L. latine 197.  >
À Thomas Bartholin,
le 25 mai 1662

[Ms BIU Santé no 2007, fo 107 vo | LAT | IMG]

Au très distingué Thomas Bartholin, médecin du roi à Copenhague.

Très distingué Monsieur, [a][1]

Voilà longtemps que je n’ai eu nouvelles de vous. Je pense pourtant que vous êtes en vie et vous portez bien, et Dieu veuille que vous jouissiez d’une santé d’athlète et que ce soit pour de nombreuses années. Vous n’avez aucune raison de douter de mon affection pour vous, [1] et je ne mets nullement en cause votre constance. Je jouis, grâce à Dieu, d’une bonne santé, solide et presque robuste, telle que je la cultivais naguère ; mis à part qu’en raison d’un âge proche de la vieillesse, car j’ai passé ma 60e année, les forces de mon corps semblent quelque peu diminuées. Je crois que cela m’est venu d’une maladie, en l’occurrence une {diarrhée} fièvre bilieuse, qui m’a atteint au mois d’octobre. [2][2][3][4] Je suis donc en vie et me porte bien, me souvenant souvent de vous et de votre bienveillance. Nous avons ici fort peu de nouveautés en médecine. Néanmoins, si quelqu’un m’en fournissait l’occasion, je pourrais vous expédier certains des livres dont je ne vous ai encore rien écrit. C’est ce que je ferai très volontiers si vous m’indiquez une personne qui puisse s’acquitter sûrement d’un tel office. On m’a apporté ici de Francfort [5] vos Sex Centuriæ variorum historiarum, dans la première desquelles j’ai regardé la liste de tous vos ouvrages ; [3] je les ai tous, à l’exception du 20e qui est de Paralyticis N.T. ; j’ai ouï dire que vous en avez aussi écrit un de Nive et une Pharmacopœa, etc., que je m’achèterai s’ils se trouvent ; [4][6] sinon, je les attendrai de vous, comme nous avons la saine coutume de faire l’un pour l’autre. Depuis la mort de Jean Riolan, [7] j’ai pris possession de sa chaire royale, avec grande affluence d’auditeurs. [8][9] Deux ans entiers avant sa mort, je l’avais obtenue de notre roi. [10][11] Dans les leçons que j’y lis, aussi souvent que j’ai dû, j’ai honoré votre nom et loué vos ouvrages, surtout anatomiques, que mes auditeurs lisent en grand nombre. J’admire votre inlassable constance à écrire. Vos Centuriæ contiennent quantité d’excellentes choses ; mais Dieu merci, vous avez rejeté le décret du parlement de Grenoble qu’on lit dans la 6e Centurie, page 298, historia lxi. De fait, toute cette [Ms BIU Santé no 2007, fo 108 ro | LAT | IMG] affaire, telle que vous l’avez écrite et fait imprimer, n’a jamais rien été d’autre qu’une pure invention et une simple fable, [12] fabriquée par quelque vaurien qui a dû fuir afin de garantir son salut et de ne pas tomber entre les mains du parlement de Grenoble, pour ne pas dire celles du bourreau de cette ville ; [13] on dit pourtant que ce coquin a fait cela pour ridiculiser certains conseillers du parlement et outrager les docteurs de l’Université de Montpellier. [5][14][15] Lorenz Strauss, [16] gendre du très distingué M. Horst, [17] a écrit un livre de Fœtu Mussipontano (histoire xcii, 6e centurie) ; [6][18][19] je l’ai ici, l’auteur me l’a envoyé en cadeau. Pour vous dire librement ce que je pense de cette affaire, elle me paraît tout aussi fabuleuse que l’autre, car la conception ne se fait pas hors de l’utérus, et j’entends beaucoup de savants hommes qui sont de même avis que moi. [7] Je ne doute pas qu’il y ait quelque fraude cachée, ou du moins quelque mensonge dissimulé dans cette fable. Vale, très distingué Monsieur, et aimez-moi. Si quelqu’un vient ici de votre Danemark, vous ne dédaignerez pas de nous écrire. Je salue tous vos frères bien-aimés. [20]

Vale et aimez-moi.

De Paris, le 25e de mai 1662.


a.

Brouillon manuscrit d’une lettre que Guy Patin (encore souffrant, v. infra note [2]) a dictée et envoyée à Thomas Bartholin, ms BIU Santé no 2007, fos 107 vo‑108 ro, seules quelques corrections et les trois dernières lignes sont de la plume de Guy Patin ; lettre imprimée dans Bartholin b, Centuria iii, Epistola lxxxiii (pages 354‑357), datée du 19 mai 1662 et sous-titrée De narrationibus Fabulosis [Des Narrations fabuleuses].

