L. 616.  >
À Claude II Belin,
le 11 juin 1660

Monsieur, [a][1]

Pour réponse à la vôtre, tandis que j’en ai le temps, je vous dirai que le livre de M. Bochart, [2] ministre de Caen, [3] s’en va être envoyé en Angleterre pour y être imprimé. Il doit y avoir là-dedans bien des raretés et curiosités historiques. C’est un étrange livre que la Bible pour les énigmes qui s’y rencontrent, celui-ci n’y parlera que des curiosités physiques. [1] De 2. tomo Epistolarum Salmasii nihil adhuc audivi[2][4] Le médecin suisse qui m’a envoyé son livre de Apoplexia s’appelle Io. Iac. Wepfer ; [5] il est imprimé Schaphusii, à Schaffhouse. [3][6] J’y ai vu quelque chose de bon, il est fort élabouré. Ce que M. Bartholin [7] fait imprimer est de Pharmacie et d’Observations de médecine. Quand je les aurai reçus je vous le manderai, cela est long à venir jusqu’à Paris. Il n’y a rien d’anatomie, mais bien une harangue funèbre de son ami et parent que j’ai autrefois vu ici, nommé M. Fuiren, [8] qui était docteur de Bâle. [4][9] Gisberti Voetii Disputationes theologicæ (c’est un ministre et professeur d’Utrecht) [10] sont aujourd’hui en trois tomes in‑4o[5] J’en ai céans les deux premiers, le troisième est en chemin, qui me vient. Ils ont été imprimés en Hollande où vous les aurez à meilleur marché qu’à Lyon. Nos libraires ne se chargent guère de livres huguenots, [11] outre que les deux que m’avez nommés sont de beaucoup trop chers. Je n’ai jamais vu le Testament de feu M. Naudé, [12] je m’en enquerrai. [6] La reine d’Angleterre [13] a fait ici faire des feux de joie et a fait tirer du canon pour la réjouissance de ce que le roi son fils [14] est rentré en Angleterre ; mais nous ne savons pas encore quel jour il est entré dans Londres ni quel traitement on fait au milord Lambert [15] et autres grands qui sont prisonniers. Un grand bateau plein de ces prétendus criminels cromwellistes [16] fuyant la colère du roi, s’est sauvé à Hambourg. On dit que ce nouveau roi épousera la fille du roi de Danemark [17] et M. le duc d’Anjou, [18] sa sœur, [19] que l’empereur [20] demande. [7] On achève en Hollande Originationes linguæ Latinæ de Ger. Io. Vossius [21] in‑fo[8] ce sera un grand livre et un bel ouvrage d’un savant homme. Nous attendons un courrier de la cour qui nous apprendra si le roi [22] est marié, comme l’on croit. Je vous baise les mains, à Mme Belin, à monsieur votre fils et singulis aliis qui rebus nostris favent. Vale et me, quod facis, amare non desine.

Tuus ex animo, Guido Patin[9]

De Paris, ce vendredi 11e de juin 1660.


a.

Ms BnF no 9358, fo 185, « À Monsieur/ Monsieur Belin, le père,/ Docteur en médecine,/ À Troyes ».

1.

V. note [14], lettre 585, pour le « Bestiaire sacré » (Hierozoïcon) de Samuel Bochart (Londres, 1663).

2.

« Je n’ai rien ouï dire jusqu’ici du second tome des lettres de Saumaise. » V. note [4], lettre 392, pour le premier tome des lettres de Claude i Saumaise (Leyde, 1656) ; il n’y en a pas eu de second.

3.

Schaffhouse est la capitale du canton suisse de même nom, le plus septentrional et le plus petit de toute la Confédération (24 par 22 kilomètres). Les frères Wepfer, Johann Jakob (v. note [7], lettre 610) et Johann, étaient originaires de cette ville.

De Johann Jakob, Guy Patin mentionnait ici les remarquables :

Observationes anatomicæ ex cadaveribus eorum quos sustulit apoplexia, cum exercitatione de eius loco affecto.

