L. 550.  >
À André Falconet,
le 27 décembre 1658

Monsieur, [a][1]

Votre lettre du 19e de décembre m’a ravi, je vous en remercie de tout mon cœur. Je n’ai pas moins de joie quand je reçois les vôtres que vous avez pour les miennes, et je vous écrirais plus souvent si j’avais quelque chose de digne de vous être mandé. Dieu sauve le comes archiatron[1][2] s’il a de quoi. Nous le connaissons bien de deçà et savons bien quam sit illi curta supellex præter garrulitatem nativam, et artes aulicas quarum copia et robore pollet[2][3][4] Je sais bien le mérite de Symphorien Champier [5] et l’ai souvent loué, même publiquement, et en mes explications et en mes leçons ; [6] mais je voudrais bien savoir en quel an il est mort et en quel lieu, car je crois qu’il quitta Lyon pour s’en aller en Lorraine où il fut archiatron, et me semble avoir lu quelque part qu’il mourut l’an 1535. C’était du temps de Tagault, [7] de Sylvius, [8] de Martin Akakia. [9] Brissot [10] était mort en l’an 1522 et Fernel [11] était encore en herbe ; [3] au moins, comme on dit, fendait-il du bois, se préparant pour être le premier médecin de son temps et peut être le plus grand qui sera jamais. Il enseignait alors dans nos Écoles. Sa Physiologie ne fut imprimée que trois ans après, savoir l’an 1538, mais ses Mathématiques l’avaient été dès l’an 1528. [4] N’y a-t-il pas moyen de faire un beau parallèle entre Fernel et le comes archiatron d’aujourd’hui, que vous n’aurez plus guère à Lyon ? [5] Ou, au lieu de Fernel, mettons-y ceux qui ont suivi, savoir Joannes Capellanus, [12] Varade, [13] Marc Miron, [6][14] Nicolas Le Grand, [15] André Du Laurens, [16] M. Bouvard, [17] M. Cousinot [18] son gendre, M. Seguin, [19] et autres ; [7] mais non eadem est ætas, intervenerunt Eutropii et Rufini[8][20][21] Il faut céder au temps qui est le grand maître des bonnes choses. Ces élites de grands hommes ne sont plus de saison, il ne faut plus que de l’argent ; bien que le siècle soit de fer on ne veut que de l’or. Aurea nunc vere sunt sæcula, plurimus auro venit honos[9][22] Celui d’aujourd’hui en sait bien des nouvelles, on lui en a bien fait trouver malgré lui, et peut-être à son dam, [10] quelque mine qu’il fasse. Ce temps-là est passé, de Fernel, de Burgensis, [11][23] Bouvard, Seguin, Cousinot et autres. Hæc fuerant sub Rege Numa, sub Consule Bruto[12][24][25] Il y avait encore en ce temps-là parmi les hommes quelque respect d’équité et de vertu, nondum Barbarico pollutus semine sanguis conspurcaverat Galliam nostram, etc[13][26] Je viens d’apprendre qu’il y a du bruit en Normandie et autres provinces, et que les portes de Rouen sont fermées. Je vous baise les mains de toute mon affection, et à Mlle Falconet. Natalis valet, studet, ambulat diebus festis[14][27] il apprend à Paris, et autres choses pareillement. Je suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, le 27e de décembre 1658.


a.

Bulderen, no cxxviii (tome i, pages 333‑334) ; Reveillé-Parise, no cccclxiv (tome iii, pages 105‑107).

1.

V. note [1], lettre 548, pour la consultation qu’André Falconet avait alors sollicitée pour son épouse auprès d’Antoine Vallot, premier médecin du roi, de passage à Lyon avec la cour.

2.

« combien son bagage est mince, hormis sa faconde innée et les manières de la cour dont il tire puissance et richesse. » Tecum habita, noris quam sit tibi curta supellex [Habite en toi, connais combien ton bagage est mince] (Perse, Satire iv, vers 46).

3.

V. notes : [5], lettre 548, pour Symphorien Champier ; [4], lettre 139, pour Jean Tagault ; [9], lettre 9, pour Sylvius (Jacques Dubois) ; et [12], lettre 128, pour Martin i Akakia.

Pierre Brissot (Fontenay-le-Comte 1478-1522) professa la philosophie à Paris puis y étudia la médecine pour s’y faire recevoir docteur régent en 1514. S’étant efforcé de substituer la doctrine d’Hippocrate à celle des Arabes, alors universellement suivie dans les Écoles, il se fit de nombreux ennemis dans la Faculté et partit pour le Portugal. Il s’établit à Evora où, tout en pratiquant son art, il se livra à des études de botanique ; mais il ne tarda pas (1518) à avoir des démêlés avec Dionysius Emmanuelis, premier médecin du roi de Portugal, au sujet du traitement de la pleurésie. Contrairement à l’opinion de l’époque, Brissot prétendit qu’il fallait pratiquer la saignée du même côté que le mal. Il appliqua sa méthode au roi, qui guérit. Brissot mourut de dysenterie peu après, laissant, un livre qui raviva sa controverse avec Emmanuelis. Les médecins de l’Université de Salamanque se prononcèrent pour Brissot, mais l’archiatre portugais obtint un décret ordonnant que tout pleurétique fût saigné du côté opposé à son mal. La querelle n’en continua pas moins, et l’affaire fut portée devant Charles Quint qui s’abstint prudemment de trancher la question. Cet unique ouvrage de Brissot est intitulé : {a}

Apologetica disceptatio, qua docetur per quæ loca sanguis mitti debeat in viscerum inflammationibus, præsertim in pleuritide.

