L. latine 10.  >
À Nicolaas Heinsius,
le 8 janvier 1647

[Universiteit Leiden Bibliotheken | LAT ]

Au très distingué M. Nicolaas Heinsius, à Rome.

Très distingué Monsieur, [a][1]

J’ai bien reçu la lettre que vous aviez envoyée de Florence et en ai expédié ma réponse à Venise, à l’adresse de ces marchands que vous m’aviez indiqués. J’en reçois maintenant une autre, datée de Rome, où j’apprends que vous séjournez à présent et demeurerez pendant au moins trois mois. Puisse Dieu vous conserver sain et sauf pendant tout ce temps que votre voyage d’Italie vous tiendra occupé, pour qu’à la fin vous nous en reveniez bien vivant et solide. Je vous sais profondément gré de vous souvenir souvent de moi et en écrivant, de dissiper mes doutes sur votre bonne santé. Je pense que vous voulez rire quand vous évoquez ma bienveillance à votre égard ; c’est pour me pousser à m’indigner, car ce rire me reproche mon infortune, moi qui n’ai jamais pu être bienfaisant à l’égard de personne, si vous exceptez quelques rares malades, tant je suis malheureux et né sous une mauvaise étoile. Mais il est dans la nature des hommes que beaucoup d’entre eux soient infortunés : la plupart sont inutiles et mauvais ; pauci, quos æquus amavit Iupiter, aut ardens evexit ad æthera virtus[1][2] sont de bonne naissance ou utiles au bien public ; et parmi ceux-là, très distingué Monsieur, vous tenez un haut rang et je souhaite que, comme vous méritez, vous l’occupiez heureusement et fort longtemps, pour la bonne marche de vos affaires et de la république ; et que ces nobles et extraordinaires talents, que vous avez hérités de votre très distingué père, [3] prospèrent en vous et se transmettent sûrement à votre postérité.

Venons-en à ce qu’on publie en Italie, car vous m’y incitez si diligemment et si souvent que, bannissant toute pudeur, j’ose vous demander de me rechercher un livre : je vous prie de m’acheter (et je vous rembourserai, quel qu’en soit le prix) Fabii Pacii Vicentini, Commentarios in sex priores Galeni libros Methodi medendi, ainsi que son commentaire sur son 7e livre ; ce sont deux petits volumes in‑fo, publiés à Vicence en 1598 et 1608. [2][4][5]

Vous n’avez vraiment aucune raison de me présenter votre Rome, cette Rome qui est spurcum cadaver pristinæ venustatis, et turpem imaginem puritatis antiquæ : [3][6] qu’ai-je en effet à voir avec Rome ? qu’a donc à y voir un homme de bien et fort accaparé avec negotiosa illa tot otiosorum matre, corrupta, constuprata, contaminata ? [4] Que celle qui, Ocellus quondam, nunc Lacuna Fortunæ [5] se tienne bien loin de moi et s’occupe de ses propres affaires. Comme a dit Pétrarque en fin connaisseur, elle n’est rien d’autre quam impura illa Officina, in qua cuditur quidquid scelerum, fraudum et imposturarum spargitur per universum Orbem terrarum[6][7] Et même, si je ne vous connaissais bien, vous le plus agréable des amis, je vous exhorterais volontiers à vous méfier de ses séductions et de ses pièges, tant que vous y séjournez. Je vous prierais au moins de vous rappeler la très belle lettre de Juste Lipse à Philippe de Lanoye, noble jeune homme flamand, pour qui ce voyage outre-mer fut tragique (centurie i, épître xxii). [7][8][9] Pardonnez-moi pourtant, très doux ami, je vous en supplie, de vous mettre en garde, bien que vous ne manquiez point de bon conseiller. C’est mon amour pour vous qui me pousse à cela, et cette sérieuse crainte qui m’incite à vous écrire ces mots d’une main tremblante ; mais que ma peur se dissipe, car je n’ai pas si mauvais sentiment de vous. Badinons donc un peu après tous ces sujets sérieux.

