Livre I
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j’arrachai le fémur de l’os coxal, et à force de tirer, les scapulae vinrent en même temps que les avant-bras et les mains. Il manquait cependant les doigts d’une main, les deux patellas et un des pieds. Lorsque j’eus transporté à la maison les jambes et les bras[619](la tête avait été laissée sur place, avec le tronc de tout le corps) en cachette et en plusieurs voyages, je supportai de rester un soir à l’extérieur de la cité, pour me procurer le thorax qui était attaché par une chaîne en haut ; je brûlais tellement de désir et d’envie d’obtenir ces os qu’au milieu de la nuit, dans cette foule de cadavres, je ne craignis pas de tirer sur ce que je convoitais, en montant sur le poteau avec beaucoup de mal et d’effort, et sans témoin. Dès que j’eus tiré les os, je les emportai et les dissimulai dans un lieu plus isolé, et le jour suivant, je les transportai un à un en cachette à la maison, en passant par une autre porte de la ville. Comme j’avais commencé à réséquer les ligaments, je fus arrêté à cause de leur grande dureté, et j’essayai de les amollir avec de l’eau bouillante ; et pour réaliser mon souhait, je fis bouillir ainsi finalement en secret tous les os, et après les avoir nettoyés, j’érigeai ce squelette qui est conservé à Louvain chez mon très cher ami Gisbertus Carbo[620], un médecin remarquablement instruit dans un grand nombre de disciplines et mon compagnon d’études depuis l’enfance. Je préparai ce squelette avec tant de hâte et je ménageai si peu mes efforts et mon zèle pour chercher partout une main, un pied et deux patellas, que je persuadai tout le monde que j’avais amené ce squelette de Paris et je pus ainsi faire disparaître tout soupçon de vol d’os. Il est vrai que le magistrat[621] de cette ville montra beaucoup d’intérêt pour les études des écoliers en médecine au point de se réjouir de pouvoir leur procurer quelque cadavre ; lui-même avait une connaissance peu commune de l’Anatomie, et il se montrait attentif lorsqu’il assistait à une de mes séances de dissection dans cette ville.
   Donc, puisque le succès a couronné si rapidement nos premiers efforts, que doit-on penser maintenant qu’il arrivera, puisque nous avons aussi décrit la méthode d’assemblage pour les autres? En plus des planches qu’on peut maintenant y ajouter, des squelettes ne sont-ils pas visibles dans plusieurs académies, grâce à notre travail ? Mais ce ne sont pas seulement des os humains, mais aussi des os de singe et de chien, par égard pour Galien, et aussi, à cause d’Aristote, des os d’oiseaux, de poissons et de reptiles, qui devraient se trouver assemblés ou tout au moins en pièces séparées chez celui qui étudie la médecine et la philosophie naturelle[622]. À moins de penser que cette partie de la philosophie ne nous concerne en rien et de nous persuader que, sans avoir besoin de l’Anatomie, il suffit d’en imposer aux mortels avec nos sirops, et de remplir les cercueils. ’

Chapitre XL[623]. Le nombre d’os.

