L. 849.  >
À André Falconet,
le 4 décembre 1665

Monsieur, [a][1]

Ce 2d de décembre. Vous n’eûtes hier de moi qu’une page de nouvelles, encore n’étaient-elles pas trop bonnes car elles parlaient des taxes, de la guerre, et que le roi [2] irait au Palais. [3] Et de fait, il y a été ce matin où il a fait recevoir cinq ducs et pairs, savoir MM. de Bouillon, [1][4][5][6] Du Plessis-Praslin, [7] d’Aumont, [8] de La Ferté-Senneterre [9] et de Montausier. [10] Ce même jour, la Chambre de justice [11] a envoyé garnison dans 25 maisons de ceux qui avaient eu des taxes et le lendemain, M. Le Tillier, [12] ci-devant conseiller à Metz [13] puis maître des requêtes, par après intendant des finances, enfin receveur des consignations [14] de Messieurs du Parlement, a fait une grosse banqueroute. [2][15] Il y avait une taxe sur lui de 900 000 livres. On a ce matin scellé chez lui par ordre de Messieurs du Parlement. J’en ai regret pour lui car il m’aimait : il avait été un de mes juges lorsque je défendis notre Faculté l’an 1642, avant la mort du cardinal de Richelieu, [16] en plaidant moi-même et répondant à deux avocats contre l’infâme menteur et imposteur Théophraste, ou plutôt Cacophraste Renaudot, [17][18] ce vilain nez pourri de Gazetier[3] Quand le savant philosophe et bon médecin Thomas Erastus [19] parle contre le roi des charlatans, il ne l’appelle que Cacophrastus ; voyez ce qu’en dit Sennert [20] lib. de Consensu chymicorum cum Galenicos, il y a là de belles choses et bien curieuses de Paracelso, cap. 4[4][21] La banqueroute de M. Le Tillier est de huit millions.

M. Leclerc de Lesseville, [22] évêque de Coutances depuis peu d’années, est mort subitement. [23] Il avait régenté en philosophie dans l’Université de Paris, il était docteur de Sorbonne, [24] abbé de quelques bonnes abbayes, mais débauché. Il avait été conseiller de la Cour, de la cinquième des Enquêtes, qui est la Chambre de M. le président de Miron. [5][25] La Cour a donné un arrêt qui défend commerce avec ceux de Calais à cause la peste [26] qui y est, avec injonction aux autres villes d’arrêter tout ce qui en pourrait venir. Je vous baise les mains et à la bibliothèque vivante, M. Delorme. [27] M. Morisset [28] est en liberté, mais Raphaël Maurin [29] n’y est pas. Clarissimum Sponium nostrum saluto[6] je vous prie de lui dire que j’ai reçu sa lettre et qu’en attendant que je lui fasse réponse, je lui recommande le petit paquet pour M. Volckamer, [30] médecin de Nuremberg. [31] Il y a aujourd’hui 23 ans que mourut le cardinal de Richelieu [32] qui nous laissa un très méchant successeur. On peut dire de ces deux hommes Sardi vænales, alter altero nequior[7][33] M. de Bussy-Rabutin, [34] qui a fait l’Histoire amoureuse de la cour, pour laquelle il a été par commandement du roi mis dans la Bastille, [35] en sortira demain. Notre maître des Fougerais [36] est canonisé dans son livre en deux endroits, en vertu du serment [37] de ce qu’Hippocrate a dit Mulieri pregnanti pessum aborticum non dabo ; [8] à bon entendeur salut. [9][38] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 4e de décembre 1665.


a.

Bulderen, no ccclxxxv (tome iii, pages 120‑122) ; Reveillé-Parise, no dcxcii (tome iii, pages 567‑569).

1.

Godefroy-Maurice de La Tour d’Auvergne (1639-1721), duc de Bouillon, fils aîné de Frédéric-Maurice (v. note [8], lettre 66) et neveu de Turenne, avait épousé le 20 avril 1662 Marie-Anne Mancini (v. note [10], lettre 465).

2.

Consignation : « action par laquelle on dépose en main sûre une somme de deniers, des billets ou papiers en attendant la décision de quelque difficulté, ou que la condition soit échue, qui empêche de les délivrer. Les receveurs des consignations du Parlement, du Châtelet, etc. sont des dépositaires publics établis par autorité du roi et de la justice » (Furetière).

