Livre I
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Les canines. Puis viennent les caninesc,c 3 une de chaque côté, avec une large base près de la gencive; mais elles sont pointues à leur extrémité, pour briser ce qui était trop dur et n’a pu être coupé par les incisives. On leur donne ce nom de canine, parce qu’elles ressemblent aux dents proéminentes des chiens (qui ont de grandes canines).Les molaires. Après la canine se trouvent de chaque côté les dents maxillaires oud molaires[160] ;d 4, 5, 6, 7, 8 elles sont rugueuses, larges, dures et grandes, de sorte qu’elles peuvent achever de broyer en menus morceaux ce qui aura été coupé par les incisives et brisé par les canines. Si elles avaient été lisses, elles n’auraient pas du tout été adaptées à leur fonction spécifique, parce qu’on écrase bien mieux avec des surfaces inégales et rugueuses. Voilà pourquoi nous voyons que les meules avec lesquelles on écrase le grain, lorsqu’elles sont usées et devenues lisses au fil du temps, doivent être à nouveau entaillées et rendues rugueuses[161]. Si les molaires avaient été rugueuses, mais pas dures,* La dent molaire est indiquée par C elles n’auraient pas été plus utiles, puisqu’elles se seraient usées avant de réduire les aliments en menus morceaux ; mais de fait les dents sont les plus durs de tous les os. Mais si elles avaient été rugueuses et dures, sans être larges, elles n’auraient pas été davantage adaptées à la fonction qui leur a été confiée, puisque ce qui doit être broyé en menus morceaux doit être placé sur une large surface. En effet, les incisives et les canines, à cause de leur extrémité tranchante et pointue, ne peuvent rien réduire en menus morceaux. Mais quoi, si les molaires avaient eu toutes les qualités requises, mais qu’elles fussent petites, est-ce que ce seul défaut n’aurait pas altéré leur fonction ? Évidemment, car il nous faudrait trop de temps pour broyer les aliments et les réduire en morceaux.Comment les dents sont fixées aux mâchoires. Absolument toutes les dents sont fixées dans les cavités des mâchoires à la façon de clous ; à cause de leur ressemblance avec des « rateliers » de bêtes, ces cavités [alvéoles] sont appelées phatnai par les Grecs et præsepiolæ par les Latins[162]. En effet, chaque dent est ainsi entourée séparément, enserrée et maintenue exactement à sa place, de sorte qu’il lui est impossible de bouger, même légèrement.Les racines des dents. Toutes les dents sont insérées dans leur alvéole par leurs racines, en nombre inégal,* Au début du chapitre, nous avons dessiné la série de racines qui se présente le plus souvent puisque les petites dents ont une racine, les plus grandes en ont deux, et les très grandes, trois et même quatre. Les incisives sont fixées chacune par une seule racine. Les canines n’ont également qu’une seule racine, qui s’insère bien plus profondément que celle des incisives ; leur longueur est proportionnelle à leur force. Cependant, parmi les incisives, les deux centrales sont fixées par des racines plus grandes que les deux latérales, situées à côté des canines, et cela parce que les incisives centrales sont assurément plus grandes et plus larges. Les molaires ont un nombre variable de racines : celles qui sont fixées sur la mandibule ont généralement une racine double, mais celles du maxillaire ont souvent une racine triple. Cependant, il existe des variations : les molaires du haut ont parfois quatre racines, celles du bas, trois, surtout les deux qui précèdent la dent du fond. En outre, vous observerez très souvent que les deux molaires supérieures qui suivent la canine [prémolaires] ne sont fixées que par deux racines, alors que les trois autres ont trois racines ; de même, les molaires du bas contiguës à la canine ont seulement une racine et les trois autres, deux. Vous observerez également que les dents du fond ont des racines plus petites que celles qui leur sont contiguës.Le nombre de dents est variable. Le nombre d’incisives et de canines varie peu chez les êtres humains, ce qui n’est pas le cas des molaires. En effet on rencontre de chaque côté tantôt cinq molaires, tantôt quatre, parfois quatre à gauche et cinq à droite, ou au contraire cinq à gauche et quatre à droite, ou quatre en bas et cinq en haut ; mais ce qui varie le plus est le nombre des dents du fond, qu'on appelle généralement « les dents des joues », même si Cicéron les a appelées « molaires »[163].Les dents des joues. Il s’agit de celles qui naissent après la puberté et l’expérience de Vénus, causant souvent de très grandes souffrances ; mais parce que les médecins ne les ont pas suffisamment observées, ou bien ils arrachent d’autres