Il n’est pas douteux que plusieurs personnes vont me demander aussi le nombre des os, et je serais tenté de ne pas leur donner d’autre conseil que celui de le calculer en fonction de chacun des chapitres de ce livre. Pourtant, pour ne pas donner l’impression de m’être dérobé un tant soit peu à cette tâche, si je ne compte pas les appendices et si je considère les os tels qu’ils se présentent chez les adultes, rien n’interdira de les compter de la manière suivante. Les os du crâne sont au nombre de vingt : huit dans la tête [calvaria], douze dans le maxillaire [face] ; sans vouloir compter individuellement les os du zygoma, puisqu’ils constituent des parties ou des surfaces de ces vingt os et qu’ils n’ont pas de limite propre. Il y a quatre os de l’organe de l’audition, deux par oreille. Il y a trente-deux dents, un os impair de la mandibule, environ onze osselets de l’os hyoïde. Il y a vingt-quatre vertèbres, six vertèbres sacrées, quatre coccygiennes, vingt-quatre côtes. Nous avons compté trois os dans l’os de la poitrine [sternum], mais d’autres en comptent sept ; mais considérons qu’il y en a seulement trois dans cette énumération, ailleurs, ils pourront être aussi nombreux que vous l’aurez décidé, à votre guise. Deux scapulae, autant de clavicules, deux humérus, deux ulna, deux radius, seize os carpiens – huit os dans chaque main – et huit os métacarpiens – quatre dans chaque main – , et trente phalanges dans les doigts – quinze par main. Il y a au minimum douze osselets sésamoïdes dans chaque main, donc nous pouvons déjà compter vingt-quatre os en plus dans les mains. Il y a deux os articulés avec le sacrum, deux fémurs, deux tibias, deux fibullas, deux patellas, deux calcanea, deux talus, deux os naviculaires, huit os dans le tarse – quatre dans chaque pied –, dix os dans le métatarse –cinq dans chaque pied –, vingt-huit phalanges des orteils – quatorze dans chaque pied –, vingt-quatre osselets sésamoïdes dans le pied comme dans la main, bien que certains soient cartilagineux. Si vous les additionnez, le total des os sera de trois cent quatre (si je compte bien)[624]. Si vous vouliez ajouter quatre os au sternum et compter deux os à la mandibule, il y en aurait trois cent sept. Mais s’il vous plaît de compter tous les appendices (puisque chez les enfants ce sont des os avec leurs terminaisons intrinsèques), vous devrez bien ajouter la moitié au moins du nombre donné ci-dessus, chiffre que vous obtiendrez si vous vous souvenez que les vertèbres, les fémurs, les tibias, et beaucoup d’autres os sont pourvus de nombreux appendices. En plus, si vous avez l’intention de compter les os tels qu’ils apparaissent chez les enfants, Dieux bons! quel monceau d’os vous entasseriez! Puisque toutes les vertèbres [des enfants] sont constituées de deux ou de trois os, les os articulés avec le sacrum de trois. Et le reste à l’avenant, de telle sorte que tout le monde peut se forger à son gré le nombre des os.

×Dans le contexte, brachium et crus désignent ici tout le membre supérieur et le membre inférieur.
×M. Biesbrouck et O. Steeno, «  Ghysbrecht Colen, alias Gisbertus Carbo, AndreasVesaliu’s friend from Leuven (Louvain) », Vesalius 2007, 13 (2), p. 77-81. Cf. Introduction au livre I.
×Il s’agit vraisemblablement d’Adrien de Blehen ou Blehenius, magistrat de la ville de Louvain, fait prisonnier au cours du siège de Louvain en juillet 1542 et libéré fin 1542. Cf. Introduction au livre I.
×L’articulation du squelette humain, le «  collier » de cartilages, les squelettes animaux, sont des témoignages de la curiosité de Vésale et de sa modernité. Si les grands cabinets de curiosités se sont constitués en Europe autour des années 1560 (les cabinets de Joubert et de Paré seront célèbres), une des premières collections de naturalia (créatures et objets naturels) et d’artificialia réunis dans une Wunderkammer serait due à Albrecht Dürer à Nuremberg, à son retour des Pays-Bas après 1520. Cf. A. Vanautgaerden, «  Curiosus, cupidus, studiosus », Anatomie des vanités, Anatomie der Ijdelheden, Bruxelles, Maison d’Érasme, 2008, p. 10-14. Sur les cabinets de curiosités aux XVI-XVIIe siècles, voir les nombreuses publications de M. Marrache-Gouraud et le site très complet http://curiositas.org mis en place à Poitiers.
×Erreur pour chapitre XLI. Mais on pourrait conjecturer que le chapitre XL actuel soit une insertion tardive, comme le suggèrent les allusions aux événements du siège de Louvain, qui eut lieu en juillet 1542, deux mois avant l’envoi du texte à Oporinus, et l’inversion de ces deux chapitres dans l’édition de la Fabrica en 1555. Le compte des os clôt en effet plus logiquement la partie analytique et anatomique du livre, avant l’entrée en scène de l’anatomiste opifex.
×Vésale compte avec précision les os dans chacune des structures étudiées dans les chapitres précédents et récapitulées ici, mais le total est inexact. Il semble d’ailleurs accorder une importance relative à cette question de la mémorisation du nombre total d’os. Cf. le distique au bas du folio 12 des Tabulæ anatomicæ sex (le chiffre total est inférieur à celui annoncé dans la Fabrica).