L. 353.  >
À Charles Spon,
le 9 juin 1654

Monsieur, [a][1]

Pour réponse à votre dernière du 29e de mai que je reçus hier sur le Pont-Neuf, [2] le porteur de lettres me reconnut en passant comme je m’en allais à deux lieues d’ici y voir un riche enfant qui y prend l’air et du lait d’ânesse, [3][4] et qui y a recouvré une parfaite convalescence, je vous dirai que la bibliothèque du Mazarin [5][6] se remplit véritablement de plusieurs livres qui avaient été achetés au débris de sa bibliothèque par des libraires et quelques particuliers, le syndic des libraires s’y étant employé tout de bon[1] En tout ce procédé, je n’y ai eu nulle part, n’en ayant acheté aucun. Il n’y a point encore de bibliothécaire désigné, c’est un nommé < La > Poterie, [7] qui y servait sous feu M. Naudé, [8] qui en fait la fonction, mais qui ne l’aura pas. [2] C’est un fripon qui a rendu de très mauvais services à notre bon ami après sa mort ou au moins, qui y a tâché ; mais l’innocence de sa vie et de ses mœurs l’a jusqu’à présent défendu très parfaitement de la calomnie de ce pendard que je ne connais point, mais peut-être qu’il y viendra. Tout ce que le Gazetier dit et écrit du Mazarin n’est que per viam adulationis[3] Le Mazarin est en une posture où il a beaucoup d’autres choses à méditer que l’enrichissement de sa bibliothèque, et particulièrement n’étant point homme de lettres, n’en ayant ni le loisir, ni l’inclination. J’écouterai très volontiers M. Marion [9] sur les propositions qu’il me fera de votre part touchant ce jeune chirurgien, mais je n’en sais point de meilleur moyen que celui que garda l’an passé ce chirurgien troyen [10] qui passa ici par arrêt du Grand Conseil, et pour lequel vous m’aviez écrit. Comme il est à Lyon, il peut vous donner de bonne tablature[4] je ne crois point qu’il y ait de voie plus courte que celle-là. Ce M. Cattier [11] était un médecin du Bureau d’adresse [12] du Gazetier, [13] que l’arrêt par nous obtenu renversa l’an 1644. [14] Il est né dans le faubourg de Saint-Germain, [15] fils d’un homme qui louait des chambres garnies. Il a demeuré dans l’Île du Palais, [5] aujourd’hui il loge au marais du Temple. [16] C’est celui que je ne vis jamais, mais l’on m’a dit qu’il me connaissait ; même, j’ai appris qu’il m’avait loué en plusieurs rencontres. Il est de la religion réformée, âgé d’environ 45 ans à ce que j’apprends. M. Riolan [17] m’a déjà dit autrefois, comme vous, que ce traité de Rheumatismo était trop sec et qu’il y avait bien d’autres choses à dire ; [6] que pour bien entendre la doctrine du rhumatisme, [18] il fallait pêcher dans Hippocrate [19] et Galien, [20] etc. Puisque M. Rigaud [21] ne fait point d’autre diligence, je vous prie de me permettre que je fasse arrêt entre vos mains de toute notre copie de feu notre bon ami M. Hofmannus. [7][22] Je m’en vais traiter avec M. Fourmy, [23] s’il veut ; sinon, nous prendrons quelque autre chemin. Tâchez même de retirer de l’imprimeur [24] cette copie écrite de votre main.

