Du sommeil et de la veille [a][1]
Il est nécessaire à tout homme qui se veut conserver en état de santé d’user avec discrétion [1] et médiocrité du sommeil et de la veille, et de savoir comment, quand et combien il doit dormir ou veiller. Le dormir doit être paisible, profond et médiocre, car celui-là n’est pas louable qui est rempli d’inquiétudes, qui dure peu et qui est interrompu ; celui qui dure trop ne vaut rien aussi, vu qu’il empêche que le corps ne se décharge en temps et lieu de ses excréments, qu’au contraire il les retient, engendre quantité d’ordure, rend le cerveau froid et humide, la tête pesante, un engourdissement d’esprit et assoupissement de tous les sens. La longueur du temps qu’il faut employer à dormir s’apprend de la coction et digestion [2] de la nourriture qu’on a prise. Car, combien qu’il ne soit pas raisonnable que toutes sortes de gens dorment tous autant l’un que l’autre, parce que les uns ont bien tôt digéré, et les autres bien tard. Néanmoins, on ne trouve point qu’en général le sommeil doive durer ni plus moins que sept ou huit heures, ou environ. Néanmoins, pour le mieux spécifier et distinguer, il faut avoir particulièrement égard au tempérament, à l’âge, à la nourriture et au travail d’un chacun. Car les bilieux [2] doivent dormir plus longtemps que les pituiteux, [3] les vieillards que les jeunes gens, ceux qui ont beaucoup soupé et fait rude travail du corps ou de l’esprit que ceux qui ont soupé fort sobrement ou qui n’ont pas ou fort peu travaillé.
Pour être en bonne situation en dormant, il faut premièrement se coucher sur le côté droit, afin que la viande descende plus promptement au fond du ventricule ; [3] puis après, sur le côté gauche, afin que la coction de l’aliment s’avance davantage, le foie étant penché et comme couché sur l’estomac ; et lorsque la coction est parfaite, il faut derechef se coucher sur le côté droit, afin que le chyle [4] se distribue et porte plus facilement au foie ; joint que la façon de changer parfois tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, n’aide pas peu à se délasser. Il n’est pas bon de se coucher tout plat sur le dos, ni sur le ventre non plus, ce qui est dangereux particulièrement à ceux qui sont sujets aux fluxions sur les yeux. [5]
Le temps le plus commode et le plus convenable pour dormir est celui de la nuit, deux ou trois heures après le souper, la nuit étant à cela fort commode à cause de son humidité, de sa fraîcheur, et qu’alors il y a moins de bruit. De plus, la nuit y est plus propre pour une autre raison : c’est qu’elle dure assez longtemps pour rendre parfaite la digestion, d’autant qu’il n’est pas besoin de se relever la nuit pour vaquer aux affaires domestiques. Le dormir de jour est estimé fort mauvais : [6] 1. de ce qu’il remplit le cerveau de trop d’humidité, laquelle il faudrait plutôt dissiper et dessécher par les veilles ; 2. de ce qu’il dure trop peu pour achever la coction des viandes, d’où elles demeurent sans être cuites ; 3. de ce que le dormir du jour empêche celui de la nuit ; 4. de ce qu’il se fait en nous un mouvement violent et contraire à la nature, vu que la lumière du jour attire la chaleur et les esprits en dehors, où au contraire le sommeil retire l’un et l’autre en dedans.
