Livre I
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et placé d’une certaine façon, car il est tout à fait nécessaire qu’un organe des sens soit touché par un objet sensible extérieur, pour que la sensation ait lieu. Comme les yeux avaient besoin des nerfs mous du cerveau [nerfs crâniens][52], et que toutes les choses molles, si elles sont trop proéminentes, risquent de se détacher facilement, de se briser et d’être endommagées, il ne fallait pas que le cerveau fût placé loin des yeux. Les choses étant ainsi, nous avons trouvé la réponse à la question concernant la structure de la tête, posée au début du chapitre. En effet, on en déduit que le cerveau est placé dans la tête dans l’intérêt des yeux, mais que les organes de l’odorat, de l’audition et du goût s’y trouvent à cause du cerveau, bien qu’il y ait d’autres avantages pour eux à être placés en hauteur. Par exemple, les oreilles, qui doivent recevoir le son naturellement transporté par l’air, ont été à juste titre placées dans les régions élevées du corps. De même les narines sont placées en hauteur avec raison, puisque toute odeur est portée vers le haut ; et, puisqu’elles ont aussi un rôle important dans l’appréciation des aliments et des boissons, c’est donc à juste titre qu’elles sont très près de la bouche. En effet le goût, qui doit apprécier les aliments que nous consommons, est logé opportunément dans cette partie de la bouche où la Nature a frayé un chemin pour les aliments et les boissons. Le tact au contraire a été réparti également entre toutes les parties du corps, de telle sorte que nous puissions prendre en considération toutes les agressions et toutes les offenses dues aux excès de froid et de chaud[53].Configuration d’une tête selon la nature. D’autre part (pour ne rien dire ici des muscles temporaux, de l’articulation de la tête sur les vertèbres du cou ni de sa forme arrondie tout à fait adaptée pour résister aux dangers et pour les repousser), le crâne, qui doit être le réceptacle du cerveauaa [Voyez] les premières figures du livre VII et son rempart, ne pourrait changer de forme sans dommage, et cette forme est celle d’une sphère, avec une légère dépression à l’avant sur chaque côté [fosses temporales]. En effet, comme le cerebellum est placé sous le cerveau et à l’arrière, que la moelle spinale s’écoule de la tête à cet endroit, et que sur la partie frontale du cerveau les processus qui mènent aux yeux et aux organes de l’odorat sont très nombreux, ce n’est pas sans raison que la forme du cerveau rappelle celle d’une sphère oblongue. Voilà pourquoi le crâne selon la naturebb fig. 1 et plusieurs figures du chap. 6 est construit selon l’image d’une sphère oblongue, avec les parties antérieure et postérieure plus proéminentes et plus saillantes[54]. Toutes les figures qui s’écartent de celle-ci sont recensées comme « non-naturelles »,Première configuration de tête non-naturelle. par exemple, cellecc figure 2 dans laquelle l’éminence antérieure a été enlevée du sinciput, c’est à dire de la partie la plus haute du front, alors que l’éminence postérieure, sur l’occiput, est conservée.Deuxième configuration. Même chose pour celledd figure 3 où l’on observe le fait opposé : l’éminence postérieure à l’occiput a disparu, alors que l’éminence antérieure est restée.Troisième configuration. La troisième figureee figure 4 est encore plus anti-naturelle : les deux éminences de la tête, celle à l’avant sur le front, et celle à l’arrière à l’occiput, ont été enlevées ; on observe alors une tête toute ronde, à l’image d’une sphère parfaite. On rapporte qu’Homère aurait attribué cette forme de crâne à Thersite[55], du moins qu’il a utilisé le mot phoxos qui, selon certains, qualifie ce type de crâne, mais la plupart des auteurs préfèrent nommer phoxos (et aussi oxukephalos) toutes les formes de tête pointuesf.f figure 5 Quatrième configuration. Une quatrième forme de tête non naturelle est également recensée par Hippocrate[56] : c’est celle