À Charles Spon, le 29 avril 1644, note 18.
Note [18]

Jean-Jacques Chifflet (Besançon 1588-Bruxelles 1660), fils de Jean, médecin de Besançon, était allé suivre les cours des facultés de médecine de Paris, de Montpellier et de Padoue. En 1614, revenu en Franche-Comté, alors espagnole, il s’était mis à exercer la médecine à Besançon. Fort estimé de ses compatriotes pour tous ses talents, on le chargea d’une mission politique auprès de la gouvernante des Pays-Bas espagnols, Isabelle-Claire-Eugénie d’Autriche (fille de Philippe ii, roi d’Espagne), qui le retint auprès d’elle en qualité de premier médecin. Elle l’envoya même au bout de quelque temps à la cour de son neveu, le roi Philippe iv, qui l’attacha aussi à sa personne. Revenu aux Pays-Bas, Chifflet avait assisté sa bienfaitrice dans sa dernière maladie, qui la fit passer de vie à trépas le 1er décembre 1633 ; il resta premier médecin de ses successeurs, le cardinal-infant, l’archiduc Léopold-Guillaume de Habsbourg, puis Don Juan d’Autriche. Chifflet a partagé ses talents entre l’historiographie, avec un parti pris outré en faveur de ses protecteurs espagnols, et la médecine, où il brilla surtout par son opposition au quinquina (v. note [9], lettre 309).

Guy Patin venait de voir les Ioannis Chiffletii, philosophi ac medici Vesontini, singulares tam ex curationibus, quam ex cadaverum sectionibus observationes [Observations singulières tirées tant des guérisons que des autopsies, de Jean Chifflet, philosophe et médecin originaire de Besançon] (Paris, Jean Richer, 1612, in‑8o). Les observations 4 à 6 (fos 3 vo à 5 vo) en sont consacrées à l’apoplexie sanguine (De Apoplexia a sanguine ; v. note [7], lettre 639). La première des trois donne une bonne idée du tout :

Domina Ioanna de Corbesain Domina a Lessey die 27. Iun 1600. mane surrexerat sana, et citra querelas, sacrum adierat, et sperabat post cœnam obambulare per civitatem, sed vespere dolores atroces capitis sensit, et paulo ante cœnam circa collum eruperunt pustulæ rubentes, ac postmodum mansit attonita ; vocatus statim imperavi cucurbitulas in scapulis valde scarificatas, frictiones, ligaturas, essentias chymicas, et alia, omnia frustra, post quatuor horas expiravit. Prædixi apoplexiam a sanguine esse, quia aliquot ante diebus sanguis per nares sponte, et sæpe eruperat, etiam interdum per os : hanc ante quindecim dies invitatam ad sanguinem e brachio educendum nullis verbis potui inducere, considerabam menses iam ab anno suppressos (erat enim ætatis 45. annorum circiter) vultum rubentem, sitim continuam, et quo anno 1598 recte habuisset ex sectione venæ. Aperto cadavere omnia erant satis bene disposita in imo ventre, renes parvi, lien parvum, hepar mediocre, venæ mesariacæ nigræ, et tumidæ, et colum inferius sub umbilico omento alligatum (quod hactenus non videram) pulmones ampli pro pectoris angustia, pleni muco : Cor dextra parte sanguine multo farctum, cranium crassum, et durissimum, cerebri substantia exterius non niveo colore, ut ad solet candens, sed colore quodammodo cineritio, ventriculus uterque cerebri copioso sanguine non plenus simpliciter, sed turgens, ita ut aperto altero statim sanguis emanarit niger, concretus, et multus, hinc mortis origo : si meis iussis obtemperasset, poterat multos annos supervivere : erat natura sua melancholica et cholerica, sanguine subtili, et quæ facile in iram movebatur : Vere iam opplebantur illi ventriculi, quia erat somniculosa et veternosa, iam ante biennium, paralysim sinistri brachii metuebat, cui sæpe inerat stupor quidam, credo quia ventriculus cerebri sinister iam paulatim opplebatur, donec uterque turgens movit apoplexiam.

