Pour réponse à votre dernière du 29e de mai que je reçus hier sur le Pont-Neuf, [2] le porteur de lettres me reconnut en passant comme je m’en allais à deux lieues d’ici y voir un riche enfant qui y prend l’air et du lait d’ânesse, [3][4] et qui y a recouvré une parfaite convalescence, je vous dirai que la bibliothèque du Mazarin [5][6] se remplit véritablement de plusieurs livres qui avaient été achetés au débris de sa bibliothèque par des libraires et quelques particuliers, le syndic des libraires s’y étant employé tout de bon. [1] En tout ce procédé, je n’y ai eu nulle part, n’en ayant acheté aucun. Il n’y a point encore de bibliothécaire désigné, c’est un nommé < La > Poterie, [7] qui y servait sous feu M. Naudé, [8] qui en fait la fonction, mais qui ne l’aura pas. [2] C’est un fripon qui a rendu de très mauvais services à notre bon ami après sa mort ou au moins, qui y a tâché ; mais l’innocence de sa vie et de ses mœurs l’a jusqu’à présent défendu très parfaitement de la calomnie de ce pendard que je ne connais point, mais peut-être qu’il y viendra. Tout ce que le Gazetier dit et écrit du Mazarin n’est que per viam adulationis. [3] Le Mazarin est en une posture où il a beaucoup d’autres choses à méditer que l’enrichissement de sa bibliothèque, et particulièrement n’étant point homme de lettres, n’en ayant ni le loisir, ni l’inclination. J’écouterai très volontiers M. Marion [9] sur les propositions qu’il me fera de votre part touchant ce jeune chirurgien, mais je n’en sais point de meilleur moyen que celui que garda l’an passé ce chirurgien troyen [10] qui passa ici par arrêt du Grand Conseil, et pour lequel vous m’aviez écrit. Comme il est à Lyon, il peut vous donner de bonne tablature, [4] je ne crois point qu’il y ait de voie plus courte que celle-là. Ce M. Cattier [11] était un médecin du Bureau d’adresse [12] du Gazetier, [13] que l’arrêt par nous obtenu renversa l’an 1644. [14] Il est né dans le faubourg de Saint-Germain, [15] fils d’un homme qui louait des chambres garnies. Il a demeuré dans l’Île du Palais, [5] aujourd’hui il loge au marais du Temple. [16] C’est celui que je ne vis jamais, mais l’on m’a dit qu’il me connaissait ; même, j’ai appris qu’il m’avait loué en plusieurs rencontres. Il est de la religion réformée, âgé d’environ 45 ans à ce que j’apprends. M. Riolan [17] m’a déjà dit autrefois, comme vous, que ce traité de Rheumatismo était trop sec et qu’il y avait bien d’autres choses à dire ; [6] que pour bien entendre la doctrine du rhumatisme, [18] il fallait pêcher dans Hippocrate [19] et Galien, [20] etc. Puisque M. Rigaud [21] ne fait point d’autre diligence, je vous prie de me permettre que je fasse arrêt entre vos mains de toute notre copie de feu notre bon ami M. Hofmannus. [7][22] Je m’en vais traiter avec M. Fourmy, [23] s’il veut ; sinon, nous prendrons quelque autre chemin. Tâchez même de retirer de l’imprimeur [24] cette copie écrite de votre main.
J’ai le livre d’Eus. Nierembergius, [8][25][26][27] je vous rends grâces du bon avis que m’en avez donné. Il y a là-dedans bien des contes bourrus, aussi bien que dans l’Alcoran. [28] C’est un abus que tout ce que l’on dit de cette prétendue démonomanie. Il n’y a point de pires démons que les princes qui nous font du mal et qui nous empêchent de vivre à notre aise. Les jésuites, [29] les moines [30] et les ministres se servent de ce mot de démon comme d’un épouvantail de chènevière, [31] μορμολυκειον Græcis, [9] pour intimider le peuple. Le prince de Condé [32] et le Mazarin sont les démons de la France, le Turc l’est de la chrétienté. Les chimistes, [33] les apothicaires [34] et les charlatans [35] sont les démons du genre humain en leur sorte, principalement quand ils se servent d’antimoine. [36] Le prétendu démon d’enfer n’en tue pas tant que fait ce venin chimique. Pour les prophètes, il n’en est plus de ceux que j’entends. Pour Brisach, [37] on tient ici pour certain que le comte d’Harcourt [38] n’y est pas en assurance. L’évêque de Valence [39][40] est ici mort depuis trois jours. [10][41] Le roi [42] fut sacré à Reims [43] dimanche dernier. [11] On croit qu’il s’en va à Châlons-sur-Marne, [44] d’autant qu’ils sont trop incommodés à Reims faute de fourrage. Gravelines [45] a reçu un horrible esclandre du feu qui a pris aux poudres : plus de la moitié de la ville a été renversée et quantité de gens tués, et entre autres plusieurs religieuses. [12] On a découvert à Londres une nouvelle conspiration contre Cromwell. [46] Il y a un médecin nommé Naudin, [47] fils d’un apothicaire du faubourg Saint-Germain, qui en est arrêté prisonnier et en a les fers aux pieds ; [13] ce Naudin [48] père est un grand charlatan. Mais il est temps de finir, je me recommande à vos bonnes grâces et suis de toute mon affection, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
Guy Patin.
