Livre I
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Similitude entre les quadrupèdes et l’homme pour ce qui concerne les jambes et les pieds. Les chiens, les belettes, les chats, les lapins, les lièvres, et plus encore les singes et les ours, et tous les quadrupèdes dont les pieds se terminent par plusieurs doigts[530] ont la même forme d’articulation que les hommes entre le fémur et l’os coxal, et entre le fémur et le tibia, et on constate de même que l’articulation des os de leurs pattes postérieures est identique à celle des pieds chez l’homme[531]. Même si vous présumez que la structure de l’hallux diffère chez ces animaux de celle chez l’homme et qu’elle se rapproche plus ou moins de celle de notre pouce de la main, que le pied a plus de doigts, et quelquefois moins, que le nôtre, et qu’il est plus court, vous verrez que le pied humain n’est pourvu d’aucun os qui ne soit trouvé exactement identique par la position, la forme, l’articulation, le type de mouvement à ceux des chiens et des autres animaux de ce genre. Par ailleurs, chez ces animaux, j’appelle le pied postérieur toute la partie de la jambe que nous voyons posée sur le sol, toutes les fois que nous voyons un chien ou un ours, les pattes de devant dressées, se tenir debout sans l’aide d’un bâton ou de tout autre support[532], et pas seulement la partie en contact avec le sol lorsque ces animaux se trouvent sur leurs quatre pattes, car dans ce cas, il ne touchent le sol qu’avec leurs doigts de pied ; de même, nous aussi, lorsque nous apprenons à marcher pour ainsi dire à quatre pattes, nous touchons le sol uniquement avec les doigts de la main et du pied, sans que le poignet ou le talon ne soit en contact avec le sol, tout comme le font les chiens et les ours. Cela signifie, par Hercule, que chez ces animaux susdits, le pied commence à l’endroit où Aristote a imaginé que l’articulation semblable à notre genou se trouve chez tous les quadrupèdes. Il s’ensuit clairement que mon enseignement contre l’opinion commune[533] au sujet des os des quadrupèdes risque d’apporter le trouble dans les leçons d’Aristote et (pour autant que je sache) de tous les philosophes, et dans celles de Galien, de loin le premier parmi les Anatomistes[534],Livre De la Marche des animaux[535]. Livre 9 de l’ Utilité des parties . dans la Marche commune des animaux pour ce qui concerne la flexion des jambes, l’extension, l’action de s’asseoir, la position des fémurs par rapport avec l’épine ou le dos [rachis] et la position verticale du corps. J’ai commencé mon exposé sur les os du pied par la similitude de ces os chez les animaux et chez l’homme, afin d’éviter les questions que l’on m’aurait posées dès l’abord, et auxquelles Galien consacre tant de pages dans le troisième livre de l’Utilité des parties où il écrit que le pied de l’homme est plus long que celui des quadrupèdes et qu’il est large et mou : il établit ensuite une très prolixe distinction entre l’homme et les autres animaux par rapport à la structure des os, et enfin se montre très soucieux de raisonner sur la cause[536] de la position verticale et de la position assise de l’homme, plus préoccupé de se moquer d’Euripide[537] que de regarder des os. Et même si les ours et d’autres animaux de ce genre ont les mêmes os [dans le pied] que les hommes, Galien enseigne cependant que, dans la structure du pied, la Nature a donné à l’homme certains traits parce qu’il est bipède, et certains autres parce qu’il est un animal doué de raison. J’en conclus donc que plus tard ceux qui étudieront Aristote et Galien et qui compareront les os des hommes et ceux des quadrupèdes et des oiseaux, rechercheront comment nous avançons à quatre pattes, comment le chat ou le chien s’assoit, ou comment il prend appui contre un mur en se dressant sur ses pattes arrière, et enfin de quelle manière chacune de ces actions est commune ou différente, de telle sorte que ceux qui étudieront les sciences naturelles puissent corriger les opinions de si grands hommes, aujourd’hui largement et abondamment répandues, et qu’ils reconnaissent enfin, une fois qu’ils en auront été instruits, que la similitude des os de ce genre constitue une réfutation combien évidente à ces leçons d’Aristote et de Galien et que leurs propos, sans parler des leçons de Platon en Anatomie, ne sont pas paroles divines[538]. Il serait trop long de recenser ici les avis de chacun sur le talus et les mouvements de la jambe et d’ajouter chaque fois mon sentiment, d’autant plus que je n’ai pas encore décrit les os du pied[539], ce que je vais entreprendre maintenant, en commençant par le talus (que les Grecs nomment astragalos et astrios).Le TALVS.