Le prince de Condé, qui fut jadis un grand protecteur des jésuites, est ici mort âgé de 58 ans ; [10][11] il s’en est allé dans l’au-delà, là où il reconnaîtra la bonne foi de ces compagnons qu’il a tellement favorisés par le passé, non sans faire souffrir les hommes de bien. Notre ami Spon vous salue obligeamment. [12] Naudé [13] a visité quelques villes d’Allemagne, dont il déplore l’abandon, et tout particulièrement le dénûment d’hommes savants, il n’en a presque trouvé aucun, hormis Buxtorf à Bâle. [14] Il nous est enfin revenu, sain est sauf, au milieu de l’hiver, avec de nombreux paquets de livres qu’il a recueillis çà et là. [8][15] Tout ce qu’a fait Frater Ludovicus est dans diverses bibliographies, et il ne s’agit que de celui-là seul car nul autre de ce nom n’est digne d’y figurer. [9] Vous vous souvenez de ce que disait des moines l’immortel ornement de votre Hollande, Désiré Érasme, [17] et Alciat dans l’emblème où il parle d’eux :

Segnities specie recti velata cucullo,
Non se, non alios utilitate juvat
[10][16][18]

Mais tandis que vous demeurez à Rome, je vous demande d’aller voir Famiano Strada pour savoir de lui quand donc il nous permettra de voir la seconde partie de son histoire : ô comme je souhaite qu’il la publie vite ! [11][19] Il circule ici beaucoup de bruits sur la paix ; [20] les hommes emunctæ naris [12][21] et ceux qui s’y connaissent en politique ne les tiennent pour rien d’autre que des intrigues impériales visant à tromper le peuple et à soutirer de l’argent. Ah, comme cette Vierge catholique qui est aux cieux nous ferait de bien si elle nous ramenait jure postliminii ! [13] Il n’y a ici rien de nouveau en librairie. Vale et vive, très distingué Monsieur, et aimez-moi comme vous faites.

De Paris, ce 8e de janvier 1647.

Vôtre de toute mon âme, Guy Patin, natif de Beauvaisis, docteur en médecine de Paris.


a.

Lettre autographe de Guy Patin à Nicolaas Heinsius, que nous a communiquée l’Universiteit Leiden Bibliotheken (cote BUR F 9, page 504 ro, non disponible en ligne) ; imprimée dans Burman, Epistola dv (pages 578‑579).

1.

« peu d’hommes, que Jupiter le juste a chéris ou que leur ardente vertu a élevés jusqu’aux nues » (Virgile, v. note [27] des Préceptes particuliers d’un médecin à son fils).

Sans le propos de Nicolaas Heinsius qui les a provoquées, les ruminations de Guy Patin sur la médiocrité de ses mérites sont ininterprétables.

2.

V. note [19], lettre 211, pour ces « Commentaires de Fabius Pacius, natif de Vicence, sur les six premiers livres de la Méthode pour remédier de Galien » (Vicence, 1598), suivis de ceux qu’il a publiés (ibid. 1608) sur le 7e livre de la même Méthode.

3.

« l’immonde cadavre de la beauté d’antan et le honteux spectre de l’antique pureté » : adaptation des deux premiers vers du scazon de Joseph Scaliger In Romam [Contre Rome] (v. note [24], lettre 207).

4.

« cette mère affairée de tant d’oisifs, corrompue, débauchée, vérolée » : adaptation du même scazon (vers 15‑16, v. supra note [3]).

5.

« jadis un joyau, est désormais le fossé de la fortune » : vers 14 du même scazon (v. supra note [3]).

6.

« que cette boutique ignoble et corrompue où on martèle toutes sortes de perfidies et d’où on répand toutes sortes de crimes sur la terre entière » (v. note [25], lettre latine 5, pour cette citation qu’Hubert Languet a attribuée à Pétrarque).

7.

V. note [12], lettre 271, pour la transcription et la traduction de cette lettre de Juste Lipse, datée d’Anvers le 3 avril 1578, pour mettre en garde Philippe de Lanoye (ou Lannoy, Philippus Lanoyus), « très noble jeune homme de Douai » qui souhaitait faire un voyage en Italie (et non pour le consoler à son retour comme le suggérait ici Guy Patin).