J’ai le livre d’Eus. Nierembergius, [8][25][26][27] je vous rends grâces du bon avis que m’en avez donné. Il y a là-dedans bien des contes bourrus, aussi bien que dans l’Alcoran. [28] C’est un abus que tout ce que l’on dit de cette prétendue démonomanie. Il n’y a point de pires démons que les princes qui nous font du mal et qui nous empêchent de vivre à notre aise. Les jésuites, [29] les moines [30] et les ministres se servent de ce mot de démon comme d’un épouvantail de chènevière, [31] μορμολυκειον Græcis[9] pour intimider le peuple. Le prince de Condé [32] et le Mazarin sont les démons de la France, le Turc l’est de la chrétienté. Les chimistes, [33] les apothicaires [34] et les charlatans [35] sont les démons du genre humain en leur sorte, principalement quand ils se servent d’antimoine. [36] Le prétendu démon d’enfer n’en tue pas tant que fait ce venin chimique. Pour les prophètes, il n’en est plus de ceux que j’entends. Pour Brisach, [37] on tient ici pour certain que le comte d’Harcourt [38] n’y est pas en assurance. L’évêque de Valence [39][40] est ici mort depuis trois jours. [10][41] Le roi [42] fut sacré à Reims [43] dimanche dernier. [11] On croit qu’il s’en va à Châlons-sur-Marne, [44] d’autant qu’ils sont trop incommodés à Reims faute de fourrage. Gravelines [45] a reçu un horrible esclandre du feu qui a pris aux poudres : plus de la moitié de la ville a été renversée et quantité de gens tués, et entre autres plusieurs religieuses. [12] On a découvert à Londres une nouvelle conspiration contre Cromwell. [46] Il y a un médecin nommé Naudin, [47] fils d’un apothicaire du faubourg Saint-Germain, qui en est arrêté prisonnier et en a les fers aux pieds ; [13] ce Naudin [48] père est un grand charlatan. Mais il est temps de finir, je me recommande à vos bonnes grâces et suis de toute mon affection, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce mardi 9e de juin 1654.


a.

Ms BnF no 9357, fo 153, « À Monsieur/ Monsieur Spon,/ Docteur en médecine,/ À Lyon » ; Reveillé-Parise, no cclxii (tome ii, pages 138‑141, comme la précédente) ; Jestaz no 117 (tome ii, pages 1228‑1230).

1.

Mazarin entreprenait de reconstituer à toute force sa bibliothèque qui avait été dispersée et vendue durant l’hiver 1651-52 (v. note [22], lettre 279, et passim).

2.

François de La Poterie (mort en 1704) allait pourtant succéder à Gabriel Naudé comme bibliothécaire de Mazarin. Avec le libraire Antoine Vitré (v. note [17], lettre 293), il a dressé un inventaire manuscrit de la Bibliothèque Mazarine (1661-1662).

3.

« dans l’intention de la flatterie » : allusion à un article de la Gazette (ordinaire no 63, nouvelles du 23 mai 1654, page 504), où Son Éminence « étant comme cette Pallas armée qui n’était pas moins propre aux belles-lettres qu’à l’exercice de la guerre, ne peut être empêchée par les soins qu’elle prend pour la prospérité des armes du roi de travailler à rétablir en son premier lustre cette bibliothèque déjà composée de plus de 30 000 volumes, entre lesquels sont grand nombre d’excellents manuscrits, grecs, hébreux et en diverses autres langues » (Jestaz).

4.

V. note [58], lettre 332, pour l’affaire du jeune chirurgien Lombard dont on avait âprement disputé devant le Collège des médecins de Lyon.

5.

Île de la Cité.

6.

Isaac Cattier : {a}

De rheumatismo Dissertatio, de eius natura et curatione. Simulque multa, ex occasione, de natura doloris intricatissima perspicue enodantur, novisque observationibus illustrantur…

[Dissertation sur le rhumatisme, sa nature et sa guérison ; en même temps que, à cette occasion, bien des choses fort embrouillées sur la nature de la douleur sont expliquées avec netteté et illustrées par de nouvelles observations…] {b}


  1. Auteur de la Seconde Apologie de l’Université en médecine de Montpellier… (Paris, 1653, v. note [11], lettre 351).

  2. Paris, veuve Petit, 1653, in‑8o.

7.

Toujours le projet avorté, maintes fois évoqué dans les lettres à Charles Spon, de faire publier les Chrestomathies de Caspar Hofmann par l’imprimeur lyonnais Pierre Rigaud (v. note [17], lettre 192).

8.

V. note [7], lettre 349, pour les De miris et miraculosis Naturis in Europa libri duo… [Deux livres sur les Natures merveilleuses et miraculeuses en Europe…] (Anvers, 1635) de Juan Eusebio Nieremberg, que Guy Patin avait retrouvés dans sa bobliothèque grâce aux indications de Charles Spon.

