Pièces liminaires
[Sign. * 5 v]

d’imprimer une planche sans mon consentement. Bien que tu aies un privilège général pour tous les livres que tu es le premier à imprimer, ma mère t’en enverra un de Bruxelles, qui m’a été octroyé, voici plusieurs années déjà, par l’Empereur ; mais nous ne nous sommes pas encore préoccupés de demander sa mise à jour et la prorogation de sa validité. L’évêque de Montpellier, ambassadeur à Venise[31], a accepté de m’en faire obtenir un du Roi de France. Je ne suis cependant pas très préoccupé par cela, et à mon avis cela ne vaut même pas la peine de consacrer une page entière à la copie de documents officiels. En effet, ce que valent les décrets des princes auprès des libraires et des imprimeurs qui prolifèrent aujourd'hui à tous les coins de rues est suffisamment illustré par le sort qu’ont subi mes Planches Anatomiques, imprimées pour la première fois à Venise, il y a plus de trois ans, et qui n’ont cessé d’être altérées, ici et là, de manière lamentable, en dépit des titres plus pompeux qui les ornaient[32]. À Augsbourg, par exemple, mon épître adressée à Narcissus Vertunus, premier médecin de l’Empereur et du Roi de Naples, une figure exemplaire parmi les médecins de notre temps, fut supprimée et remplacée par une préface en allemand, écrite par je ne sais quel chicaneur[33] ; dénigrant sans motif Avicenne et les autres Arabes, il me met au nombre de ces gens qui ont abrégé Galien et (pour appâter l’acheteur) soutient faussement que j’ai condensé en six planches ce que Galien a exposé et développé en plus de trente livres. Puis, ajoutant qu’il a traduit les mots latins en langage allemand, il affirme avoir introduit des termes grecs et arabes, alors que non seulement il a retiré ces mots de mon texte, mais qu’il a aussi omis tout ce qu’il n’a pas pu traduire, et qui devait donner un surcroît de valeur aux planches ; en outre, on a très mal imité à Augsbourg la gravure faite à Venise. Bien plus inculte et plus incompétent que le graveur d’Augsbourg est celui qui a mis la main sur ces mêmes planches à Cologne ; là, quelqu'un, je ne sais qui, a fait un éloge de l'imprimeur en écrivant que, si on peut mieux voir l’architecture du corps humain d’après mes planches que par la dissection de la fabrique du corps, lui, l'imprimeur, a rendu mes figures, déjà très belles, plus belles encore. En réalité, on en a complètement altéré le dessin et on a ajouté un schéma des nerfs, une piètre copie d’un dessin que j’avais grossièrement esquissé en l'accompagnant d'un index des caractères, comme l'un ou l'autre ami me l'avaient demandé, en attendant que je le fasse publier. À Paris, on a fait de belles reproductions des trois premières planches, mais on a omis les autres, à cause de la difficulté de la gravure (comme je suppose) : mais, du point de vue des étudiants, il eût été préférable d'enlever les premières. Quant à ce Strasbourgeois que Fuchs accable de si grandes injures pour avoir copié certains textes, et que je pourrais appeler plagiaire bien plus légitimement que lui, il a rendu un très mauvais service aux études : mes planches, qui ne seraient jamais suffisamment grandes pour des étudiants, il en a vilainement réduit le format, il les a très mal dessinées et entourées, sans raison aucune, par la traduction faite à Augsbourg, et il les a publiées comme si elles étaient de lui. Il semble que sa gloire ait été enviée par un autre, qui, sans discrimination, compile des images prises n’importe où dans des livres écrits par d’autres, et qui continue à publier des livres de ce genre à Marbourg et à Francfort. Aussi je peux facilement supporter ces divins génies italiens, si heureux, et je peux les porter dans mon cœur, parce qu'ils réclament qu'on les juge différemment des médecins en Allemagne, à cause de ceux qui y sont esclaves de certains imprimeurs méprisables : pour obtenir de ceux-ci quelque maigre gratification, ils n'hésitent pas à compiler des écrits de tout genre, à les transformer, à les copier et à les publier sous leur nom comme quelque chose de nouveau, en passant sous silence les décrets des princes. Je t’écris cela pour que tu comprennes combien je suis loin de penser que cela concerne ta pratique d’imprimeur ; j'ai pensé au contraire qu'il fallait plutôt faire savoir que c'est avec plaisir que j'envoie mes planches au-delà [des montagnes] chez un imprimeur consciencieux, et que, dans la mesure de mes possibilités, je lui apporte mon aide dans l’intérêt des Lettres ; alors que si quelqu'un d'incompétent reproduisait ces planches réalisées avec tant de peine et dans l’intérêt commun des étudiants, et voulait les mettre entre les mains des hommes, sous quelque titre pompeux, comme si je les avais laissé paraître sans m’en préoccuper, je m'y opposerais de toutes mes forces et par tous les moyens. C’est la raison essentielle pour laquelle j’ai fait préparer les planches à mes frais, et maintenant, je te demande de nouveau et avec insistance de les conserver aussi intactes et aussi belles que possible dans ton entreprise.

Adieu. À Venise, le 9 septembre. Ton ami, André Vésale.
×Voir J. Zeller, La diplomatie française vers le milieu du XVIème siècle d'après la correspondance de Guillaume Pellicier, évêque de Montpellier et ambassadeur de François Ier à Venise (1539-1542), Paris, Hachette & Cie, 1880.
×Sur le piratage des Tabulæ anatomicæ, voir introduction.
×Rabula. Le nom, formé sur rabies (la rage), signifie le braillard sur la place publique. Le terme est utilisé par Cicéron pour ridiculiser le mauvais orateur, le mauvais avocat (Brutus 180, 226).