8.

Johannes Buxtorf le Jeune (Bâle 1599-ibid. 1664) était le fils de Johannes l’Ancien (v. note [10] du Borboniana 6 manuscrit). Ayant pris la succession de son père, Johannes le Jeune enseignait l’hébreu à Bâle ; il a consacré plusieurs ouvrages à l’érudition judaïque, écrits en latin, ainsi qu’une abondante correspondance encore inédite.

Buxtorf figure dans la liste des auteurs putatifs de l’énigmatique ouvrage intitulé Les trois Imposteurs (v. notule {c}, note [23], lettre 449). Plus prosaïquement, il était atteint d’une hernie abdominale dont Guy Patin a parlé dans sa lettre latine du 18 juillet 1665 à Bernhard Verzascha.

Le Mascurat de Gabriel Naudé (Paris, 1649 et 1650, v. note [127], lettre 166) contient contient deux relations de ses voyages de 1646‑1647 tirées de la Gazette, avec des commentaires (pages 254‑256).

9.

Guy Patin n’en disait pas suffisamment sur ce « Frère Louis », probable moine écrivain, pour qu’on puisse l’identifier avec assurance.

10.

« Il ne lui sert à rien, non plus qu’aux autres, de dissimuler sa paresse sous un capuchon, en se donnant l’apparence de l’honnêteté » : deux derniers vers de l’emblème d’André Alciat intitulé Desidia [L’Oisiveté] (v. note [19], lettre 229).

V. note [7], lettre 11, pour une saillie d’Érasme contre les moines dans son L’Éloge de la folie.

11.

V. note [11], lettre 152, pour les deux décades de Bello Belgico [sur la Guerre de Flandre] du P. Famiano Strada parues à Rome en 1632 et 1647.

12.

Emunctæ naris se lit dans les Satires d’Horace (livre i, poème iv, vers 8) : c’est avoir le nez bien mouché, bien dégagé, et percevoir les odeurs les plus subtiles ; en opposition avec obesæ naris (Horace, Épodes, xii, vers 3) avoir le nez chargé, bouché, et ne rien sentir. Les sens figurés s’en déduisent sans peine.

13.

« à l’état précédent de nos affaires ».

Le jus postliminii ou postliminium est un principe de droit romain qu’on trouve défini sous le nom de postliminie dans le Dictionnaire de Trévoux : « rétablissement au même état d’où l’on avait été tiré par violence, rentrée dans des biens qui avaient été enlevés par les ennemis. »

s.

Universiteit Leiden Bibliotheken, cote BUR F 9, page 504 ro (non disponible en ligne).

Clarissimo viro D.D. Nic. Heinsio, Romam.

Vir Clarissime,

Eas revera accepi quas Florentiâ miseras, et ad eas reponsum misi Venetias,
ad eos mercatores quos mihi designaveras. Nun verò alias accipio, Romæ datas, ex quib.
disco Te nunc illic agere, inibiq. moraturum ad minimum adhuc tres menses. Servet Te
Deus salvum et incolumem per totum illud spatium quo Te detinebit tota tua peregrinatio
Italica, ut ad nos tandem vegetus firmísq. redeas. Grates ago quam possum maximas, quod
mei crebrò memineris, et de tua valetudine dubitantem nova scriptione certiorem me feceris.
Beneficiorum in Te meorum commemorationem puto Tibi risum movere, ut me ad indignationem
provocat, et infortunium meum mihi obijcit, qui, si paucos quosdam ægros excipias, nulli
unquam beneficus esse potui, adeo sum infelix, et sinistro natus omine. Sed sic est natura
mortalium, ut multi inter eos infortunati : plurimi inutiles aut pravi : pauci, quos
æquus amavit Iupiter, aut ardens evexit ad æthera virtus
, de genere bonorum, aut Reip.
utiles nascantur : et in ijs, Tu, Vir Clariss. magnum locum occupas, quem utinam diutis-
simè bonis tuis et Reip. rebus, ut merens, feliciter retineas ; ut in Te vigeat, certóque
ad posteros transeat eximia illa et nobilis indoles a Clariss. Parente Tibi tradita.