De Paris, ce mardi 9e de juin 1654.
1. |
Mazarin entreprenait de reconstituer à toute force sa bibliothèque qui avait été dispersée et vendue durant l’hiver 1651-52 (v. note [22], lettre 279, et passim). |
2. |
François de La Poterie (mort en 1704) allait pourtant succéder à Gabriel Naudé comme bibliothécaire de Mazarin. Avec le libraire Antoine Vitré (v. note [17], lettre 293), il a dressé un inventaire manuscrit de la Bibliothèque Mazarine (1661-1662). |
3. |
« dans l’intention de la flatterie » : allusion à un article de la Gazette (ordinaire no 63, nouvelles du 23 mai 1654, page 504), où Son Éminence « étant comme cette Pallas armée qui n’était pas moins propre aux belles-lettres qu’à l’exercice de la guerre, ne peut être empêchée par les soins qu’elle prend pour la prospérité des armes du roi de travailler à rétablir en son premier lustre cette bibliothèque déjà composée de plus de 30 000 volumes, entre lesquels sont grand nombre d’excellents manuscrits, grecs, hébreux et en diverses autres langues » (Jestaz). |
4. |
V. note [58], lettre 332, pour l’affaire du jeune chirurgien Lombard dont on avait âprement disputé devant le Collège des médecins de Lyon. |
5. |
Île de la Cité. |
6. |
Isaac Cattier : {a} De rheumatismo Dissertatio, de eius natura et curatione. Simulque multa, ex occasione, de natura doloris intricatissima perspicue enodantur, novisque observationibus illustrantur… |
7. |
Toujours le projet avorté, maintes fois évoqué dans les lettres à Charles Spon, de faire publier les Chrestomathies de Caspar Hofmann par l’imprimeur lyonnais Pierre Rigaud (v. note [17], lettre 192). |
8. |
V. note [7], lettre 349, pour les De miris et miraculosis Naturis in Europa libri duo… [Deux livres sur les Natures merveilleuses et miraculeuses en Europe…] (Anvers, 1635) de Juan Eusebio Nieremberg, que Guy Patin avait retrouvés dans sa bobliothèque grâce aux indications de Charles Spon. |
9. |
« mormolukeïon [l’épouvantail] pour les Grecs ». Chènevière (Furetière) : « lieu semé de chènevis pour faire venir du chanvre. Épouvantail de chènevière est un fantôme habillé en homme pour épouvanter les oiseaux qui veulent venir manger le chènevis. En Latin cannabaria, ou chabanaria. On appelle figurément une personne fort laide et propre à faire peur, un épouvantail de chènevière. On le dit aussi d’une terreur mal fondée qu’on nous veut donner, qui en apparence ferait du mal, mais qui n’en fait point en effet quand elle est bien examinée. » |
10. |
Charles-Jacques de Gélas de Léberon, sacré évêque de Valence en 1624, était mort de maladie près de Saint-Germain-en-Laye le 5 juin 1654 tandis qu’il s’en retournait de Paris à son évêché. V. note [32] du Borboniana 9 manuscrit pour ses ascendants. Le 24 juin suivant, Mazarin nommait Daniel de Cosnac (v. note [1], lettre 972) pour lui succéder (Gallia Christiana). |
11. |
Le dimanche 7 juin 1654. Mlle de Montpensier (Mémoires, première partie, volume 2, chapitre xix, pages 320‑321) :
Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, page 693) a aussi remarqué l’incroyable imbroglio des délégations épiscopales :
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12. |
Le feu s’était déclaré dans le château le 28 mai, vers 11 heures du matin : 800 tonnes de poudre s’y trouvaient. « Le magasin sauta en l’air avec toutes les munitions, ce qui cause la ruine, non seulement de ce château et d’une grande partie de la ville, mais encore la mort de plus de 500 soldats » (Gazette, ordinaire no 72, page 572) (Jestaz). |
13. |
Exaspéré par la lenteur des négociations entre la France et le Protectorat, le baron de Baas (v. note [14], lettre 340), émissaire de Mazarin auprès de l’ambassadeur Antoine de Bordeaux, avait, au début de mai, prêté une oreille favorable à Théodore Naudin (v. note [6], lettre 349), médecin français qui voulait s’immiscer dans une conspiration contre Cromwell ; mais l’affaire fut découverte et les coupables arrêtés (v. note [9], lettre 357). François de Guizot (Histoire de la République d’Angleterre et de Cromwell, 1854, volume 2, pages 406-413) a transcrit, sur ce sujet, une lettre de M. de Bordeaux à M. de Brienne (de Londres, le 25 juin 1654) :
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a. |
Ms BnF no 9357, fo 153, « À Monsieur/ Monsieur Spon,/ Docteur en médecine,/ À Lyon » ; Reveillé-Parise, no cclxii (tome ii, pages 138‑141, comme la précédente) ; Jestaz no 117 (tome ii, pages 1228‑1230). |