9.

« mormolukeïon [l’épouvantail] pour les Grecs ».

Chènevière (Furetière) :

« lieu semé de chènevis pour faire venir du chanvre. Épouvantail de chènevière est un fantôme habillé en homme pour épouvanter les oiseaux qui veulent venir manger le chènevis. En Latin cannabaria, ou chabanaria. On appelle figurément une personne fort laide et propre à faire peur, un épouvantail de chènevière. On le dit aussi d’une terreur mal fondée qu’on nous veut donner, qui en apparence ferait du mal, mais qui n’en fait point en effet quand elle est bien examinée. »

Canebière est une déformation de chènevière et chènevis, graine du chanvre, une déformation de cannabis (v. note [13], lettre latine 109). « Le chènevis était mis autrefois au nombre des légumes [grains qu’on cueille] que l’on servait frits au dessert ; mais à présent ce mauvais ragoût est entièrement banni des tables. Il est mauvais à l’estomac et à la tête, et il aliénerait l’esprit à qui en mangerait beaucoup » (Trévoux).

V. note [8] du Naudæana 3, pour l’utilisation du chanvre dans la confection de papier, le tressage de cordages et le tissage de toiles, et [4], lettre de Claude ii Belin, datée du 4 mars 1657, pour le surnom de pantagruélion que lui a donné François Rabelais dans son Tiers Livre.

10.

Charles-Jacques de Gélas de Léberon, sacré évêque de Valence en 1624, était mort de maladie près de Saint-Germain-en-Laye le 5 juin 1654 tandis qu’il s’en retournait de Paris à son évêché. V. note [32] du Borboniana 9 manuscrit pour ses ascendants.

Le 24 juin suivant, Mazarin nommait Daniel de Cosnac (v. note [1], lettre 972) pour lui succéder (Gallia Christiana).

11.

Le dimanche 7 juin 1654.

Mlle de Montpensier (Mémoires, première partie, volume 2, chapitre xix, pages 320‑321) :

« La cérémonie du sacre est je crois une chose fort belle ; mais quand l’on en a vu d’autres en sa vie, que l’on sait comme la cour est faite et tous les gens qui la composent, et que l’on a lu le sacre dans un livre, c’est tout comme si l’on l’avait vu et on n’en a pas le chaud ni la peine de se lever fort matin. Ce qui est de remarquable à ce sacre, c’est que personne n’y a été ce qu’il devait être ; car M. l’archevêque de Reims de ce temps-là, {a} qui était de la Maison de Savoie, de la branche de Nemours, n’étant pas prêtre, ce fut M. de Soissons, {b} un des suffragants, qui fit la cérémonie ; et ainsi tous les autres suffragants prirent la place l’un de l’autre, et personne n’y joua son véritable personnage, mais celui d’autrui. Pour les pairs, hors Monsieur, frère du roi, les autres {c} étaient si peu propres à être en des places où sont d’ordinaire des princes du sang que je crois que personne ne s’est souvenu de ce qui se fit. On le manda à M. le duc d’Orléans et en même temps, on lui laissa la liberté de n’y pas venir ; ce qu’il fit avec joie, et n’étant pas accommodé à la cour, il eût été surprenant qu’il y fût venu. »


  1. Henri de Savoie, duc de Nemours et d’Aumale.

  2. Simon Legras, évêque de Soissons.

  3. Les princes de Condé et de Conti.

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, page 693) a aussi remarqué l’incroyable imbroglio des délégations épiscopales :

« L’évêque de Soissons représentait l’archevêque et duc de Reims ; {a} l’évêque de Beauvais représentait l’évêque et duc de Laon ; {b} l’évêque de Noyon représentait l’évêque et duc de Langres ; {c} l’évêque de Châlons représentait l’évêque et comte de Beauvais ; {d} l’archevêque de Bourges représentait l’évêque et comte de Noyon ; {e} l’archevêque de Rouen représentait l’évêque et comte de Châlons. » {f}