Quod spectat ad libros ex Italia, quia super ijs toties et tantopere me urges, ut aliquid
per Te requiram, ecce perfrico frontem, Téq. rogo ut mihi emas, (pretium refundam quale-
cumq. fuerit) Fabij Pacij Vicentini, commentarios in sex priores Galeni libros methodi medendi,
ut et comm. in 7. ejusdem operis
 : duo sunt mediocres tomi, Vicetiæ editi 1598. et 1608. in folio.

Romam tuam, Romam illam, spurcum cadaver pristinæ venustatis, et turpem imagi-
nem puritatis antiquæ
, non est sanè quod mihi offeras : quid enim mihi cum Roma ? quid
viro bono et occupato cum negotiosa illa tot otiosorum matre, corrupta, constuprata,
contaminata
 ? sanè abeat illa à me, habeátq. sib ires suas Ocellus illa quondam, nunc
Lacuna Fortunæ
 : quæ, ut scitè ait Petrarcha, nihil est aliud quam impura illa
Officina, in qua cuditur quidquid scelerum, fraudum et imposturarum spargitur per
universum Orbem terrarum
 ; imò, ni bene Te nossem, amicorum suavissime lubens monerem
Te, ut ab ejus illecebris et insidijs Tibi caveas, dum illa Te detinet : rogarémq. ut
saltem Tibi revocares in memoriam elegantissimam epistolam I. Lipsij ad Phil. Lanoyum,
nobilem adolescentem Belgam, Cent. i. epistola 22. cui funesta fuit ista expeditio trans-
marina. Precor tamen, amice melitiisime, da veniam, quod Te moneam, quamvis
monitore non indigeas : hoc facit amor in Te meus, et gravis ille metus, per quem
manu tremulâ, ista ad Te scribo. Sed facessat ille timor meus, neq. enim de Te tam malè sentio : et amotis serijs, jocemur aliquantulum.

Princeps Condæus, summus olim Loyolitarum patronus, anno ætatis 58. hîc obijt,
abijtq. εις την χωραντων πολλων : ibi agnoscet fidem Sociorum illorum, quib. antehac
tantopere favit, non sine dolore bonorum. Sponius noster officiosè Te salutat :
Naudæus aliquot Germaniæ urbes invisit, quarum solitudinem deplorat, præsertim v.
virorum eruditorum, quos penè nullos deprehendit præter Buxtorfium Basileæ :
tandémq. media hyeme sanus, et incolumis ad nos reversus est, cum multis librorum
huc illuc collectorum fascibus. Frater Ludovicus in varijs librorum nomenclaturis
totus est : et hoc unum agit, quia aliud quidquam agere non est idoneus. Meministi quod
Bataviæ vestræ decus immortale, Des. Erasmus, dicat de Monachis : et Alciatus in Embl.
ubi de Essenis.

Segnities specie recti velata cucullo,
Non se, non alios utilitate juvat.

Dum a. Roma Te habet, vide quæso eximium virum Fam. Stradam, et ab eo
disce quandonam historiæ suæ partem 2. nobis non invidebit. O utinam citò fiat
istud ! Multa hîc circum feruntur de Pace, quæ naris emunctæ homines, et viri
πολιτικωτατοι non aliter habent quam pro artibus Imperatorijs, quib. decipitur
populus, et pecuniâ emungitur. Eheu ! quàm bene nobiscum ageretur, si cælestis
illa Virgo Catholica, jure postliminij ad nos rediret. In re libraria nihil hîc novi.
Vive et vale, méq. quod facis, ama, Vir Clariss. Dabam Parisijs, die 8. Ianu. 1647.

Tuus ex animo, Guido Patinus, Bellov.
Doctor Medicus Parisiensis.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Nicolaas Heinsius, le 8 janvier 1647

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(Consulté le 04/05/2024)

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