Livre I
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Quel domicile la Nature a-t-elle prévu pour le cerveau ? Le cerveau, siège de la raison (qui trône comme une reine dans la partie la plus élevée du corps, dominant et commandant les deux esprits concupiscents), a intérêt à être soigneusement protégé par un rempart sûr. C’est pourquoi le Créateur des choses a prévu de protéger le cerveau non pas par une simple peau ou par des parties charnues, comme l’abdomen, ni par des os séparés les uns des autres par un intervalle, comme le thorax, mais en disposant tout autour de lui un os en forme de casque[68].Pourquoi le crâne n’est-il pas formé d’un os compact ? Mais comme la tête peut être comparée au toit d’une maison bien chauffée, qui reçoit toutes les fumées et les vapeurs excrémentielles montant des parties inférieures, et que, pour cette raison, la tête doit pouvoir les évacuer de manière efficace, le Père des choses, dans sa sagesse, a façonné un casque autour du cerveau avec un os qui n’est pas d’une seule pièce, mais qui est caverneuxa et assemblé par desb sutures[69];a b fig. 1 et 2 il a perforé cet os sur les deux faces de petits foramina inégalement disposés, qui ressemblent non pas à ceux d’une éponge, mais à des fossettes : mais il a fait en sorte que chaque face de ces petites fossesc,c d e αι ει οι dans la figure 2 et le caractère & dans la fig. 6 c’est à dire la face interned et la face externee, se termine en une écaille [lame] osseuse, mince et dense, car sans cela, sur une face, elles auraient été en contact avec la dure membrane [dure mère] du cerveau, et sur l’autre face, avec la membrane qui enveloppe le crâne et qu’on appelle péricrâne [périoste]. En effet, si toute la substance du crâne présentait des irrégularités et si les fossettes étaient dépourvues de couverture, cette substance écorcherait par sa rugosité les parties voisines et les blesserait. Au contraire, si cette substance était spongieuse et poreuse, elle n’aurait aucune robustesse, et serait aussi fragile et friable que la pierre ponce. Toutefois, on pourrait penser qu’il n’est pas utile que l’os du crâne présente des pores et des fosses puisqu’il est entre deux écailles, et puisque ses sutures sont suffisamment nombreuses et grandes pour ne pas avoir besoin d’autre aide en vue de la « transpiration ». Mais si, d’après cette opinion, tout l’os du crâne devait être en même temps mince, dense et compact, la construction des organes sous-jacents ne serait jamais en sécurité, parce que tout ce qui pourrait blesser cet os n’aurait pas un long chemin à faire pour pénétrer rapidement à l’intérieur. D’autre part, si le crâne était à la fois épais et dense, sans aucune espèce de petites fosses, il constituerait pour l’homme un poids peu négligeable, comme un sac plein attaché à sa tête et dont il ne pourrait jamais se débarrasser. Il restait donc une troisième solution : fabriquer le crâne avec un os ni mince ni dense, ou compact, mais avec un os épais, poreux et caverneux. Ainsi, il ne serait pas pesant, et s’il était frappé par un objet, ce dernier n’atteindrait pas tout de suite le cerveau lui-même.Les fonctions des sutures. Par ailleurs, il était nécessaire que le crâne eût des sutures, non seulement pour permettre l’évacuation des excréments, mais aussi parce qu’il était formé de plusieurs os ; ainsi si un coup provoquait une fracture, celle-ci ne s’étendrait pas à travers tout le crâne comme à travers un pot en terre, mais elle resterait limitée et s’arrêterait là où l’os délimité par les sutures se termine également[70]. En outre, les ventricules du cerveau, et plusieurs autres corps dans le cerveau, devaient être soutenus et placés en hauteur pour éviter qu’ils ne s’affaissent : cela est parfaitement réalisé grâce aux sutures. En effet, les fibres de la dure membrane [dure mère]ff G, H, I et F dans la fig. 1 du livre VII entourant le cerveau, passant à travers les sutures avec les terminaisons de certains vaisseaux, se déploient dans la membrane qui entoure le crâne sur sa face externe et soutiennent ainsi le cerveau en l’empêchant de s’affaisser sur lui-même, comme nous le montrerons dans le septième livre. Et, pour accomplir au mieux cette fonction, c’est à dire bien assurer la position en hauteur des parties du cerveau qui doivent être soutenues, la distribution des sutures du crâne est visiblement la plus juste. En effet la meilleure façon de maintenir en hauteur un objet qui a la forme d’une sphère oblongue, comme le cerveau, est de l’attacher transversalement et longitudinalement.Les sutures d’une tête configurée selon la nature. D’abord, une tête configurée selon la nature a trois sutures : deux transversales, l’une au sinciputg,g A, B dans les fig. 3 et 4, et ΓΓ dans la fig. 7
