Livre VII
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dans les ventricules [latéraux] droit et gauche et dans la cavité qui leur est commune, c'est-à-dire dans le troisième ventricule, par la faculté innée du cerveau[208], qui, selon nous, dépend du juste équilibre des éléments de la substance cérébrale. En outre, une portion de cet esprit animal provenant du troisième ventricule cérébralss à partir de H en passant par K, fig. 7 et 8, à I, fig. 9 et E, fig. 11.
t E,F,G,H, fig. 10.
passe par un long canal[209] [aqueduc du mésencéphale]t s'étendant entre les corps cérébraux que nous comparons à des testicules et à des fesses [colliculi supérieurs et inférieurs] dans le ventricule du cervelet formé en partie par la cavité du cervelet, en partie par la cavité de la moelle spinale [tronc cérébral][210]. Une grande proportion de l'esprit animal est distribuée depuis ce ventricule dans lau H, fig. 9. umoelle spinale[211] et ensuite dans les nerfs qui s'en échappent. Nous pensons qu'à partir des autres ventricules du cerveau, l'esprit animal est dispensé dans les nerfs dont l'origine est proximale [nerfs crâniens], puis dans les organes des sens[212] et du mouvement volontaire, mais nous ne voulons pas nous mettre en peine de chercher si cet esprit très ténu passe par les nerfs (comme l'esprit vital par les artères) ou s'il longe les côtés des corps des nerfs, comme la lumière le long d'une colonne[213], ou si au contraire la faculté du cerveau peut envoyer cet esprit aux parties du corps uniquement par le continuum des nerfs[214]. Je peux connaître les fonctions du cerveau avec une assez grande probabilité et plus ou moins de certitude, en disséquant des animaux vivants[215]. Mais comment le cerveau accomplit son office dans l'imagination, le raisonnement, la pensée, la mémoire (ou quelle que soit la manière dont vous désiriez subdiviser ou nommer les pouvoirs de l'âme souveraine en fonction de telle ou telle doctrine), je ne peux pas le comprendre de manière satisfaisante pour moi. Et si par hasard, en examinant les parties du cerveau dans leurs moindres détails et sans relâche, et en observant toutes les autres parties du corps, dont les fonctions sont évidentes même pour un débutant en anatomie, j'avais pu comprendre par quel moyen découvrir une similitude ou même quelque probabilité, cela n'aurait pu se faire sans nuire à la très sainte foi[216].L'opinion de Thomas [d'Aquin], de [Michel] Scott, d'Albert [le Grand] et de la cohorte de ceux qui ont écrit sur les ventricules du cerveau[217]. Y-a-t-il quelqu'un, Dieu immortel, qui ne soit pas surpris de la foule de philosophes, et je pourrais ajouter de théologiens, de notre époque qui, en dépréciant de manière si extravagante cette divine et si admirable fabrique du cerveau humain, inventent, à partir de leurs songes les plus impies envers le créateur de la fabrique de l'homme, je ne sais quelle structure cérébrale complètement folle, comme s'ils étaient des Prométhée[218] ; détournant les yeux de celle que le très grand Artisan du monde a façonnée admirablement, avec prévoyance et art, en vue des fonctions qu'elle devait accomplir pour le corps, ils lui substituent leur propre création foisonnant de bizarreries monstrueuses, sans s'inquiéter (honte à eux !) du gouffre d'impiété dans lequel ils entraînent les tendres esprits qu'ils instruisent, au cours des temps et surtout aujourd'hui, lorsque ces étudiants, se dégageant davantage des écoles et brûlant du zèle d'apprendre et de connaître les œuvres de la Nature, entreprennent de scruter de leurs propres mains, dans [le corps] de l'homme et des autres animaux, ce qu'on a leur transmis, et de l'examiner plus minutieusement. Le fait suivant n'est pas encore sorti de ma mémoire : quand j'étais au Château[219], l'école de loin la plus importante et la plus renommée de celles qui préparent à l'université de Louvain, et que je m'adonnais à l'étude de la philosophie, j'avais écrit[220] dans des commentaires à propos des livres d'Aristote Sur l'âme, expliqués par notre maître, professeur de théologie ­- ce qui le rendait plus enclin que tout autre régent de cette Académie à mêler les opinions religieuses avec celles des philosophes[221]-, que le cerveau est doté de trois ventricules, le premier à l'avant, le deuxième au milieu, et le troisième à l'arrière, avec des noms correspondant à leur position et d'autres noms provenant de leur fonction. Ainsi on appelait le premier ventricule ou ventricule antérieur, que l'on disait situé au front, le ventricule du sens commun[222], parce qu'on estimait probablement que les nerfs des cinq sens partent de là en direction de leurs organes et qu'ensuite, par leur intermédiaire, les odeurs, les couleurs, les saveurs, les sons et les sensations tactiles sont amenés dans ce