Position du talus et explication de son articulation avec le tibia et la fibula.
Donc[540], chez l’homme, le talusaa Γ dans les figures 1, 2 ; l’ensemble des figures 3, 4, 5, 6 ; de Ω à Φet Ψ dans les figures intégrales et aussi de a àb. (qui correspond par la forme à celui des chiens, des ours et d’animaux semblables, dont les pieds se terminent en doigts, mais qui est différent de celui des animaux dont les pieds sont fourchus ou qui ont des ongles solides et compacts), est situé sous le tibia et la fibula, et est entouré en grande partie par les appendices de ces os, comme je l’ai relaté auparavant dans la description du tibia et de la fibula. La partie la plus élevée du talus, qui regarde vers le haut chaque fois que tout le pied est posé par terre, présentebb A, B, C, D dans les figures 3, 5, 6. une grande tubérosité lisse [trochlée ou poulie du talus], encroûtée d’un cartilage glissant, qui ressemble tout à fait à un quart de poulie[541]. Cette tubérosité est lisse et ronde comme une poulie et est délimitée par quatre côtés ou bords ; le premier bordcc De A à B dans les figures 3, 5, 6.
d De C à D dans les figures 3, 5, 6.
[bord médial] et le deuxièmed bord [latéral] sont situés longitudinalement de chaque côté de la tubérosité et ils sont arrondis ; le troisièmeee De A à C dans les mêmes figures.
f De B à D dans les mêmes figures.
[bord distal] longe la face avant de la tubérosité, et le quatrièmef [bord proximal] la face arrière. Ainsi, cette tubérosité arrondie du talus [trochlée ou poulie du talus] devient en quelque sorte quadrangulaire, et cela explique que les Grecs la nomment tetrôron et les Latins quatrio[542]. Mais ce n’est pas seulement sur les bords que cette tubérosité a la forme d’un quart de rond, mais comme une poulie autour de laquelle la corde s’enroule, elle présente en son milieu une dépressiongg E, E dans la figure 3.
h F, F dans la figure 3.
peu profonde dont les deux côtés [joues]h sont saillants, ce qui lui permet de s’adapter exactement à la surfaceii d, e, f dans les figures 9, 10 du chapitre 31. du bas de l’appendice du tibia préparée pour recevoir le talus, comme nous l’avons décrit. Au moyen de cette articulation entre le talus et le tibia, nous fléchissons le pied et nous l’étendons, et nous lui donnons un mouvement latéral, certes très obscur, mais que nous pouvons réaliser d’autant mieux que la tubérosité du talus, ou sa quatrième face, est moins creusée comme une poulie, ou que le talus s’articule avec le tibia par une entrée mutuelle moins lâche.

×À l’opposé du cheval par exemple, dont le sabot est fendu mais qui n’a qu’un doigt.
×Le squelette du pied se compose, comme celui de la main, de trois groupes osseux : le tarse, le métatarse et les phalanges.
×Fait observé dans la vie quotidienne ou lors de foires et de spectacles de rue.
×Le sens propre de paradoxon («  qui est contre l’opinon commune ») est ici revendiqué comme une marque d’indépendance de l’anatomie par rapport à l’autorité philosophique aristotélicienne qui prévalait dans les études médicales, en particulier à Padoue. Plusieurs observations successives dans les chapitres précédents ont constitué les étapes, auxquelles le lecteur a été associé, préparant cette affirmation d’une pensée originale. Le début de ce chapitre incluant une réflexion sur l’anatomie comparée est un des plus novateurs du livre I.
×Vésale écrit systématiquement Anatomia et les dérivés de ce nom avec une majuscule. Nous avons maintenu cette marque de vénération dans la traduction.