dents, ou bien, se persuadant que les dents sont attaquées à cause d’un désordre des humeurs, ils font périr leurs malades avec des pilules et des médicaments de ce genre, alors que pour soulager la douleur des gencives, il n’y a aucun remède plus rapide et plus efficace que scarifier la gencive près de la dent du fond, et, si nécessaire, percer l’os[164]. J’ai moi-même expérimenté ce procédé, au moment où, âgé de vingt-six ans, pendant que j’écrivais ce livre, ma trente-deuxième dent a percé[165]. En témoignent de très nombreux crânes trouvés dans les cimetières, dans lesquels les dents du fond sont encore pour ainsi dire mises en cage et sont dissimulées, perforant l’os très fin [os alveolaris] de leurs extrémités acérées. Un crâne de ce genre m’a récemment été montré par mon très grand ami, Johan Paulus Guiducius d’Urbino[166], un jeune homme passionné tant par l’étude de la fabrique du corps humain que par sa pratique. Par ailleurs, Aristote et beaucoup d’autres attribuent plus de dents aux hommes qu’aux femmes[167] ; n'importe qui peut vérifier que cela est faux aussi facilement que moi je peux le dire, puisqu’il n’est interdit à personne de compter les dents ; de fait, on tire généralement de leur nombre des prédictions concernant la durée ou la brièveté de la vie.La cavité dentaire. Les dents n’ont pas seulement les fonctions qui viennent d’être mentionnées, elles servent aussi à la modulation de la voix[168], parce qu’elles sont formées d’une substance dure, pierreuse, dans laquelle il y a des cavités [chambre pulpaire ou cavité dentaire]e,e [Voyez] la dent marquée E petites, mais dignes d’intérêt : elles rendent les dents plus légères et facilitent la réception de la nourriture. Mais s’il arrive qu’un influx d’humeurs âcres et corrosives fasse des trous [caries] dans les dents et atteigne cette cavité, les dents sont rapidement cariées jusqu’à l’extrémité des racines.Les appendices des dents Il ne faut pas négliger le fait que chez les enfants les dents ont des racines inachevées, molles et pour ainsi de la nature de la moelle [pulpe dentaire], et que la partie apparente [couronne], qui dépasse de la gencive, est unie à sa racine à la façon d’un appendice[169]. Nous avons appris cela, quand nous étions enfants, et lorsque nos dents et celles de nos camarades branlaient,

×Vésale ne distingue pas les pré-molaires (au nombre de deux par hémi-arcade dentaire) des trois molaires (la dernière étant la dent de sagesse).
×A. Paré détaille l'opération : « comme on pique à la poincte du marteau les meulles des moulins », Œuvres complètes, livre VI, chap. 2, Paris, G. Buon, 1585, p. 186.
×Traduction du grec phatnai (« petites crèches, râteliers » pour animaux), cf. Galien, De ossibus (éd. Balamius, Paris, 1535, p. 24 ; éd. I. Garofalo et A. Debru, Paris, 2005, p. 59) par un terme latin peu classique præsepiola (signifiant à l’origine une palissade, lieu distinct d’un autre par une palissade) : « petit compartiment », « stalle ».
×Ciceron, De natura deorum II, 134. Sur les noms des dents, voir D. Gourevitch, « Les noms des dents en grec, en latin et en français de l’Antiquité à la Renaissance », Actes SFHAD, 14, 2009, p. 73-77 ; J. Vons, « Unifier ou expliquer des dénominations anatomiques multiples ? L’exemple des noms des dents dans quelques traités d’anatomie du XVIe siècle », Le français pré-classique, 13, 2012, p. 11-26.
×Reprise textuelle du texte par J. Riolan, in Œuvres anatomiques, Anthropographie, Paris, D. Moreau, 1629, p. 209. Cf. M. Ruel-Kellermann, « Douleurs des dents : du vécu au commentaire. De Vésale à Fauchard », in F. Collard et É. Samama (éd.), Dents, op. cit., Paris, 2012, p. 251-264.
×L'anecdote est-elle authentique, ou est-elle une appropriation par Vésale des douleurs dentaires éprouvées par Galien ? C’est un des chapitres où la médecine pratique est le plus sollicitée, sans doute un témoignage sur une réalité pathologique de l'époque.
×Johan Paulus Guiducius d’Urbino fut nommé explicator chirurgiæ à Padoue de 1547 à 1551 ; G. Fallope lui succéda (cf. G. F. Tommasini, De gymnasio patavino, III, 13, Utino, 1654, p. 302).
×Aristote, Historia animalium II, 501b (l’exemple sert à argumenter la théorie de l’infériorité naturelle de la femme).
×Cf. Fabrica I, chap. 9.
×La description des dents reste sommaire. Vésale ne distingue pas la dentition de lait de la dentition définitive ; la couronne n’est pour lui qu’un appendice attaché plus ou moins lâchement aux racines, en fonction de l’âge. Nous remercions M. Ruel-Kellermann de nous avoir indiqué la véhémente mise au point d’Eustache (ca. 1500-1574) à ce sujet (Libellus de dentibus, Venise, 1563, p. 52).