compte que rien ne leur était plus étranger que la dissection du corps humain ! Ainsi, se fiant obstinément à je ne sais quelle qualité d'écriture des uns, et comptant sur l'indifférence des autres pour la dissection, ils ont honteusement condensé Galien dans de fâcheux Abrégés, sans jamais s’écarter, fût-ce de la largeur d’un ongle, de sa pensée ; au contraire, ils écrivent sur la première page de leurs livres que leurs propres textes sont intimement farcis des préceptes de Galien, et que tout ce qu’ils écrivent est de Galien, *ajoutant même que critiquer leurs écrits reviendrait aussi à condamner Galien*[14]. En fait, tous lui ont accordé un tel crédit qu’on ne trouverait aucun médecin pour dire qu'on ait jamais relevé même la plus petite erreur dans les livres d'anatomie de Galien, encore moins qu’il soit possible d'en relever une ; pourtant (à part le fait que Galien se corrige souvent et qu'à la lumière de son expérience, il rectifie à maintes reprises des oublis faits dans les livres précédents et qu'il enseigne donc des théories contradictoires), la renaissance de l'art de la dissection, la lecture attentive des livres de Galien et la restitution irréprochable de plusieurs passages, tout cela nous prouve clairement que Galien n’a jamais disséqué de corps humain, mais que trompé par ses singes (*bien qu’il ait eu deux cadavres humains secs à sa disposition*)[15], il s'est souvent montré injuste dans ses attaques contre les médecins antiques qui avaient pratiqué la dissection des corps humains. Bien plus, on pourrait trouver chez Galien un grand nombre d’affirmations tout aussi erronées pour des singes, pour ne rien dire de la plus surprenante : le fait que dans cette variété infinie de différences entre les organes des corps d'homme et de singe, Galien n’en ait observé aucune, sauf aux doigts et à l’articulation du genou ; et il aurait certainement omis celle-ci comme les autres, s'il ne lui avait pas été facile de la voir sans disséquer de corps humain. Mais je n'ai pas entrepris pour le moment d’exposer les théories fausses de Galien, qui est de loin le plus éminent professeur d'anatomie, et je voudrais encore moins passer d'emblée pour impie envers la source de tous nos biens, et trop peu respectueux de son autorité. Je n’ignore pas, en effet, combien les médecins (à la différence des disciples d’Aristote) sont troublés quand ils constatent aujourd’hui au cours d’une seule séance d’Anatomie, que Galien s’est écarté plus de deux cents fois de la vraie description de l’harmonie des parties du corps humain, de leur utilité et de leur fonction, et qu'ils regardent les pièces disséquées d’un air revêche, animés par le plus grand désir de défendre Galien. Cependant, l’amour de la vérité les rend progressivement plus accommodants et ils finissent par accorder plus de crédit à leurs yeux et à l'efficacité de la méthode qu’aux écrits de Galien ; aussi ils s’empressent d'exposer en détail, dans des lettres envoyées partout à leurs amis, ces faits vrais qui vont contre l’opinion commune, qui n’ont pas été mendiés à d’autres sources, ni étayés sur une foule d’autorités ; ils engagent si vivement et si amicalement [leurs correspondants] à les examiner et à acquérir enfin la connaissance de la vraie Anatomie qu'on peut espérer voir bientôt cette science cultivée dans toutes les universités, comme dans le passé, à Alexandrie, *au temps d’Hérophile, d’André, de Marinus et des plus éminents maîtres en Anatomie*[16]. Pour que cela se réalise sous les auspices encore plus favorables des Muses, et dans la mesure de mes possibilités, outre les ouvrages que j'ai fait paraître ailleurs sur le même sujet et que des plagiaires ont publiés comme si c'étaient les leurs, sous prétexte que j’étais loin d’Allemagne, j’ai condensé la connaissance de toutes les parties du corps humain en sept livres, dans l’ordre je traite habituellement le sujet, dans une assemblée de savants, ici et à Bologne. Ainsi, ceux qui ont assisté à mes dissections auront des commentaires de ce que je leur ai montré et expliqueront plus facilement l’Anatomie aux autres. Du reste, pour que mes livres soient surtout utiles à ceux qui n’ont pas l’occasion d’examiner [un corps disséqué], ils exposent avec suffisamment de détails le nombre, la situation, la forme, la grandeur, la matière de chaque élément du corps humain, sa connexion avec d’autres parties, son utilité, sa fonction et beaucoup d’autres caractéristiques de ce genre que nous avons l’habitude de scruter dans la nature des parties pendant une dissection ; ils informent en même temps sur les procédures de dissection des corps morts et vivants et contiennent aussi des images de toutes les parties du corps insérées dans la trame de l'exposé de façon à mettre pour ainsi dire un corps disséqué sous les yeux de ceux qui étudient les œuvres de la Nature[17]. Dans le premier livre, j’ai décrit la nature de tous les os et cartilages que les étudiants en Anatomie doivent connaître en premier puisqu'ils assurent l’appui et la solidité de toutes les autres parties qui sont décrites ensuite. Le deuxième livre traite des ligaments qui unissent les os et les cartilages entre eux, et ensuite des muscles, qui exécutent les mouvements dépendants de notre volonté. Le troisième comprend le réseau très dense des veines qui portent aux muscles, aux os et à toutes les autres parties le sang qui sert à la nourriture de chacun, et ensuite le réseau d'artères qui règlent l'équilibre entre la chaleur innée et l’esprit vital. Le quatrième fait connaître non seulement la distribution des nerfs qui vont aux muscles[18], mais aussi les ramifications de toutes les autres parties. Le cinquième explique la structure des organes servant à la nutrition, qui se fait par les aliments et les boissons ; il contient aussi, à cause de la proximité de leur emplacement, les organes que le souverain Créateur de toutes choses a fabriqués pour la continuation de l’espèce. Le sixième livre est consacré au cœur qui est au service de l’esprit vital, et aux parties qui le secondent. Le septième traite de l’union entre le cerveau et les organes des sens, sans revenir sur le réseau des nerfs qui partent du cerveau et qui ont été étudiés dans le quatrième livre. Dans la disposition de ces livres,

×Suppression de la remarque (* *) dans l'édition de 1555.
×Suppression du texte de la parenthèse, remplacé par : licet ipsi arida, ac ueluti ad ossium inspectionem parata hominum cadauera occurerint (« admettons qu'ils lui aient été présentés secs et comme des cadavres humains préparés en vue de l'examen des os »).
×Précision (* *) supprimée dans la Préface de 1555.
×L'argument de Vésale est essentiellement pédagogique, mais doit être replacé dans le débat plus général sur les « images » par opposition aux « mots » dans l’enseignement des sciences de la Nature à la Renaissance. Par ailleurs, les planches anatomiques et botaniques étaient prisées comme argument de vente du livre ; ainsi les planches qui avaient servi à l'herbier de Fuchs furent rachetées par l'imprimeur anversois J. Vanderloe pour l'herbier de Dodoens en 1551. J. Dubois (Sylvius) se montrait hostile aux figures dessinées du corps humain, en raison de leur inexactitude due aux ombres créées par les incisions des gouges dans le bois, cf. Syluii Commentarius in Galeni de ossibus ad tyrones libellum, Paris, Pierre Drouart, 1556, p. 2.
×Précision sur le plan physiologique ajoutée en 1555 : qui musculis animalem spiritum perferunt (« qui apportent l'esprit animal aux muscles »).