Il est néanmoins remarquable que par le témoignage d’Homère, [7] qui écrit que Nestor [8][9] dormait un peu après le repas, Galien permet le même aux vieilles gens, [10] et crois qu’il peut être permis à ceux que nous y voyons accoutumés, vu que plusieurs religieux d’aujourd’hui, de qui le sommeil de la nuit est interrompu pour le service divin, ne se trouvent aucunement incommodés pour dormir quelque heure de jour. Mais il faut pourtant savoir que ceux qui ont la tête débile ne doivent pas seulement songer à dormir tôt après le dîner ou le souper ; parce qu’à telles gens, à ce que dit Galien, lib. iv aphor. 67, [11][12] le cerveau s’emplit de trop grande quantité de vapeurs qui le troublent et l’offusquent, et causent de grandes douleurs de tête, ou autre incommodité. [4]
Or, tout ainsi qu’il est nécessaire à l’homme de garder une grande médiocrité au dormir, aussi doit-il en garder une à veiller. Car de même façon que le dormir excessif refroidit et humecte le cerveau plus que de raison, ainsi les veilles immodérées gâtent et détruisent la température du cerveau, débilitent les sens, rompent les forces, empêchent la coction, et engendrent force crudités parce que, durant les veilles, la chaleur naturelle se porte au dehors avec le sang et les esprits, d’où elle se consomme et dissipe grandement ; et de même qu’il est dangereux de dormir de jour, aussi fait-il bon d’y veiller. C’est pourquoi Hippocrate a recommandé de veiller le jour et dormir la nuit, parce qu’en dormant la nuit, la coction se fait mieux, et de jour, en veillant, l’expulsion des excréments et la distribution des aliments se parachève mieux ; outre que la faculté animale est excitée à mieux faire ses fonctions par le moyen de la chaleur et la lumière du jour. [5][13]
> Retour à la table des chapitresTraité de la Conservation de santé… (Paris, 1632) : pages 99‑104.
Discernement, prudence.
V. note [52] de la Conservation de santé, chapitre ii.
L’estomac.
Ce paragraphe contient plusieurs références qui ne sont pas dénuées d’intérêt littéraire et médical.
« En lisant Homère, on voit par plusieurs passages de L’Odyssée que les héros de son temps étaient assez dans cet usage ; du moins, lorsqu’il s’agit de Nestor, parle-t-il souvent du sommeil que ce grand personnage avait coutume de prendre après son premier repas du milieu de la journée. » {a}
- Dans le dernier chant de L’Odyssée (xxiv, vers 254‑255), Ulysse (v. note [14], lettre d’Adolf Vorst, datée du 4 septembre 1661) retrouve son père et lui dit (traduction de Leconte de Lisle) :
Ces vers parlent pourtant de Laërte, roi d’Ithaque, et non de Nestor, roi de Pylos ; Patin et la savante Encyclopédie les auraient-ils confondus ?« Tu es tel que ceux qui, après le bain et le repas, dorment sur un lit moelleux, selon la coutume des vieillards. »
Sans parler de Nestor ou de Laërte, Galien a repris les vers d’Homère (notule {a} supra) dans son Liber de marcore [Livre sur le marasme] (chapitre v), pour illustrer sa définition visionnaire de ce que nous appelons aujourd’hui la gériatrie (Kühn, volume 7, pages 681‑682, traduit du grec) :
At vero senectutis marcor prohiberi profecto non potest, succurri tamen, ut quamplurimum prorogetur, potest ; et hæc est illa medicinæ pars, quæ gerocomice i.e. senum tutrix, dicitur ; cujus scopus est, ut rei natura indicat, obsistere prohibereque, prout fieri potest, ne cordis corpus adeo exiccetur, ut tandem aliquando agere desistat. Nam is est vitæ finis, cordis ab actione cessatio ; quamdiu enim cor secundum propriam sui ipsius actionem movetur, animal interire non potest. Quare si fieri possit, ut ipsius corporis cordis aut certe jecoris substantia reddatur humidior, potest et ipsum etiam senium cohiberi ; si autem nemo est, qui jecur et cor se ipsis humidiora possit efficere sed temporis processu necessario sicciora evadunt non ipsa solum viscera, sed arteriæ etiam et venæ, senium certe prohiberi non potest ; at ejus celeritas coerceri potest ; quamobrem videtur Homerus, si quid aliud, hoc certe etiam vaticinans de senibus cecinisse ;
Ut lavit, arque comedit,
Mollibus in stratis dormire, hæc vita senilis.[Le marasme {a} de la vieillesse ne peut en vérité être entièrement supprimé ; on peut toutefois aider à en prolonger la durée. On appelle gériatrie, {b} c’est-à-dire règlement des vieillards, cette partie de la médecine. Son objet, comme l’indique son nom, est d’empêcher et interdire, dans toute la mesure du possible, que le muscle du cœur ne se dessèche jusqu’à finalement cesser de battre, car c’est l’arrêt de l’activité cardiaque qui met fin à la vie : un animal ne peut mourir aussi longtemps que son cœur se contracte sous l’effet de son mouvement propre. Si donc on parvenait à humidifier la substance du muscle cardiaque et bien sûr du foie, il serait possible de maintenir un vieillard en vie ; mais personne ne sachant rendre le foie et le cœur plus humides, ces viscères, tout comme les artères et les veines, deviennent plus secs au fil du temps, et le vieillissement ne peut être évité ; il est néanmoins possible d’en ralentir la marche. Voilà pourquoi on voit Homère, parmi d’autres, chanter ce fait dans les vers où il parle des vieilles gens :
επην λουσαιτο φαγοι τε,
ευδεμεναι μαλαως, οια δικη εστι γεροντων]. {c}
- Autre nom du tabès, cachexie ou phtisie (v. note [9], lettre 93).
