L. 465.  >
À Claude II Belin,
le 23 février 1657

Monsieur, [a][1]

Je vous rends grâces de votre belle lettre et de tout ce qu’elle contient. Il a couru ici un bruit que les loyolites [2] étaient rétablis à Venise. [1] Eux-mêmes s’en sont vantés, mais je n’entends rien en cette affaire. On dit que pour ce rétablissement ils donnent 200 000 écus, mais ces maîtres passefins sont trop rusés et trop bons ménagers pour donner, et les Vénitiens trop sages pour prendre. Les autres disent que cet argent servira pour chasser les Turcs de Candie. [3] Je ne sais lequel vaut mieux, ou des Turcs en Candie ou de ces pharisiens à Venise ; [4] j’aimerais autant voir entrer des voleurs dans ma maison par une porte tandis que j’en chasserais quelques autres par la fenêtre. Hé, bon Dieu ! si on rétablissait ces gens-là, qui sont des bourreaux de la chrétienté, dans Venise, où serait cette prudence politique de ces Messieurs ? Il est vrai qu’il y a un an que nous voulûmes empêcher qu’une thèse [5] ne fût soutenue, Ergo initio pleuritidis lenior purgatio ? [2][6][7][8] mais nous perdîmes en nombre, nous ne trouvâmes du bon parti que 33 docteurs[9] Les gens de bien sont paresseux : MM. Riolan, [10] Bouvard, [11] Tullouë [12] et Léger [13] n’y purent venir, empêchés de maladie ; d’autres par paresse et trop peu de courage, ou trop peu de soin de faire valoir la bonne doctrine et entretenir l’honneur de notre Faculté. Quoi qu’il en soit, la thèse, très mauvaise et très dangereuse, fut soutenue à leur grand déshonneur car le président, qui est un fou [14] et qui sert de marotte à tout le parti antimonial, y fut horriblement bafoué et maltraité ; il y fut même sifflé pour ses impertinences et mauvaises réponses. La plupart d’entre eux avouaient que la pratique n’en valait rien, mais puisque la thèse était imprimée, qu’elle pouvait être disputée ; mais néanmoins, plusieurs d’entre eux s’en sont repentis. Un des nôtres nommé M. Blondel [15] a fait un traité tout exprès de Pleuritide, qu’il s’en va faire imprimer. [3] La préface du dit livre contiendra toute cette querelle. L’été prochain, cela se pourra voir. Pour le catalogue des thèses que m’avez envoyé, vous m’avez fait grand plaisir, j’aime cette espèce de papier. Je vous prie de m’acheter ce qui suit : les deux de Lupinus Poincelet, les deux de Guido Binet, les deux de Io. Garnier, celle de Augustinus Caletin, et de Lancelotus Phradeus ; je vous en rendrai de bon cœur ce qu’elles auront coûté, comme aussi celle de Franciscus Badin[4] J’ai toutes les autres, lesquelles sont de notre Faculté, et y en a là de très bonnes. Achetez-les toutes pour monsieur votre fils si elles sont à bon compte. Elephantiasis est morbus incurabilis quia est cancer universalis : cancer particularis est incurabilis, et longe potiori ratione universalis ; nec enim emendatur tanta intemperies[5][16][17]

Cette semaine nous a emporté deux grosses têtes. Feu M. Riolan mourut lundi dernier [18] 19e de février, âgé de 77 ans moins cinq heures ; il a été enterré dans Saint-Germain< -l’Auxerrois >, [19] sa paroisse, en grande pompe. Le lendemain mourut ici la duchesse de Lorraine, [20] tam ex mærore quam ex stibio[6][21] M. le chancelier [22] a été fort malade, sed melius habet[7] Le Parlement, toutes les chambres assemblées, travaille tous les jours au procès de M. de Chenailles, [23] conseiller de la Cour ; il y en a encore pour huit jours, res eius pessimo sunt loco positæ[8] Je vous baise les mains, et à monsieur votre fils, et suis de toute mon affection, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin

De Paris, ce vendredi 23e de février 1657.

Si vous désirez de nos nouvelles thèses, nous en avons ici quelques-unes d’assez bonnes à vous envoyer et j’en espère quelqu’une pendant Pâques. On imprime ici l’Histoire de feu M. le président de Thou. [24] Il y aura six volumes, on est à la fin du second ; dès que le troisième sera achevé, on les mettra en vente. [9] On dit que le duc d’Orléans [25] viendra bientôt à Paris pour voir le roi [26] et que le Mazarin [27] s’en va marier une autre de ses nièces, [28] nommée Marie-Anne, [29] au fils aîné [30] du prince François, [10][31] auquel on rendra la Lorraine ; [32] je doute pourtant si on leur rendra Nancy [33] en l’état où sont nos affaires.


a.