×Sur le titre latin de l’ouvrage d’Aristote dans la traduction publiée par Petrus Alcyonius (1487-1527) à Venise en 1521 et plusieurs fois rééditée, notamment à Paris, chez S. De Colines en 1524, cf. supra, note 512.
×Cette longue phrase est essentielle pour comprendre l’élaboration de nouveaux paradigmes qui définiront la science médicale par le comment (quomodo), libérée, du moins en théorie, de la notion de causalité (cur) présente chez Galien. Sur ce dernier aspect, voir par exemple A. Debru, Le corps respirant. La pensée physiologique chez Galien, Leiden, E.J. Brill, 1996 (avec bibliographie de la question p. 24)
×Dans l’édition de 1555 de la Fabrica, p. 176, le nom d’Euripide est remplacée par celui de Pindare ; cette référence est plus conforme au début du livre III de l’Utilité des parties, où Galien commente l’impossible mélange des semences humaines et animales en citant l’exemple mythique des Centaures chez les poètes, en particulier chez Pindare.
×L’expression assez courante ex tripode dicta signifie littéralement paroles venant du trépied, paroles d’oracle. Erasme l’utilise également dans une lettre adressée à Hutten en 1523 (puta hoc tibi de tripode dictum), cf. E.  Böcking éd., V. Hutteni equitis germani opera quæ reperi potuerunt omnia (epist. 309), vol II, Leipzig, Teubner, 1859-1870, p. 178-179. Cette très longue phrase de Vésale forge une image qui sera retenue prioritairement au XVIIIe siècle comme une affirmation fière et nette de l’indépendance d’esprit de l’homme de science et de la confiance en la connaissance (scientia vincet tenebras) .
×Le premier massif osseux du pied est le tarse qui occupe la moitié postérieure du pied ; il est formé de sept os courts, sur deux rangées‑: la rangée antérieure comprend cinq os juxtaposés (le cuboïde, l’os naviculaire, et trois cunéiformes), la rangée postérieure est constituée de deux os superposés (le talus et le calcaneum). Les sept os du tarse sont assemblés de telle sorte qu’ils forment une voûte concace en bas, sur laquelle repose tout le poids du corps. A. Paré compte 26 os pour cette extrémité du membre inférieur : 7 os dans le tarse, 3 dans le pedion ou pied, 14 dans les doigt (trois phalanges pour II, III, IV, V et 2 phalanges pour l’hallux), Œuvres complètes, livre VI, Paris, Gabriel Buon, 1585. p. 238.
×Le texte est plus aéré, comprenant alinéas et espaces plus grandes après une ponctuation, disposition rendue quasiment obligatoire à cause de l’abondance sur une même page des références aux images inscrites dans la marge médiale.
×Cf. ci-dessous la définition de quatrio. Vésale décrit l’os tel qu’on le voit dans la figure 3.
×Le jeu du talus ou de l’astragale, qui a donné son nom à un dialogue d’Érasme, Ἀστραγαλισμός sive talorum lusus (cf. note 406) était apprécié des femmes et des enfants dans l’antiquité en tant que jeu d’adresse et a été plusieurs fois représenté dans la statuaire ou la peinture. Il différait du jeu de dés (tessera) par la forme des objets qui rappelait celle des osselets dans le paturon de certains animaux : l’osselet avait quatre faces, deux larges (dont l’une était convexe, l’autre concave) et deux plus étroites (une plate, une sinueuse). Ces faces avaient un nom et correspondaient à une valeur numérique, respectivement unio, binio, trio, quatrio, et permettaient des combinaisons et des coups variés, cf. Isidore de séville, Orig. 18, 65 ; N. Theil, Grand Dict. de la langue latine d’après Freund, t. IV (entrée quatrio), Paris, Firmin-Didot et Cie, 1883, p. 12 ; A. Rich, Dictionnaire des antiquités romaines et grecques, Paris, H. Veyrier, 1987 (rééd. ), p. 626. Une note marginale dans le De ossibus (trad. de Balamius) précise l’équivalence entre le terme grec τέτρωρον et le nom latin quatrio, en se référant à Isidore, cf. De Ossibus ad tyrones Ferdinando Balamio Siculo interprete, Parisiis, ex officina Christiani Wecheli sub scute Basiliensi, 1535, p. 43.