1.

La version imprimée de la lettre a corrigé une erreur du manuscrit, en remplaçant De amore in me tuo non est quod dubites [Vous n’avez aucune raison de douter de votre affection pour moi] par De amore in te meo non est quod dubites [Vous n’avez aucune raison de douter de mon affection pour vous].

2.

V. note [1], lettre 717, pour la probable typhoïde dont Guy Patin avait été victime au début de l’automne 1661. La fièvre en est un symptôme premier, alors que la diarrhée (mot que Patin a rayé et qui est ici mis entre accolades) n’en est qu’un symptôme secondaire et facultatif ; cela renforce la probabilité du diagnostic, avec la fatigue profonde (adynamie) et prolongée qui peut caractériser la convalescence.

Sa gêne à écrire, probablement liée à une séquelle rhumatismale de l’infection, ne semblait toujours pas entièrement éteinte, puisqu’il a de nouveau presque entièrement dicté la présente lettre et encore quelques autres qui suivent.

3.

V. note [18], lettre 352, pour les « six centuries d’histoires [anatomiques] diverses » de Thomas Bartholin (Amsterdam, 1654, La Haye, 1657 et Copenhague, 1661).

Au début de la première se trouve un Catalogus Operum Thomæ Bartholini hactenus editorum [Catalogue des œuvres de Thomas Bartholin publiées à ce jour] qui contient 22 titres.

4.

Ces trois ouvrages sont :

5.

Dans son Historia lxi (6e centurie d’« Histoires anatomiques »), Ex imaginatione natus [Enfantement par imagination] (Copenhague, 1661, pages 296‑304, v. note [18], lettre 352), Thomas Bartholin a certes reproduit intégralement la Memorabilis Sententia Parlamenti Gratianopolitani, in causa Matronæ cujusdam, quæ filium peperit sine viro quatuor post ejus absentiam annis, sine alterius viri consuetudine [Sentence mémorable du parlement de Grenoble sur la cause d’une dame qui a accouché d’un fils, alors que son mari était absent depuis quatre ans, et sans avoir eu de relations avec un autre homme], datée du 13 février 1637, mais n’était pas tombé dans le panneau de cette fable (v. note [39], lettre latine 154) : il avait pris soin de consulter Pierre i Sanche, médecin de Montpellier (v. note [55], lettre 223), qui l’avait tout à fait confirmé dans ses doutes.

V. note [11], lettre 662, pour le « vaurien » (nebulo), dénommé Sauvage qui avait forgé toute cette supercherie et dont j’ai dû l’identification à M. Alain Duc. Lecteur attentif et décidément très précieux de tout ce qui touche à la conception par imagination dans la correspondance de Guy Patin (et bien ailleurs), a ici aimablement amendé ma traduction de sed utinam omisisses Senatusconsultum… : au lieu de « et Dieu merci, vous n’avez pas omis le décret… », avec une négation contraire qui inversait malencontreusement le sens de ce qu’écrivait Patin, il m’a corrigé en « mais plût au Ciel que vous eussiez omis (ou laissé de côté) le décret… » ; ce à quoi j’ai préféré « mais Dieu merci, vous avez rejeté le décret… », parce qu’en l’ayant transcrit, Bartholin ne l’avait pas « omis », mais réfuté.

M. Duc a aussi attiré mon attention sur les deux lettres qu’ont échangées Bartholin et Sanche sur ce sujet. Elles sont imprimées dans la centurie i des Epistolæ medicinales [Épîtres médicales] (Bartholin a, pages 86‑90).

6.

« sur le Fœtus de Pont-à-Mousson » : v. note [2], lettre 717, pour la Resolutio observationis singularis Mussipontanæ… [Explication de l’observation singulière faite à Pont-à-Mousson…] de Lorenz Strauss (Darmstadt, 1661).

L’histoire xcii de la 6e centurie de Thomas Bartholin (v. supra note [5]) est intitulée Fœtus extra uterum in abdomine inventus [Fœtus trouvé dans l’abdomen hors de l’utérus] (pages 359‑364) et commence par cette phrase :

Mirabilem casum Mussipontanum ad me misit Vir genere, eruditione et fama Clarissimus Jo. Dan. Horstius Archiater Darmstadianus excellentissimus, quem Gener ejus D. Laur. Straussius Vir itidem præclarus ab amico Gallo accepit, dignam certe quæ inter rarissima naturæ ostenta referatur.