où la tête présente une éminence latérale, vers chaque oreille, plutôt qu’à l’avant et à l’arrière. C’est de toute part le contraire d’une forme naturelle, tout à fait comme si vous vous représentiez la face à l’emplacement d’une des oreilles et la nuque à l’emplacement de l’autre oreille dans la forme naturelle.De l’utilité des parties, livre 9. Variantes dans les configurations de têtes. Galien affirme ailleurs que cette forme peut être imaginée mais qu’elle ne peut exister dans la nature. On peut cependant voir de nos jours, à Venise, un enfant, dément, avec de nombreuses malformations physiques, présenter cette forme de tête. Et les rues de Bologne sont parcourues par un mendiant qui a une tête carrée, en fait un peu plus large que longue. Et à Gênes aussi, une mendiante promène de maison en maison un petit enfant qui a même été exhibé par des forains dans le Brabant, province très estimée des Belges ; sans mentir, sa tête est plus grosse que deux têtes d’adultes, et elle est proéminente sur les deux côtés[57]. Les autres formes de têtes non naturelles se voient parfois même chez des gens très respectables ; certes, il est rarissime de trouver de tels crânes dans nos cimetières, mais on en trouverait certainement en examinant les cimetières des habitants des Alpes, sur le versant styrien, car il y a de nombreuses malformations chez eux[58], non seulement celles des formes de crâne mentionnées plus haut, mais aussi d’autres, comme me l’a plusieurs fois rapporté Christophe Pfluegel de Salzburg, un jeune homme très appliqué à l’étude des œuvres de la Nature, et d’une grande noblesse de caractère, que sa connaissance de plusieurs langues et de nombreux autres arts, et plus particulièrement celle du droit civil, honore[59] ; il a récemment donné un exemple remarquable de sa force de caractère, quand, Préfet des étudiants de l’Université de Louvain, il a apporté si ardemment et si promptement son aide pour délivrer Louvain d’un grand siège.

×Les nerfs optiques sont considérés comme « mous » déjà par Galien. Ils constituent aujourd’hui la deuxième paire de nerfs crâniens. Les deux premiers nerfs (I : tractus olfactif et II : nerf optique) ne sont pas, histologiquement, des nerfs stricto sensu.
×Paraphrase de Galien, De usu partium VIII, 6.
×Cf. Galien, De usu partium VIII, 5.
×Homère, Iliade II, 213-282, présente le soldat Thersite, combattant dans l’armée achéenne, comme le plus laid des hommes, bancroche, boiteux, les épaules voûtées, avec un poil rare sur son crâne pointu (phoxos). F. Yche-Fontanel, analyse cette série de malformations osseuses comme une difformité congénitale, qui ne résulte pas de blessures reçues au combat, dans « Les boiteux, la boiterie et le pied dans la littérature grecque ancienne », Kentron 17, 2, 2001, p. 65-90.
×Hippocrate, De capitis vulneribus (Plaies de la tête) 1, mentionne différentes morphologies crâniennes, sans porter de jugements par rapport à une norme ; cf. Galien, De usu partium IX, 17.
×Première description d’hydrocéphalie pour C. D. O’ Malley, Andreas Vesalius of Brussels. 1514-1564, Berkeley et Los Angeles, 1964, p. 116. Le cas, repris dans l’édition de la Fabrica de 1555, p. 23-24, est suivi du rapport établi par Vésale à partir d'une observation in vivo et post mortem d'une petite fille probablement atteinte d'une tumeur au cerveau.
×La fréquence des malformations physiques et des déficiences mentales dans les populations isolées des Alpes était signalée depuis l’Antiquité, cf. par exemple Pline, Naturalis Historia XXXVII, 44.
×Sur Christophe Pfluegel de Salzbourg et les événements de Louvain en juillet 1542, voir introduction au livre I. Louvain ne connut qu’un seul grand siège sur le plan historique (Theodoor Goddeeris), ce que confirme la syntaxe latine (secundo étant ici un adverbe signifiant « en second lieu », ou « en secondant » Gemma Frisius, l’ami de Vésale, et ne peut en aucun cas être un adjectif à l’ablatif portant sur obsidio du genre féminin).