L. 78.  >
À Claude II Belin,
le 6 mars 1643

Monsieur, [a][1]

J’ai reçu la vôtre datée du 1er de mars, au même temps que je pensais à vous écrire, et ressentant en moi-même quelque ennui de l’intermission de nos lettres. Je vous remercie donc de la vôtre, et vous prie de me traiter plus familièrement et avec moins de compliments. Vous m’alléguez des sujets auxquels je reconnais vous avoir de l’obligation, et non pas vous à moi. Je me tiendrais bien heureux si je vous pouvais rendre quelque service, ou à quelqu’un des vôtres. J’ai juste raison de me plaindre de Mlle Belin [2] qui nous a toujours allégué son procès et qui n’a pas voulu nous donner une heure de sa présence pour un pauvre dîner ; [1] mais j’excuse ses affaires, et aussi le grand désir qu’elle avait de s’en retourner et de vous porter les bonnes nouvelles de son procès. Pour les nouvelles du temps, elles sont inter spem et metum[2] Le roi [3] fut assez mal la semaine passée, mais grâces à Dieu, il est bien maintenant. [3] Le sol pour livre [4][5] est révoqué. [4] M. le duc d’Enghien [6] est nommé général pour le roi en son armée de Picardie. [5] Pour le cardinal[7] il est passé, il est en plomb l’éminent personnage ; [6] et néanmoins, on peut dire de lui ce que l’on a dit autrefois d’un plus habile homme que lui, savoir d’Alexandre le Grand : [8] Etiam mortuus imperat[7] puisque l’on suit encore ses ordres et ses conseils ; mais il faut avoir patience, cœlum et terra transibunt[8][9] et toute sa mémoire aussi. Il n’y a rien de nouveau en notre Faculté, sinon le catalogue [10] que M. de La Vigne [11] a fait imprimer depuis qu’il est doyen. Si vous n’en avez un, je suis tout prêt de vous l’envoyer, avec un livret que l’on imprime de M. Du Val [12] et qui sera fait devant la fin du mois. [9] Il nous vient un nouveau livre de Lyon intitulé Paralipomena D. Sennerti[10][13][14] Il a été imprimé in‑4o en Allemagne par ci-devant, c’est une rétractation de quelques opinions qu’il a tenues en ses grandes œuvres. Je vous en voue un quand il sera ici, il y en a en chemin, j’en ai vu quelques feuilles. On imprime aussi à Lyon un commentaire sur les Épidémies d’Hippocrate, [15] d’un auteur nommé Phrygius, [16] qui est un professeur de Pavie [17][18] encore vivant. [11] Je vous baise les mains, à Mlle Belin, Messieurs vos frères, MM. Camusat et Allen, et suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Patin.

De Paris, ce 6e de mars 1643.


a.

Ms BnF no 9358, fo 76 ; Triaire no lxxx (pages 268‑270) ; Reveillé-Parise, no lxi (tome i, pages 97‑98).

1.

Alléguer est à prendre au sens originel du verbe latin adlegare, déléguer, c’est-à-dire ici, pour Marie Riglet, seconde épouse de Claude ii Belin, confier à Guy Patin le soin de recommander sa défense aux juges pour la cause qu’elle plaidait devant le Parlement de Paris.

2.

« entre espoir et inquiétude. »

3.

Louis xiii, revenu au mois de septembre 1642, très souffrant, de son expédition en Catalogne, paraissait se trouver dans une période d’accalmie aux premiers jours de l’année 1643, quand éclata le 21 février la maladie qui devait provoquer sa mort quelques semaines plus tard. Il fut pris de fièvre, de vomissements, de diarrhée purulente. Il toussait aussi et son premier médecin, Bouvard, diagnostiquait un abcès du poumon. Cependant, vers le 6 mars, un peu de rémission s’était établie dans son état, ce qui explique l’optimisme vrai ou apparent de Guy Patin. Le roi se levait, pouvait se promener dans les galeries du château de Saint-Germain, dîner en public et s’occuper des affaires de l’État. Sa dernière promenade eut lieu le 3 avril. À partir de cette date, il ne quitta plus son appartement et son état ne fit plus qu’empirer (Triaire).

4.

V. note [17], lettre 77.

5.

La guerre engagée depuis huit ans contre les Habsbourg de Vienne et de Madrid ne tournait pas à l’avantage de la France sur les cinq fronts qu’elle avait à entretenir : Catalogne, Italie, Alsace, Franche-Comté, et surtout Flandre et Picardie, face aux Pays-Bas espagnols. Suivant les dernières recommandations de Richelieu mourant, le roi avait invité à dîner, dans son petit château de Versailles, le 15 février, le duc d’Enghien (futur grand Condé, v. note [13], lettre 55) pour lui donner le commandement des armées de Flandre et de Picardie. Ayant assemblé son équipage, le duc allait arriver à Amiens le 17 avril pour entamer la campagne qui allait le mener à l’éclatante victoire de Rocroi (v. note [8], lettre 83), le 19 mai, remportée sur les Espagnols cinq jours après la mort de Louis xiii (B. Pujo).

6.