[Johann Daniel Horst, très distingué par sa naissance, son érudition et sa renommée, très éminent archiatre de Darmstadt, m’a envoyé la relation du cas admirable observé à Pont-à-Mousson, que son gendre, M. Lorenz Strauss, {a} homme également remarquable, a reçue d’un ami français ; {b} elle est certainement digne d’être relatée parmi les manifestations les plus rares de la nature].


  1. V. note [9], lettre latine 247.

  2. Christophe Pillement, professeur de médecine à Pont-à-Mousson (v. note [4], lettre latine 146).

7.

Dans l’histoire xcii de sa 6e centurie (v. supra note [5]), Thomas Bartholin n’a pas émis de doute sur l’authenticité des faits rapportés à Pont-à-Mousson et sur les possibilités de grossesse extra-utérine, mais a essayé d’en concevoir les mécanismes, avec des propositions plausibles en regard des connaissances de son temps (pages 362‑364) :

Semen vero virile ad Tubam uteri pervenire facile potest, sive per anfractuosos vasorum ductus […], sive per tunicam uteri patulam, hacq. parte […] tenuiorem. Quotidie certe nobis inscientibus hæc diverticula semen quærit, ut ibi præparetur. Hinc primo mense ex observatione Harvei, nihil ex semine in utero invenitur, quum revera immissum fuerit. Dubio procul in tubis tamdiu delitescit ut cum femineo copuletur. At quando regressus denegatur a quacunque obstructione, in Tubis sit conceptus, quas dilatari posse (…). At in his angustiis adultior fœtus comprehensus vel suffocatur secumque matrem in exitium trahit, quod exempla Riolaniana testantur, quando nempe membranæ Tubarum fortiores sunt, vel si tenuiores, vi perrumpit tubas et in abdominis cavitatem ampliorem devolvitur, quod in hac Mussipontani fœtus evenisse suspicor. Ex utero conceptum fœtum perrupisse crederem, nisi author historiæ nobis persuaderet, uterum prorsus illæsum fuisse sine ullo cicatricis vestigio, quod forsan in tuba uteri observasset dissector, si hanc particulam examinasset. Facilius certe per tubam disruptam prodit infans, quam per uterum sua natura et ampliorem et robustiorem. […] Quomodo vero fœtus Mussipontanus vinculis suis adalligatus deinde sit intestinis tenuibus et peritonæo, difficile non est illi divinare, qui in steatomatibus, atheromatibus aliisq. anomalis tumoribus similia a Natura ad alieni corporis robur et nutritionem efformari vidit.

[La semence virile peut en vérité facilement parvenir jusqu’à la trompe de l’utérus, en passant soit par les conduits tortueux des vaisseaux (…), soit à travers la tunique qui enveloppe l’utérus, (…) qui est plus fine à cet endroit. Il est certain que chaque jour, à notre insu, la semence recherche ces diverticules, pour y être préparée. Suivant l’observation d’Harvey, on n’en trouve aucune trace dans l’utérus pendant le premier mois, bien qu’elle s’y soit en vérité immiscée. Pendant tout ce temps, elle demeure sans aucun doute tapie dans la trompe, pour s’unir avec la semence féminine. {a} Pourtant, si quelque obstruction empêche sa ponte, l’œuf demeure dans la trompe, qui peut se dilater (…). Quand le fœtus grandit en étant enfermé dans cette cavité étroite, ou bien, si les parois de la trompe sont solides, il étouffe et emporte avec lui la mère dans la mort, comme en attestent les exemples décrits par Riolan ; {b} ou bien, si elles sont fragiles, sa force rompt la trompe et il se précipite dans la bien plus vaste cavité de l’abdomen, ce que je soupçonne être arrivé pour ce fœtus de Pont-à-Mousson. Je croirais qu’une fois conçu, le fœtus se serait échappé hors de l’utérus, si le narrateur de l’histoire ne nous persuadait pas qu’on a trouvé l’utérus absolument intact, sans le moindre soupçon de cicatrice ; mais celui qui disséquait en aurait peut-être vu une dans la trompe s’il l’avait examinée. L’enfant est certainement plus facilement sorti en passant à travers la trompe, qu’à travers l’utérus qui est par nature plus épais et plus solide qu’elle. (…) Il n’est pas difficile de deviner pourquoi le fœtus de Pont-à-Mousson s’est attaché pas des ligaments à l’intestin grêle et au péritoine, {c} quand on voit que, dans les stéatomes, les athéromes et les autres tumeurs anormales, la nature s’y prend de la même manière pour assurer la nutrition et le développement d’un corps étranger]. {d}


  1. Il est établi aujourd’hui qu’en quelques minutes, la semence virile (c’est-à-dire les spermatozoïdes, décrits en 1677) pénètre dans l’utérus par le col, traverse la cavité du corps, puis gagne la trompe dite de Fallope (conduit qui relie l’ovaire au corps de l’utérus). Après maturation (capacitation de quelques jours), son union avec l’ovule (décrit en 1673) se fait à l’intérieur de la trompe, d’où, normalement, l’œuf descend ensuite dans la cavité utérine pour s’y implanter et développer.