[Observations anatomiques {a} recueillies sur les cadavres de ceux que l’apoplexie {b} a emportés, avec un essai sur le lieu qu’elle affecte]. {c}


  1. Au modeste mais éloquent nombre de cinq.

  2. V. note [5], lettre 45.

  3. Schaffhouse, Johann Kaspar Suter, 1658, in‑8o de 304 pages, avec une description illustrée du siphon de l’artère carotide interne ; Novæ Editioni accessit Auctuarium historiarum et observationum similium, cum scholiis [À cette nouvelle édition a été ajouté un supplément d’histoires et d’observations (au nombre de 18) avec des commentaires] (Schaffhouse, Alexander Reiding, 1675, in‑8o de 464 pages.

    Elle a été suivie de nombreuses autres éditions : v. la seconde notule {a} de la note [7], lettre 610, pour la prolifique augmentation qui a été publiée en 1727 par les neveux de Wepfer


Il s’agit du tout premier ouvrage appliquant rigoureusement la méthode anatomo-clinique (confrontation de l’histoire de la maladie aux constats de l’autopsie) à la connaissance des attaques cérébrales (apoplexies). Le début du Benevolo lectori salutem [Salut au bienveillant lecteur] surprendra ceux qui (comme moi) pensaient que ce puissant moteur du progrès médical n’avait conquis ses lettres de noblesse qu’au début du xixe s. (dans le sillage de Xavier Bichat et de René Laennec) :

Venas Lacteas, Circulationem sanguinis, Ductos chyliferos, Vasa Lymphatica, atque alia hujus sæculi inventa, non exiguas in Pathologia turbas excitasse, norunt illi, qui Veterum dogmatibus innutriti, nova quoque addidicerunt. Nam cum de plurimarum partium usu et actionibus necessario aliter quam hactenus sentiendum sit, non pauca immutanda, emendanda, aut aliter explicanda erunt. Quibus tamen difficulter assensus conciliatur, apud eos maxime, qui a puero aliis et diversis opinionibus imbuti fuerunt. Quod cum nonnisi a solidis et firmis argumentis et ipso sensuum testimonio impetrari possit, postquam ante aliquot annos sanguinis motum agnovissem, plurima humana cadavera, tum apud exteros, tum hic in Patria, et solus, et comitibus ac hujus utilissimi laboris sociis, Viris Clarissimis et Doctissimis D.D. Christophoro Hardero, Friderico Lucio Screta et Emmanuel Hurtero, Collegis meis plurimum colendis, aperui atque ita, aliquot annorum intervallo, plures historias, apoplexia, lethargo, mania, ulcere gulæ in asperam arteriam pervio, pleuritide, phtisi, palpitatione cordis, febribus hecticis, hydrope pectoris, empyemate, ventriculi distensione maxima, cum tunicarum incredibili tenuitate, ejus ulcere, dysenteria, ileo, intestinorum vulnere, hydrope ascite et anasarca, magno liene, renum ulcere, mesenterii apostemate, calculo vesicæ, ejus ruptura, hydrope uteri, difficili partu, suffocatione ab utero, herniæ intestinalis sectione, aliove morborum genere enectorum collegi. Hac vice quatuor, apoplexia mortuorum, historias publicæ lucis, speciminis loco, facio. Addidi exercitationem de loco in apoplexia affecto, incidenter causarum ejus proximarum facta mentione, in qua pro virili, ad leges circularis sanguinis motis, omnia accommodavi. Si rem tetigero, erit de quo mihi gratulari potero : sin aberravero, lubens aliorum candidam censuram perferam, atque si ulteriore talium sectione errorem agnovero, si licuerit, corrigam.