[Le matin du 27 juin 1600, Jeanne de Corbesain, dame de Lessey, s’était éveillée en bonne santé et sans se plaindre de rien, et était allée à la messe. Elle prévoyait d’aller se promener par la ville après dîner, mais sur le soir, elle fut prise d’atroces maux de tête et peu avant l’heure du repas, des pustules rouges lui sortirent sur le cou et peu après, elle perdit conscience. Aussitôt appelé, j’ordonnai de scarifier et de poser force ventouses aux épaules, des frictions, des amulettes, {a} des essences chimiques et autres remèdes ; mais rien n’y fit, et elle expira au bout de quatre heures. J’ai annoncé qu’il s’agissait d’une apoplexie sanguine car dans les quelques jours précédents elle avait souvent et spontanément perdu du sang par le nez, et même de temps en temps par la bouche. Quinze jours auparavant, je l’avais invitée à se saigner du bras, mais sans trouver les mots pour l’en convaincre. J’avais aussi prêté grande attention au fait qu’elle n’était plus réglée depuis déjà un an (elle était en effet âgée d’environ quarante-cinq ans), qu’elle avait le visage rouge, une soif permanente, et qu’en 1598 une saignée lui avait fait beaucoup de bien. À l’ouverture du cadavre tout était en assez bonne condition dans le bas-ventre, la rate et les reins petits, le foie de taille ordinaire, les veines du mésentère noires et gonflées, le côlon inférieur, sous l’ombilic, attaché à l’épiploon (ce que je n’avais encore jamais vu), les poumons de grande taille par rapport à l’étroitesse du poitrail et pleins de mucus, les cavités droites du cœur engorgées d’une grande quantité de sang ; le crâne était épais et très dur, la superficie du cerveau n’avait pas sa couleur ordinaire, blanc comme neige, mais tirait vers celle de la cendre ; les deux ventricules latéraux du cerveau n’étaient pas simplement emplis, mais enflés d’une grande abondance de sang, à tel point que si on les avait complètement ouverts, quantité de sang noir et coagulé s’en serait écoulée ; et là était l’origine de la mort. Si elle avait suivi mes conseils, elle aurait pu vivre encore bien des années : elle était de nature mélancolique et bilieuse, d’un sang délié, ce qui la poussait facilement à se mettre en colère. En vérité, ces ventricules avaient déjà dû s’emplir parce que, depuis bien deux ans, elle était volontiers somnolente et engourdie, et avait redouté une paralysie du bras gauche car elle y avait souvent ressenti une certaine insensibilité. Je crois que du sang s’était déjà un peu épanché dans le ventricule latéral gauche du cerveau, et que l’apoplexie et survenue quand il a brutalement empli les deux ventricules].


  1. V. note [5], lettre 325, pour les remèdes qu’on appelait amulettes.

La précision des observations cliniques et anatomiques de Chifflet est admirable. Elles permettent aujourd’hui de déduire qu’il s’agissait d’une succession d’attaques cérébrales survenant sur une durée de deux ans (avec déclin vraisemblable des capacités intellectuelles) chez une femme probablement hypertendue : les premières s’étaient manifestées par une paralysie régressive du membre supérieur gauche (en remarquant que l’interprétation de l’auteur ignorait le croisement des voies fonctionnelles du cerveau, l’hémisphère droit gouvernant la moitié gauche du corps et réciproquement) ; la dernière fut une hémorragie de grande abondance avec inondation bilatérale des ventricules cérébraux, qui provoqua la mort. L’âge de la patiente et la fixité du symptôme prémonitoire (paralysie du bras gauche) peut faire penser qu’il existait une malformation vasculaire cérébrale (anévrisme, angiome) dont la rupture provoqua le décès de la patiente.

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 29 avril 1644, note 18.

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(Consulté le 26/04/2024)

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