h C, D dans les fig. 3 et 4, et ΔΔ dans les fig. 6 et 7
i De D à B via E dans la fig. 3, et ΘΘ dans la fig. 7
l’autre à l’occiputh, et une troisièmei, partant du milieu de la suture postérieure, à l’occiput, qui court sur toute la longueur de la tête jusqu’au milieu de la suture antérieure.La suture coronale. La suture lambdoïde. On appelle la suture antérieure « suture coronale », puisque c’est surtout sur cette partie de la tête qu’on pose les couronnes, et on appelle la suture postérieure « suture lambdoïde », d’après sa ressemblance avec la lettre grecque lambda majuscule ;La suture sagittale et les variantes de son trajet. les Grecs nomment la troisième suture, qui progresse sur toute la longueur de la tête en passant par le vertex, obeliaia, parce qu’elle s’avance tout droit comme un dard ou comme une flèche ; on l’a également appelée rhabdoïde, en raison de sa ressemblance avec une baguette. Elle se poursuit parfois jusqu’au sommet du nez en passant par le milieu de l’os frontalk,k comme le montrent les fig. 2 et 4 du chap. 5 mais sans présenter de construction aussi remarquable que sur le vertex, ni aussi recherchée qu’une vraie suture. Certains prétendent que ce prolongement est spécifique à tous les êtres masculins, d’autres qu’il est propre aux femmes, mais ils ont tort, puisque des observations soigneuses nous ont appris que cela se produit très rarement chez les hommes et encore plus rarement, sinon jamais, chez les femmes[71].Les têtes des hommes ne diffèrent pas toujours de celles des femmes.
Histoire des animaux III, 7 et II, 7. Parties des animaux II.
On pourrait aussi déduire cela du fait que sur vingt crânes trouvés dans les cimetières, on en trouverait à peine un qui présente une séparation de l’os frontal ; et sur ce point, il ne semble pas non plus y avoir de différence entre les hommes et les femmes, contrairement à ce qu’a dit Aristote, qui a fait beaucoup d’erreurs dans son exposé sur les sutures. Toutefois, chez les quadrupèdes, la suture sagittale part de la suture lambdoïde à l’arrière et s’étend vers l’avant, jusqu’au milieu des sourcils ; les crânes des chiensi,i [Voyez] le crâne canin dans la fig. 1 du chap. 9 des chevaux, des bœufs et d’autres animaux de ce genre le montrent clairement. Il ne faut donc pas suivre Aristote quand il écrit que chez les chiens, le crâne est d’une seule pièce et qu’il n’est divisé par aucune suture[72], alors qu’en réalité les crânes des chiens montrent admirablement les sutures mentionnées ci-dessus et presque toutes les autres qui seront énumérées dans tout ce chapitre. Il ne manque pas non plus de gens pour affirmer que chez les enfants cette suture descend à travers le milieu de l’os occipital jusqu’au foramen [foramen magnum]mm e dans la fig. 6 qui procure un passage à la moelle spinale, et que cette suture divise tout l’os occipital en deux parties :

×L’image du crâne en forme de casque est banale, cf. Galien, De usu partium VIII, 9.
×Vésale suit ici comme dans d’autres passages la conception philosophico-physiologique galénique du rôle des sutures du crâne pour la transpiratio ou l’évacuation de la partie excrémentielle de l’esprit animal.
×Cette conception en usage depuis Hippocrate, De capitis vulneribus, explique que la suture soit définie comme une limite de l’os, qui le « sépare » des os voisins. Mais Vésale s’attache plus précisément à tracer une carte topographique des trajets des différentes sutures, cf. Vésale, Epitome, chap. 1 (éd. J. Vons et S. Velut, Résumé, Paris, 2008, p. 14 et 117, note 16).
×La rareté de telles sutures sur les crânes trouvés dans les cimetières est ici un argument démonstratif fondé sur l’expérience par rapport aux assertions livresques. L. R. Lind, Studies in pre-vesalian anatomy : biography, translations, documents, Philadelphia, 1975, p. 233, cite Massà qui donne un exemple et une démonstration identiques.
×Erreur pour De historia animalium III, 7 (516v), cf. référence marginale précédente. Aristote distingue le nombre et la fonction des sutures par rapport au genre dans le traité De animalium partibus 2 (653r).