Ms BnF no 9358, fo 160, « À Monsieur/ Monsieur Belin le père,/ Docteur en médecine,/ À Troyes. » ; Reveillé-Parise, no cxxix (tome i, pages 220‑221).

1.

La Gazette, ordinaire no 21 du 17 février 1657 (page 162) :

« De Venise, le 20 janvier 1657. Hier au soir, la République, à l’insistance du pape et de Sa Majesté très-chrétienne, {a} accorda le rétablissement des jésuites en cette ville et dans tous les autres lieux de son Domaine ; à quoi presque tous les princes de la chrétienté avaient utilement travaillé depuis 50 ans. »


  1. Louis xiv.

2.

« Faut-il donc purger très doucement au début de la pleurésie ? », thèse présidée par François Landrieu le 20 janvier 1656 qui provoqua un grand émoi dans la Faculté entre partisans et ennemis de l’antimoine : v. notes [8] et suivantes, lettre 430.

3.

V. note [32], lettre 442, pour ce traité inédit de François Blondel « de la Pleurésie ».

4.

Tous ces médecins (dont aucun n’a été docteur de Paris) n’ont pas laissé d’autre trace que leurs thèses, dont Guy Patin était si friand.

5.

« L’éléphantiasis {a} [lèpre] est une maladie incurable parce que c’est un cancer généralisé : un cancer localisé est incurable, et à bien plus forte raison l’est-il s’il est généralisé ; et en effet une telle intempérie ne connaît pas de remède. »

Guy Patin répondait ici de manière assez sibylline à l’interrogation que Claude ii Belin lui avait soumise sur les maladies incurables. Le cancer (Furetière) était alors une maladie externe : {b}

« qui vient dans les chairs, et qui les mange petit à petit comme une espèce de gangrène. C’est une tumeur dure, inégale, raboteuse, ronde et immobile, de couleur cendrée, livide ou plombine, environnée de plusieurs veines apparentes et tortues, pleines d’un sang mélancolique et limoneux, qui ressemblent au poisson {c} appelé cancer ou écrevisse. Elle commence sans douleur, et paraît d’abord comme un pois chiche ou une petite noisette ; mais elle croît assez vite et devient fort douloureuse. Les cancers viennent aux parties glanduleuses et lâches, comme aux mamelles et aux émonctoires. {d} En grec karkinos, qui signifie aussi écrevisse. Ce mal a grand rapport avec cette sorte de poisson en ce que quand une fois il a pris pied dans un corps, il est presque impossible de l’en chasser, de même qu’il est difficile d’arracher des pinces de l’écrevisse ce qu’elle a une fois attrapé. » {e}


  1. La lèpre était une des deux formes de l’éléphantiasis (v. note [28], lettre 402), toutes deux d’origine infectieuse (comme le sont certains cancers modernes).

  2. C’est-à-dire visible (extériorisée) : la médecine du xviie s. ignorait les cancers profonds, qui sont de très loin les plus fréquents (appareils respiratoire, génito-urinaire et digestif, système nerveux, etc.).

  3. Sic pour crustacé (mot apparu au début du xviiie s.).

  4. Glandes qui servent à la décharge des humeurs : nœuds (ganglions) lympahtiques.

  5. Patin a presque exclusivement employé ce mot pour le cancer du sein qui emporta la reine mère de France, Anne d’Autriche, en 1666. Le récit de ce mal donne une belle idée de l’impuissance des médecins d’alors face à ce mal.

6.

« autant de la maladie qu’elle avait, que de l’antimoine qu’on lui a administré. » V. note [31], lettre 335, pour Madame Nicole, première épouse de Charles iv de Lorraine.

Né le 19 février 1577, Jean ii Riolan mourut cinq heures avant d’avoir fêté son 80e (et non 77e) anniversaire (comme Guy Patin l’a précisé dans sa lettre latine à Werner Rolfinck, datée du 6 septembre 1664).

7.

« mais il va mieux. »

8.

« ses affaires sont en la pire posture. »

9.

V. note [9], lettre 441, pour la traduction française des Historiarum sui temporis… du président Jacques-Auguste i de Thou, par les soins de Pierre Du Ryer (qui mourut avant d’avoir terminé les six volumes prévus).

10.

Le fils aîné du prince François, Nicolas-François de Lorraine (v. note [32], lettre 1023), était le futur Charles v, duc de Lorraine en 1675. Ce mariage n’eut pas lieu : la plus jeune des Mancini, Marie-Anne (Rome 1649-Paris 1714) allait épouser en 1662 Maurice Godefroy de La Tour d’Auvergne, neveu de Turenne et duc de Bouillon.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 23 février 1657

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(Consulté le 28/04/2024)

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