[Ceux qui se sont nourris des dogmes des Anciens savent bien que les veines lactées, la circulation du sang, les canaux chylifères, les vaisseaux lymphatiques et d’autres découvertes de ce siècle ne se sont pas faites sans exciter de grandes disputes dans l’étude des maladies, et y ont aussi ajouté de nouvelles connaissances. De fait, puisqu’il convient nécessairement de porter désormais un jugement différent sur l’utilité et les actions de nombreuses parties du corps, il y aura bien des notions à modifier, à corriger ou à expliquer autrement qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Cet assentiment est néanmoins difficile à obtenir de ceux qui ont été imprégnés depuis l’enfance d’opinions diverses et divergentes. {a} Il est néanmoins impossible de s’en convaincre sans preuves solides et concrètes et sans le témoignage propre que procurent les organes des sens. Depuis que j’ai eu connaissance, voilà quelques années, du mouvement du sang, j’ai donc ouvert quantité de cadavres humains, tant dans ma ville qu’en d’autres lieux, soit seul, soit en compagnie de confrères, laquelle est fort utile dans ce genre de travail. Ce furent mes très honorables collègues Christophorus Harderus, Fridericus Lucius Screta et Emmanuel Hurterus. {b} Et c’est ainsi qu’en l’espace de quelques années, j’ai colligé de nombreuses observations : sur l’apoplexie, le coma, la folie, l’ulcération de la gorge s’ouvrant dans la trachée-artère, la pleurésie, la phtisie, la palpitation du cœur, {c} les fièvres hectiques, l’hydropisie de poitrine, l’empyème, l’ulcération de l’estomac, sa dilatation extrême avec incroyable amincissement de ses parois, la dysenterie, l’iléus, les plaies des intestins, l’ascite et l’anasarque, l’hypertrophie de la rate, l’ulcération des reins, l’abcès du mésentère, le calcul de vessie, sa rupture, l’hydramnios, l’accouchement compliqué, la suffocation de matrice, l’opération pour hernie intestinale, {d} ou pour toute autre sorte de maladie mortelle. En retour et à titre d’exemple, je publie quatre observations de décès par apoplexie. J’y ai ajouté un essai sur le lieu affecté dans l’apoplexie où, en faisant incidemment mention de ses causes premières, j’ai accommodé à ma façon toutes choses aux lois du mouvement circulaire du sang. Si j’ai atteint mon but, je pourrai avoir de quoi me féliciter ; si j’ai extravagué, je supporterai volontiers la censure loyale des autres ; et si de nouvelles dissections me convainquent de mon erreur, j’en conviendrai et je la corrigerai si l’occasion m’en est donnée].


  1. Lumineux et émouvant raccourci des révolutions médicales accomplies au xviie s., dont l’influence historique ne saurait être sous-estimée, bien que la caricature Diafoirus ait malencontreusement contribué à laisser croire le contraire.

  2. Ces trois médecins suisses (Screta étant d’origine tchèque) ont laissé quelques traces dans les bibliographies, mais je n’ai pas trouvé leurs biographies.

  3. V. note [5] de l’observation viii.

  4. À l’exception de l’hydramnios, ou hydropisie utérine, qui est une accumulation de liquide dans les membranes fœtales, toutes ces affections sont définies dans les notes de notre édition et peuvent s’y retrouver à l’aide de l’index ou de la recherche plein texte.

En établissant le lien entre l’apoplexie et la circulation du sang, Wepfer est le créateur et le pionnier reconnu de la notion, aujourd’hui parfaitement établie, d’accident vasculaire cérébral : v. la Laudatio intitulée Johann Jacob Wepfer Award 2005 of the ESC [European Society of Cardiology] to Dr. Jean-Claude Baron par M.G. Hennerici et J. Bogousslavsky, Cerebrovasc. Dis. 2005 ; 20 : 152‑253.

Bien qu’il s’agisse d’une réconfortante et hardie décapitation des conceptions de Galien, et surtout de Jean ii Riolan, sur l’anatomie du cerveau et les mécanismes de l’apoplexie, Guy Patin a porté un profond intérêt au livre de Wepfer (v. note [2], lettre latine 270). C’est, à mes yeux, l’une des quatre plus importants œuvres médicales du xviie s., avec celles de William Harvey sur la circulation du sang, de Jean Pecquet sur les voies du chyle, de Théophile Bonet sur l’anatomie pathologique, et n’en déplaise à Patin, de Jan Baptist Van Helmont sur la médecine chimique et la négation des quatre humeurs corporelles.

4.