V. note [29], lettre 224, pour Jacques Le Tillier, que le Parlement condamna plus tard à mort (vlettre du 27 juin 1668 à André Falconet).

3.

V. note [64], lettre 101, pour le Nez pourri de Théophraste Renaudot. Guy Patin se plaisait ici à écorcher son prénom en Cacophraste : procédé qu’il a pareillement appliqué à Paracelse (Philipp Theophrast von Hohenheim), v. note [3], lettre latine 94 (avec l’explication sémantique de ce sarcastique jeu de mots).

4.

« sur Paracelse, au chapitre 4 » du « livre sur l’accord des chimistes avec les galénistes » : v. note [2], lettre 279.

5.

Eustache Leclerc de Lesseville, fils d’un marchand bourgeois de Paris, avait été reçu conseiller clerc au Parlement de Paris en 1645. Recteur de l’Université (v. note [3], lettre 595) à l’âge de 17 ans, il était docteur en théologie de la Faculté de Paris, de la maison et société de Sorbonne, comte et chanoine d’honneur du chapitre de Brioude, chanoine et théologal de l’église de Paris, curé de Saint-Gervais à Paris, abbé commendataire de Boras et de Saint-Crespin-lès-Soissons. Nommé évêque de Coutances le 28 septembre 1658, en succession de Claude Auvry, beneficiorum permutatione [par échange de bénéfices], il était mort le 3 décembre 1665 (Popoff, no 970, et Gallia Christiana).

6.

« Je salue notre très distingué M. Spon ».

7.

« Sardiens vénaux, l’un plus vaurien que l’autre » (Cicéron, v. note [28], lettre 301).

8.

« Je ne donnerai pas de pessaire abortif à la femme enceinte » (engagement du Serment d’Hippocrate).

Le nom d’Élie Béda des Fougerais apparaît en effet deux fois dans L’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin (v. note [9], lettre 822), à propos des amours de Mme de Châtillon (pages 197‑202, tome i de l’édition établie par Paul Boiteau [Paris, P. Jannet, 1856], et en termes un peu différents, pages 595‑596 de l’édition donnée par J. Prévot, Libertins du xviie s., tome ii) :

« Ces dégoûts ne retardèrent pas aussi le voyage que le duc de Nemours {a} devait faire en Flandre pour amener au parti du prince {b} un secours d’étrangers ; mais la véritable cause de son impatience était le désir de revoir Mme de Châtillon, {c} qu’il aimait toujours plus que sa vie. Il vint donc passer à Paris, où il la revit et la mit dans le malheureux état que l’on peut appeler l’écueil des veuves. Lorsqu’elle s’aperçut de son malheur, elle chercha du secours pour s’en délivrer. Des Fougerais, célèbre médecin, entreprit cette cure, et ce fut dans le temps qu’il la traitait de cette maladie que M. le Prince revint de Guyenne à Paris et amena avec lui La Rochefoucauld. […] Ce prince se trouvant quelque disposition à devenir amoureux de la duchesse, La Rochefoucauld l’échauffa encore davantage par le grand désir qu’il avait de se venger du duc de Nemours.
[…] Lorsque le prince devint amoureux de Mme de Châtillon, elle était entre les mains de des Fougerais, qui se servait de vomitifs pour la tirer d’affaire. Le prince, qui était sans cesse auprès de son lit, lui demandait quelle était sa maladie ; elle lui dit qu’elle croyait être empoisonnée. Cet amant, désespéré de voir sa maîtresse en danger de la vie, disait à l’apothicaire qui la servait qu’il le ferait pendre ; celui-ci, qui n’osait se justifier, allait dire à Bordeaux, {d} qui avait épousé Ricoux, que, si on le pressait trop, il dirait tout. Enfin les remèdes firent l’effet qu’on s’était promis. »


  1. Amédée.

  2. Condé (Tyridate).

  3. Angélie.

  4. Mlle de Châtillon.

9.

À bon entendeur salut, « se dit quand on reproche couvertement à un homme ses défauts » (Furetière).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 4 décembre 1665

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(Consulté le 27/04/2024)

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