ventricule. On pensait que la principale tâche du premier ventricule était de récupérer ce qui avait été transmis par les cinq sens, ce que nous appelons communément le sens commun, et de le transmettre au deuxième ventricule par un passage réunissant les deux, de telle sorte que le deuxième ventricule pût imaginer, raisonner et penser au sujet de ce qui lui était transmis ; le fait est que la raison ou la réflexion était attribuée à ce ventricule. Le troisième ventricule était dédié à la mémoire : le deuxième ventricule y déposait commodément tout ce qu'il voulait garder de ce qui lui avait été transmis et sur quoi il avait suffisamment raisonné. Et ce troisième ventricule, en fonction de son degré d'humidité ou de siccité, gravait cela en lui, soit rapidement soit lentement, comme quand on grave sur de la cire ou bien sur une pierre très dure. En outre, ces commentaires enseignaient qu'en fonction de la facilité ou de la difficulté de la gravure, ce ventricule conserve ce qui lui est confié pour un laps de temps plus ou moins long[223]. Et ce troisième ventricule ne retient rien, ou ne grave rien, pour son propre compte ou dans son intérêt, mais il le fait plutôt au profit du deuxième ventricule, de telle sorte que chaque fois que le deuxième ventricule entreprend de raisonner au sujet de quelque chose qui a été confié à la cavité de la mémoire, celle-ci renvoie au plus vite cette chose, quelle qu'elle soit, dans le deuxième ventricule, et la lui présente, comme à un atelier de la raison, pour être examinée. Ensuite, pour nous aider à mieux suivre en détail toutes les choses qui nous étaient ainsi enseignées, on nous montrait une planche extraite de je ne sais quelle Anthologie de philosophie[224], avec les ventricules dont nous avons parlé, et nous, en tant qu'écoliers, nous la reproduisions le plus précisément possible dans nos commentaires, en fonction de l'intérêt que chacun de nous portait au dessin d'école. Et nous étions persuadés que cette figure ne représentait pas seulement les trois ventricules, mais nous pensions qu'elle montrait toutes les parties, pas seulement celles du cerveau, mais celles de toute la tête. Telles sont les inventions de ceux qui n'ont jamais observé le talent de notre Créateur dans la fabrique du corps humain. Le propos suivant montrera combien ils se sont trompés en décrivant la structure du cerveau[225] ; pour cela, je vais suivre la même méthode que celle utilisée dans les deux derniers livres qui précèdent celui-ci : après la description complète du cerveau [encéphale], j'expliquerai chacune de ses parties avec tous les

×Virtus au sens de faculté innée. Sur le rôle que Vésale assigne aux ventricules, voir le chapitre 6 de ce livre VII.
×Autrefois appelé aqueduc de Sylvius, du nom de Franciscus Sylvius ou François de Le Boë (1614-1672) qui en donna la première description.
×Vésale décrit ici non pas la moelle spinale au sens actuel, mais celle qui « est encore dans le crâne », en fait le tronc cérébral, sans distinguer les trois parties du tronc (mésencéphale, métencéphale, myélencéphale), cf. la présentation de l'index des caractères de la neuvième figure du livre VII, page 614-615 et les notes s'y afférant.
×Il s'agit bien ici de la moelle spinale au sens actuel.
×Cf. p. 622 note 199.
×Ch. Singer voit dans cette comparaison une référence à la lumière descendant le long des cannelures d'une colonne d'ordre corinthien, telle qu'elle figure sur le frontispice de la Fabrica (Vesalius on the human brain, London, New York, Toronto, Oxford University Press, 1952, p. 74, note 11).
×Voir à ce sujet le chapitre 18 du livre VII.
×Exposé d'une méthode critique dans le refus de discussions philosophiques (portant en fait sur la physiologie) tant que l'observation, ici in vivo obligatoirement, n'a pas apporté de réponse sûre sur le plan strict de l'anatomie.
×La phrase est ambiguë et de formulation complexe : Vésale (qui ne sera jamais soupçonné d'hérésie) semble se prémunir contre d'éventuelles accusations d'impiété en affirmant son respect et sa loyauté envers la religion catholique, tout en réaffirmant la légitimité du travail de l'anatomiste dans ce contexte religieux. L'édition de 1555, pages 773 et 774, maintient l'affirmation de la similitude entre le cerveau humain et le cerveau animal.
×Cf. Introduction au livre VII. Vésale se dissocie nettement de ces philosophes médiévaux qu'il condamne en bloc, en dépit de leurs différences de pensée.
×Prométhée est ici l'image de l'hubris. Tout ce passage, constitué d'une seule phrase complexe, s'étendant sur plus de dix lignes, est profondément remanié et abrégé dans l'édition de 1555, p. 774 (l'allusion au personnage mythologique disparaît également). L'interrogation qu'elle exprime en tout cas n'a pas beaucoup changé d'ampleur de nos jours.