  1. Simon Legras (Soissons) pour Henri de Savoie-Nemours, abbé d’Aumale (Reims).

  2. Nicolas Choart de Buzenval (Beauvais) pour César d’Estrées (Laon).

  3. Henri de Barradas (Noyon) pour Sébastien Zamet (Langres).

  4. Félix Vialart de Herse (Châlons) pour Nicolas Choart de Buzenval (Beauvais).

  5. Anne de Lévis-Ventadour (Bourges) pour Henri de Barradas (Noyon).

  6. François de Harlay de Champvalon (Rouen) pour Félix Vialart de Herse (Châlons).

12.

Le feu s’était déclaré dans le château le 28 mai, vers 11 heures du matin : 800 tonnes de poudre s’y trouvaient. « Le magasin sauta en l’air avec toutes les munitions, ce qui cause la ruine, non seulement de ce château et d’une grande partie de la ville, mais encore la mort de plus de 500 soldats » (Gazette, ordinaire no 72, page 572) (Jestaz).

13.

Exaspéré par la lenteur des négociations entre la France et le Protectorat, le baron de Baas (v. note [14], lettre 340), émissaire de Mazarin auprès de l’ambassadeur Antoine de Bordeaux, avait, au début de mai, prêté une oreille favorable à Théodore Naudin (v. note [6], lettre 349), médecin français qui voulait s’immiscer dans une conspiration contre Cromwell ; mais l’affaire fut découverte et les coupables arrêtés (v. note [9], lettre 357).

François de Guizot (Histoire de la République d’Angleterre et de Cromwell, 1854, volume 2, pages 406-413) a transcrit, sur ce sujet, une lettre de M. de Bordeaux à M. de Brienne (de Londres, le 25 juin 1654) :

« Il sera sans doute, Monsieur, venu à votre connaissance que depuis deux mois un nommé Naudin, médecin français, avait été trouver M. de Baas et s’était offert de gagner quelques officiers de l’armée, même quelque place, et fomenter une division dans cet État si la France voulait appuyer ce dessein, présupposant que nous ne devions pas rejeter des propositions si avantageuses puisque ce régime était entièrement porté à préférer l’amitié de l’Espagne à celle de la France. Quoique cette ouverture fût faite dans un temps auquel toutes nos instances pour l’accommodement ne produisaient aucun effet, néanmoins ledit sieur de Baas ne se voulut point engager sur ce qu’il ne croyait pas que la cour eût intention d’entrer dans de semblables entreprises tant qu’elle verrait jour à l’accommodement. Ledit Naudin ne laissa pas de temps en temps de le revenir voir, croyant sans doute que Sa Majesté lui enverrait de nouveaux ordres. Ce commerce a continué sans ma participation jusqu’au jour que ledit Naudin a été fait prisonnier. Il ne fut pas sitôt interrogé que de plusieurs endroits l’on m’avertit que nous étions soupçonnés d’avoir part à la conjuration. Même, un de nos commissaires me le fit savoir et désigna ledit sieur de Baas en me déchargeant de ce soupçon, < ce > que je considérai comme un prétexte dont l’on se voulait servir pour retarder notre négociation. Je ne laissai pas néanmoins de faire toutes diligences pour effacer cette défiance, principalement après avoir appris dudit sieur de Baas tout ce qui s’était passé et le peu de fondement qu’elle avait. Elles n’empêchèrent pas que M. le Protecteur ne le mandât, il y a quinze jours, pour l’interroger, dont quelques-uns de son Conseil le détournèrent ; et quoique depuis, ce soupçon parût être dissipé, néanmoins, soit que, comme l’on m’assure, il ait été renouvelé par des lettres de France, ou que l’on fasse présentement moins difficulté d’éclater, mondit sieur le Protecteur le renvoya chercher lundi après dîner et, en présence de sept de son Conseil, lui fit des reproches de ce qu’il avait trempé dans une conjuration contre sa personne et contre cet État, lui lut la déposition de Naudin et le pressa d’y répondre. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 9 juin 1654

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(Consulté le 26/04/2024)

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