Henrik Fuiren, médecin danois (1614-1659), était le fils de Georg Fuiren (1581-1628), médecin de Copenhague, qui avait recensé les plantes de Norvège et dont Thomas Bartholin utilisa le travail dans sa :

Cista Medica Hafniensis, variis consiliis, curationibus, casibus rarioribus, vitis medicorum Hafniensium, aliisq. ad rem Medicam, Anatomicam, Botanicam et Chymicam spectantibus referta. Accedit ejusdem Domus Anatomica brevissime descripta.

[Corbeille médicale copenhagoise, emplie de consultations, de guérisons, de cas plus que rares, de vies des médecins de Copenhague et d’autres choses qui regardent la médecine, l’anatomie, la botanique et la chimie. Avec une très brève description de son musée anatomique]. {a}

Fuiren avait d’abord étudié la médecine à Leyde, puis visité Paris et Montpellier, séjourné ensuite six ans à Padoue avant de regagner le Nord en passant par Bâle où il avait pris le bonnet doctoral en 1645. Revenu à Copenhague après 13 ans d’absence, il forma un très beau cabinet d’histoire naturelle assorti d’une riche bibliothèque. Mort le 8 janvier 1659, il n’a fait imprimer que sa thèse : Prælectiones medicæ de ascite [Préliminaires médicaux sur l’ascite] (Bâle, 1645, in‑8o) (J. in Panckoucke). V. notes [4], lettre latine 24, et [1], lettre de Thomas Bartholin en avril 1660, pour des renseignements complémentaires sur le lien entre les familles Fuiren et Finck-Bartholin.

Thomas Bartholin avait publié l’Oratio in obitum Henrici Fuiren, medici [Oraison funèbre de Henrik Fuiren, médecin]. {b} Au milieu de plusieurs traités d’anatomie, il s’apprêtait à mettre au jour :

De nivis usu medico Observationes variæ. Accessit D. Erasmi Bartholini de Figura nivis dissertatio, cum operum authoris catalogo.

[Observations diverses sur l’emploi médical de la neige. Avec la dissertation de M. Érasme Bartholin sur la Structure de la neige et un catalogue des œuvres de l’auteur]. {c}


  1. Copenhague, Matthias Godicchenius et Petrus Hauboldus, 1662, in‑8o de 645 pages.

  2. Ibid. veuve de Petrus Morsinoius, 1659, in‑4o de 36 pages.

  3. Ibid. Petrus Haubold, 1661, in‑8o en deux parties de 232 et 42 pages.

5.

V. note [8], lettre 534, pour les « Discussions théologiques de Ghys Voet » (Utrecht, 1648-1659).

6.

Je n’ai pas non plus trouvé trace de ce livre au titre alléchant.

7.

Les deux filles de Frédéric iii, roi du Danemark, alors en âge de se former un parti, étaient : Anne-Sophie (née en 1647), mariée en 1666 à Jean Georges iii, électeur de Saxe ; et Frédérique-Amélie (née en 1649), mariée en 1667 à son cousin Christian-Albert d’Oldenbourg, duc de Holstein-Gottorp (G. Antonetti, Dictionnaire du Grand Siècle).

L’empereur Léopold ier venait de s’effacer devant Louis xiv pour la main de l’infante d’Espagne Marie-Thérèse ; il épousa en 1666 la demi-sœur de Marie-Thérèse, l’infante Marguerite-Thérèse d’Autriche. Charles ii d’Angleterre épousa en 1662 l’infante Catherine de Portugal. Le 31 mars 1661, le frère puîné du roi, Philippe duc d’Anjou, alors devenu Monsieur et duc d’Orléans, allait épouser la sœur de Charles ii, Henriette-Anne d’Angleterre (v. note [8], lettre 635).

8.

V. note [20], lettre 352, pour « les origines de la langue latine », Thesaurus linguæ Latinæ [Trésor de la langue latine] de Gerardus Johannes Vossius (Amsterdam, 1662).

9.

« et à chacun de ceux qui voient nos affaires d’un bon œil. Vale et ne cessez pas de m’aimer, comme vous faites. Vôtre de tout cœur, Guy Patin. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 11 juin 1660

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(Consulté le 29/04/2024)

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