×Le Pedagogium Castrense ou Pedagogium Castri était une des quatre Pédagogies de Louvain, ou écoles préparatoires reconnues par la faculté des Arts de Louvain, les trois autres portant respectivement le nom de Lilium (Lys), Porcus (Porc) et Falco (Faucon), en relation avec les appellations des quartiers où elles étaient situées. Vésale fut immatriculé le 25 février 1530, sous le nom d'Andreas van Wesel de Bruxella, au Château ou Pedagogium Castrense, dans la catégorie des diuites (à côté des nobiles et des pauperes ). Cf. E. Vander Elst et A. M. Dalcq, Catalogue rétrospectif de l’exposition organisée au Palais des Académies à l’occasion de la commémoration du quatrième centenaire de la mort d’André Vésale (19-25 octobre 1964), p. 127-153 [photographies de l’inscription de Vésale au Château en date du 25 février 1530 et d’un extrait des Registres des Étudiants de l’Université de Louvain de l’année 1531 portant en marge l’inscription Andreas Vesalius Bruxellensis certifiant son inscription, p. 130-131]. Une consultation des Archives du Royaume (fonds de l’Université de Louvain n° 42) effectuée par J. Baerten, « Les lettres autographes d’André Vésale et son immatriculation au Collège du Château à Louvain », dans R. Blaser, H. Buess (éd.), Aktuelle Probleme aus der Geschichte der Medizin. Verhandlungen des XIX. Internationalen Kongresses für Geschichte der Medizin. Basel, 7-11septembre 1964, Basel & New-York, 1966, p. 9-17, n’a pas apporté d’éléments nouveaux.
×Le passage, souvent cité approximativement, constitué d'une seule et longue phrase, est un témoignage intéressant sur les « cahiers d'écolier » (prises de notes, voire dessins et diagrammes) en usage dans l'enseignement universitaire encore au début des temps modernes. Voir par exemple C. Demaizière, J.-C. Margolin, J. Pendergrass, M. van der Poel, Images et lieux de mémoire d'un étudiant au XVIe siècle. Étude, transcription et commentaire d'un cahier de latin d'un étudiant néerlandais, Paris, Guy Trédaniel éd., 1991 ; R. Eriksson, A. Vesalius’ first public anatomy at Bologna, 1540, an eyewitness report by Baldasar Heseler, medicinæ scolaris, together with his notes on Matthaeus Curtius’ lectures on Anatomia Mundini, Uppsala, Almquist éd., 1959, p. 136 et 138 (en marge de ses notes, Heseler a tracé un petit croquis).
×C.D. O’ Malley identifie ce professeur comme étant Joannes Scarleye, professeur de philosophie au Castrum, mort en 1540 (Andreas Vesalius of Brussels. 1514-1564, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1964, p. 31-32). Sur ce personnage, cf. Nieuw Nederlandsch Biografisch Woordenboek (NNBW) V, col. 667.
×L'expression sensus communis dans la pensée médiévale désigne la réunion ou le réservoir des sens et par extension une connaissance empirique procurée par les sens (sans rapport avec l'expression « sens commun » contemporaine).
×Sous une forme anecdotique, Vésale résume parfaitement les théories enseignées dans les écoles de médecine à partir de conceptions philosophiques transmises par la tradition latino-arabe. Ambroise Paré comparera encore le siège de la mémoire à un greffe « où tout ce qui a été décrété est enregistré », Anatomie universelle du corps humain, Paris, Jehan Le Royer, 1561, livre III, p. 144. Ce troisième ventricule fictif, ou ventricule postérieur, avait été localisé dans le cervelet, cf. Fabrica VII, 4, p. 630. À l'opposé, Vésale citera le médecin alexandrin Hérophile comme garant d'examens anatomiques corrects de la position des ventricules (Fabrica VII, 6), cf. note 225.
×On notera la fréquence des tours passifs de ce passage. L'anthologie citée est la Margarita philosophica de Gregor Reisch (1467-1525), parue à Fribourg en 1503, et rééditée de multiples fois au XVIe siècle. Une des figures du 10e livre, 2e traité, correspond exactement à la description de Vésale : les messages envoyés par les sens se réunissent dans le sens commun (sensus communis) du premier ventricule ou ventricule antérieur, où l'imagination (facultas imaginativa) et la phantasia sont également localisées ; dans le ventricule moyen la pensée (facultas cogitativa) et le jugement (facultas estimativa) sont logés, tandis que la mémoire (facultas memorativa) occupe le ventricule postérieur. Sur ces facultés, cf. par exemple D. Jacquart, « Le mouvement volontaire selon Jacques Despars († 1458) », Recherches médiévales sur la nature humaine. Essais sur la réflexion médicale (XIIe-XVe s.), Florence, Sismel-ed del Galluzzo, 2014, p. 417-456.
×Vésale entreprend une description anatomique précise, s'opposant au flou des conceptions philosophiques précédentes. En critiquant la morphologie du cerveau vue par les auteurs médiévaux, il laisse ainsi entendre implicitement que, les descriptions antérieures étant fausses, toutes leurs spéculations fonctionnelles le sont aussi forcément. On notera cependant l'ambiguité du même terme cerebrum utilisé pour désigner l'organe entier et le cerveau au sens actuel. Cf. Introduction au livre VII.