  2. V. note [2], lettre latine 167.

  3. V. notule {c}, note [4], lettre latine 146.

  4. Stéatomes et athéromes sont des tumeurs à contenu graisseux. Bartholin établissait une juste analogie entre le développement de tumeurs contenues dans le péritoine et celui, bien plus rare mais possible, d’un fœtus logé hors de l’utérus.

Guy Patin ne voulait hélas rien croire de ces belles explications, qui contenaient pourtant bien plus qu’un ferment de vérité.

s.

Ms BIU Santé no 2007, fo 107 vo.

Viro Clarissimo Thomæ Bartholino, Medico Regio Hafniam.

Vir Cl.

Jamdudum est de ex quo nihil de Te audivi : puto tamen
Te vivere et valere, et utinam in multos annos atque pancraticè : de
amore in me tuo non est quod dubites ; de tuia constantia nullus
ambigo, utor valetudine, cum Deo, firma et robusta ferè ut
antehac colebam, nisi quod ratione ætatis ad senium vergentis,
exacto nimirum anno sex 60. vires corporis aliquatenus
imminutæ mihi videntur, quod præsertim factum puto
ratione morbi cujusdam, nempe DiarrhϾ
febris biliosæ, quæ me
Octobri mense detinuit. Vivo igitur et valeo, sæpe tui memor
et benevolentiæ tuæ. n
Non admodum multa hîc habemus in
arte Medica, nova : si tamen aliquis mihi occuret idoneus,
possem aliquid mittere ex ijs de quibus hactenus ad Te non
scripsi quod faciam libentissimè si mihi aliquem indicaveris
qui tali officio possit tutò defungi. Sex tuas Centurias
variorum historiarum
hîc habeo mihi Francofurto delatas,
in quarum prima omnium tuorum Operum Indicem
conspexi : quæ omnia quidem habeo præter 20. quod est de Paralyticis
ante N.T. audio quoque Te aliquid scripsisse De Nive : et
Pharmacopæam quamdam, etc. quæ si occurrant, ea mihi
redimam : sin minus, jure quodam meo, imò et tuo, illa
ipsa à Te expectabo. a
Ab obitu Jo. Riolani, ejus loco cathedram
regiam occupavi, magnâ Auditorum frequentiâ, quam
à Rege nostro obtinueram, integro biennio ante ejus exe
cessum :
In meis illis prælectionibus, sæpe ut debui, honorificam Nominis
tui mentionem habui, et Opera tua, præsertim Anatomica
laudavi, quæ frequenter leguntur à meis Auditoribus : miror indefessam tuam
constantiam in scribendo : Centuriæ tuæ multa habent optima ;
sed utinam omisisses Senatusconsultum Gratianopolitanum,
quod legitur Centuria
6. pag. 298. hist. 61. tTotum enim hoc

t.

Ms BIU Santé no 2007, fo 108 ro.

negotium quale fuit à Te descriptum, typis mandatum, nihil
aliud unquam fuit quàm merum figmentum, et mera fabula,
à quodam nebulone excogitata, qui per fugam salutis saluti suæ consulere
coactus est, ne incideret in manus Parlamenti Gratianopolitani,
ne dicam carnificis illius Civitatis : quod tamen habeo
factum esse dicitur
ab isto nebulone in irrisionem quorumdam Senatorum,
et in contumeliam Doctorum Scholæ Monspeliensis. De
fœtu Mussipontano, historia 92. Centuriæ 6. librum conscripsit
Viri Cl. D. Horstij gener, Laur. Straussius
us, quem hîc habeo
Authoris dono ad me transmissum : de quo tamen ut liberè
dicam quod
sentio, fabulosum quoque mihi videtur : neque
enim conceptio fit extra uterum : et audio multos viros eruditos
in eadem mecum esse sententia,
nec dubito fraudem aliquam,
aut saltem mendacium latere in hac fabula. Vale, Vir Cl. et me ama.
Si quis ex Dania vestra huc veniat, ad nos scribere ne dedigneris. Amantissi-
mos omnes Fratres tuos saluto. Vale, et me ama. Datum Parisijs, 25. Maij, 1662.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Thomas Bartholin, le 25 mai 1662

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=1230

(Consulté le 06/05/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.