[Discussion apologétique, qui enseigne en quel endroit on doit saigner dans les inflammations {a} des viscères, particulièrement dans la pleurésie]. {b}


  1. Avec plus ou moins de fidélité, les biographes de Brissot ont tiré tous ces détails de sa Vita [Vie], écrite par René Moreau dans son traité de Missione sanguinis in pleuritide [sur la Phlébotomie dans la pleurésie] (Paris, 1622, v. note [4], lettre latine 131).

  2. V. note [6], lettre latine 412.

  3. Paris, Simo Colinæus, 1525, in‑8o de 10 feuilles.

4.

Les deux ouvrages de mathématiques que Jean Fernel {a} ont paru en 1528 :

Son plus ancien ouvrage de médecine date non pas de 1538, mais de quatre ans plus tard :

Iohannis Fernelii Ambinatis de naturali parte medicinæ Libri septem, ad Henricum Francisci Galliæ Regis filium.

[Sept livres de Jean Fernel, natif de l’Amiénois, sur la partie naturelle de la médecine, {a} dédié à Henri, {b} fils du roi François de France]. {c}


  1. Autre nom de la physiologie.

  2. Le dauphin Henri, fils de François ier, qui devint roi en 1547 sous le nom de Henri ii.

  3. Ibid. et id. 1542, in‑fo de 335 pages.

5.

Le roi, la cour (et son premier médecin, Vallot) allaient quitter Lyon le 13 janvier pour Paris, où ils arrivèrent le 28 (Levantal).

6.

Membre de la lignée médicale des Miron (v. note [9], lettre 82), Marc, fils de François i et oncle de Robert i, fut premier médecin du roi Henri iii, le premier à recevoir en France le titre de Comes archiatrorum, a sanctioribus conciliis [Comte des archiatres (v. note [18], lettre 164), par ses plus augustes conseils] (Delaunay).

Son fils Charles fut évêque d’Angers puis archevêque de Lyon (v. note [67] du Borboniana 4 manuscrit), et sa fille, Marie, épousa Louis Le Fèvre de Caumartin, garde des sceaux (v. note [8], lettre 197).

7.

Jean Fernel avait été nommé premier médecin du roi Henri ii en 1556 et le demeura jusqu’à sa mort en 1658. Guy Patin donnait ici une liste de premiers médecins des rois de France, à la suite de Fernel :

Claude Seguin fut premier médecin de la reine Anne d’Autriche de 1638 à 1666.

8.

« l’époque n’est plus la même, Eutropes et Rufins sont intervenus. »

Rufin (Flavius Rufinus, 335-395), fourbe et ambitieux Gaulois de Gascogne, devint ministre de Théodose ier, dernier empereur romain et byzantin (v. note [3] de l’Observation i sur les us et abus des apothicaires). À la mort de Théodose (janvier 395), l’empire d’Orient échut à son fils, Flavius Arcadius. Rufin conserva d’abord la faveur d’Arcadius, mais fut bien vite supplanté par l’eunuque arménien Eutrope (Flavius Eutropus, mort en 399), autre intrigant sans scrupule, qui manœuvra si bien qu’il obtint l’assassinat de son rival Rufin en novembre 395.

9.

« Nous sommes maintenant vraiment dans l’âge d’or, c’est par l’or que l’honneur vient à bien des gens » (Ovide, v. note [26], lettre 206).

10.

regret, dommage. « Celui d’aujourd’hui » était Antoine Valot, premier médecin de Louis xiv.

11.

Jean i de Bourges (père de Jean ii), v. note [26], lettre 237.

12.

« Ces choses avaient cours sous le roi Numa, sous le consul Brutus » (Marc-Antoine Muret, v. note [8], lettre 595).

13.

« le sang souillé par la semence barbare n’avait pas encore sali notre Gaule, etc. » ; Michel de L’Hospital (Épîtres, livre i, Aux Muses romaines) :

si quis adhuc antiquæ stirpis in urbe est
Barbarico nondum pollutus semine sanguis
.

[s’il y a encore quelqu’un d’antique souche dont le sang ne soit pas souillé par la semence barbare].

14.

« Noël [le fils d’André Falconet] se porte bien, il s’applique, il se promène les jours fériés ».


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 27 décembre 1658

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(Consulté le 03/05/2024)

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