L’expression, tirée du rondeau à la mode sur la mort de Richelieu (v. note [5], lettre 77), était fort en vogue à l’époque (Olivier Le Fèvre d’Ormesson, Journal, tome i, page 11, février 1643) :

« L’on me dit que M. le maréchal de La Meilleraye {a} avait eu grand démêlé avec l’évêque de Vannes {b} aux états {c} sur ce que, à propos d’une contestation, le maréchal, voulant faire passer la difficulté suivant l’avis de la noblesse, quoique les deux autres chambres fussent d’avis contraire, l’évêque lui dit : “ Il ne faut plus contester ; il est passé ”, comme si c’eût été à la pluralité, {d} faisant allusion au rondeau contre M. le cardinal, qui commence de même. Sur ce, le maréchal, se sentant offensé, voulait que l’évêque s’éclaircît ; mais continuant dans sa pensée, il répliqua que s’il voulait le presser davantage, il lui dirait “ Il est en plomb ”. Sur quoi le maréchal en furie sortit des états. »


  1. Cousin de Richelieu.

  2. Sébastien de Rosmadec.

  3. De Bretagne.

  4. Selon l’opinion majoritaire.

7.

« Même mort, il commande ».

Guy Patin a cité ce même latin dans six de ses lettres, mais dont je n’ai pas trouvé la source. {a} Peut-être est-ce une interprétation de Suétone dans la Vie d’Auguste (chapitre xviii) :

Per idem tempus, conditorium et corpus Magni Alexandri, cum prolatum e penetrali subiecisset oculis, corona aurea imposita ac floribus aspersis veneratus est : consultusque, num et Ptolomæum inspicere vellet, Regem se voluisse ait videre, non mortuos.

[Vers ce temps-là, il {b} fit ouvrir le tombeau d’Alexandre le Grand, regarda le corps avec attention, puis lui rendit hommage en lui mettant une couronne d’or sur la tête et en le couvrant de fleurs. Quand on lui demanda s’il ne voulait pas visiter aussi le Ptolemæum, {c} il dit : J’ai voulu voir un roi et non des morts]. {d}


  1. Patin l’a même mis une fois en français : « Les soldats d’Alexandre le Grand disaient de lui après sa mort, en voyant son portrait, qu’il commandait encore quoiqu’il fût mort » (v. note [2], lettre 994).

  2. L’empereur Auguste visitant l’Égypte.

  3. Sépulture des rois (pharaons) ptoléméens.

  4. Patin a néanmoins attribué ce propos à Eumène, chancelier d’Alexandre le Grand (v. note [6], lettre latine 164).

8.

« le ciel et la terre passeront » (Marc, 13:31).

Pour expliquer la dureté de Guy Patin à l’égard de Richelieu, Paul Triaire a ici invoqué le péril où le cardinal avait mis la Faculté en protégeant Théophraste Renaudot qui voulait établir à Paris une institution rivale d’enseignement de la médecine (v. note [8], lettre 57). Les lettres montrent pourtant que Patin n’a vraiment acéré sa plume qu’à partir du moment où le ministre eut fait conduire François-Auguste de Thou sur l’échafaud.

9.

V. note [10], lettre 73, pour l’ouvrage de Guillaume Du Val sur les saints médecins.

10.

Danielis Sennerti D. Medici et apud Wittebergenses publici Medicinæ Profess. Paralipomena. Quibus præmittitur Methodus discendi Medicinam. Tractatus posthumus ab hæredibus nunc primum publicatus. Acesserunt Vita Authoris, et Iudicia Virorum Clariss. [Paralipomènes de Daniel Sennert, docteur en médecine et professeur public de médecine à Wittemberg. On a mis devant (pages 1 à 30) la Méthode à suivre pour apprendre la médecine. Traité posthume que ses héritiers publient pour la première fois. On y a ajouté une Vie de l’auteur les les jugements que de très brillants hommes ont porté sur lui] (Lyon, Jean-Antoine i Huguetan, 1643, in‑4o ; la première édition était de Wittemberg, Zacharias Schürer, 1642, in‑4o).

Les paralipomènes sont des suppléments : « ce qui a été omis ou oublié dans quelque ouvrage ou traité précédent » (Furetière).

11.
Petri Francisci Phrygii, Collegii Ticinensis Medici, Practicam Medicinam ordinariam vespertinis horis primo loco profitentis, Commentarii in Historias epidemicas Hippocratis, in tres partes digesti. Opus omnibus Medicinæ studiosis utilissimum.

[Commentaires sur les Épidémies d’Hippocrate, {a} par Petrus Francescus Phrygius, {b} médecin du Collège de Pavie, professant en premier rang et en soirée la pratique médicale ordinaire. Ouvrage divisé en trois parties, très utile pour tous ceux qui sont attachés à l’étude de la médecine]. {c}


  1. V. note [6], lettre 73.

  2. Petrus Francescus Phrygius (Pietro Francesco Frigio, 1586-1659) suivait le sillon hippocratique tracé par son père, Giacomo Antonio (v. note [28], lettre 449).

  3. Lyon, Jean-Antoine i Huguetan, 1643, in‑4o de 569 pages.

Pavie (Papia Flavia ou Tricinum en latin), ville de Lombardie, sur la rive gauche du Pô, se situe à 35 kilomètres au sud de Milan. Siège d’une université fondée en 1361, la cité était rattachée à la Couronne d’Espagne depuis la victoire de Charles Quint sur François ier en 1525 ; elle demeura espagnole jusqu’en 1713.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 6 mars 1643

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(Consulté le 03/05/2024)

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