- Le mot grec employé par Galien est γηροκομικος (gêrokomicos, gerocomice en latin) qui associe γηρας (gêras, vieillesse) et κομιζειν (komizein, prendre soin), suffixe remplacé par ιατρεειν (iatreuein, soigner) dans gériatrie.
- Transcription grecque (épên lousaïto phagoï té, eudéménaï malaôs, oïa dikê esti gérontôn) des vers de L’Odyssée traduits dans la première notule {a} supra. Galien ne nommait pas le vieux héros grec que chantait Homère, mais apportait un argument de poids à l’appui d’une confusion entre Nestor et Laërte par ceux qui ont cité ces vers.
« Jaçoit qu’il {a} fût meilleur de dormir seulement la nuit et veiller le jour, si est-ce qu’il est permis {b} aux vieillards de dormir un peu après le dîner, principalement en été, d’autant qu’ils passent quasi toutes les nuits en veilles, à cause de leur tempérament, qui est sec, et des vapeurs qui s’élèvent ordinairement d’un flegme salé. » {c}
- Bien qu’il.
- il est néanmoins permis.
- « L’autre espèce de pituite [ou flegme] est appelée salée, qui est faite de la pituite, douce de sa nature, qui se pourrit car, quand après que quelques-unes de ses parties ont été cuites et brûlées par la force et vertu de la pourriture, les autres sont mêlées avec la pituite douce, elles contractent cette saveur salée, ce qui < se > voit être fait dedans l’eau de la mer » (Fernel, Physiologie, livre vi, chapitre ix ; Paris, 1655 [v. note [1], lettre 36], pages 596‑597).
Verum et ipsi sæpe vidimus in perniciosis morbis et pavores et labores et convulsiones ex somno concinatos fuisse. Quod accidere videtur, quum in cerebrum noxius humor pervenerit per id temporis intro magis quam foras mota natura. Quin etiam quemadmodum a cibo in somnum collapsis caput repletur, sic plethoricis affectibus somni caput replentes cerebrum obruunt. Si itaque plenitudo magis ad atræ bilis naturam accedat, pavores invadunt ; alioqui si talis non sit, labores sunt et convulsiones.
[Mais de même, dans les maladies pernicieuses, nous avons souvent vu des terreurs, des douleurs de tête et des convulsions survenir durant le sommeil. Il semble que cela soit dû à l’humeur nuisible que sa nature pousse à pénétrer dans le cerveau, bien plus qu’à en sortir. En outre, tout comme la tête se trouve emplie chez ceux qui s’assoupissent après un repas, de même, dans les affections pléthoriques, {a} les endormissements surchargent le cerveau en emplissant la tête. Surviennent alors des terreurs si la pléthore vient principalement de la bile noire ; sinon, il s’agira de maux de tête et de convulsions].
Hippocrate, Du régime, livre ii, § 60 (Littré Hip, volume 6, pages 573‑575) :
« Le sommeil, à jeun, atténue et refroidit, à moins qu’il ne soit prolongé, évacuant l’humide qui existe ; s’il est prolongé davantage, il échauffe, il fond la chair, il résout le corps et l’affaiblit. Après le repas, il échauffe et humecte, répandant la nourriture dans le corps. C’est surtout après les promenades du matin que le sommeil echauffe. Les veilles sont nuisibles après le repas, ne permettant pas à l’aliment de se fondre ; à jeun, elles produisent, il est vrai, une certaine atténuation, mais elles sont moins nuisibles. »